Le rapport indépendant du cabinet GCPS, commandité en 2023 après l’éclatement de l’affaire de Salvert, et les révélations sur le rôle de Mgr Colomb, évêque de la Rochelle et Saintes depuis en retrait, et Mgr Reithinger – évêque auxiliaire de Strasbourg lui aussi en retrait de ses fonctions, dans l’étouffement de plusieurs affaires d’abus sexuel au sein des Missions étrangères de Paris (MEP) est paru ce 12 décembre. Il fait état de 63 cas d’abus dans 14 pays depuis 1950 – un chiffre que les auteurs du rapport considèrent eux mêmes comme partiel, et qui impliquent 46 des 1491 prêtres qui ont exercé sur la période – soit 3%.
Les auteurs du rapport écrivent dans la conclusion : “près de 4 000 documents ont été examinés, permettant une recherche archivistique approfondie sur 350 prêtres ayant fait l’objet d’un intérêt particulier au cours des 74 dernières années. Cent soixante-dix personnes ont été interviewées dans le cadre de cette vaste collecte d’informations menée dans 15 pays. Ainsi, l’audit et ses conclusions, détaillées dans ce rapport, fournissent aux MEP une solide étude de référence qui explicite les pratiques relatives à la gestion d’allégations de violences sexuelles, de 1950 à aujourd’hui“. Ils précisent aussi que “l’audit a mis en lumière certains des aspects les plus sombres de l’histoire des MEP, mais nous avons été encouragés à le faire, et il est apparu dès le départ que les MEP étaient déterminés à apprendre autant que possible sur ce qui s’était passé afin d’en parler ouvertement et de s’engager à faire évoluer la culture qui a permis l’émergence de ces événements terribles et les réponses inadéquates qui leur ont souvent été apportées. L’audit montre aussi que ces allégations ne se limitent pas toutes au passé lointain”
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Les MEP réagissent dans leur communiqué : “entre 1950 et 2024, 63 incidents de violences sexuelles ont été répertoriés dans 14 pays. Ils ont impliqué 46 prêtres sur les 1 491 ayant exercé sur cette période, ce qui représente environ 3%. Parmi ces 63 incidents de violences sexuelles, certains concernent des comportements non conformes aux principes de safeguarding et au droit pénal français tandis que d’autres concernent des comportements non conformes aux seuls principes de safeguarding [vigilance et prévention des violences et abus sexuels].
Ces 63 incidents se divisent en 8 incidents, datant de la période 1950-2000, qui ont été confirmés et 55 allégations, dans la période 1960-2024, non confirmées.
Pour tous ces incidents, les auditeurs ont recensé 17 enquêtes des MEP, 7 enquêtes de police et 20 enquêtes des diocèses.
Entre 2020 et 2024, cinq signalements ont été transmis par les MEP à un Procureur de la République. Les MEP sont aujourd’hui en contact direct ou indirect (via un diocèse) avec 9 personnes victimes. A toutes ces personnes il a été proposé une procédure de justice ou de réparation“.
Le relevé des cas d’abus est fait dans la deuxième partie du rapport, après un rappel du cadre légal canonique et civil.
55 “allégations” où des victimes ont porté plainte, mais l’enquête n’est pas finie… ou n’a jamais eu lieu
Le rapport fait état de “huit cas avérés” concernant “des faits qui peuvent être qualifiés de délits ou de crimes selon la loi française” et de 55 “allégations“, faits constitués :
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- D’une ou plusieurs plaintes de victimes.
- D’un ou plusieurs témoignages rapportant les mêmes faits.
- D’allégations corroborées par plusieurs sources mais qui n’ont pas donné lieu à une enquête.
Il y a 55 allégations dans cette catégorie. Soit aucune enquête n’a été menée, soit l’enquête est toujours en cours, soit il n’a pas été possible de recueillir suffisamment d’éléments pour conclure si les incidents ont eu lieu ou non. Dans certains cas, l’équipe d’audit a recommandé que le conseil recueille davantage d’informations ou qu’il diligente une enquête, étant donné la gravité des allégations et des témoignages recueillis.
Les auteurs du rapport poursuivent : “parmi les 55 allégations rapportées, 46 pourraient également être qualifiés de délits ou de crimes si les faits étaient confirmés. Ces incidents concernent des faits de violences sexuelles à l’encontre de mineurs de moins de 15 ans, de mineurs âgés de 15 à 18 ans, ou de personnes majeures, parfois en situation de vulnérabilité“.
Parmi celles-ci, “30 allégations, soit près de la moitié des signalements, concernent des violences sexuelles sur des personnes de moins de 18 ans. Les allégations de violences sexuelles sur adultes concernent 13 signalements“. Géographiquement, “le plus grand nombre d’incidents a été signalé en France (19), tandis qu’un nombre important de signalements sont été faits en Thaïlande (10) et au Cambodge (7)”. Les auteurs du rapport expliquent cette prévalence des cas en France par le fait que “la grande majorité des prêtres MEP sont français et retournent en France régulièrement. Certains ont même passé des périodes prolongées en France pour y travailler, incardinés dans un diocèse en France après leur retour de mission par exemple“. Il est par ailleurs possible que “le contexte français ait été plus favorable au signalement des incidents, ou à la détection de comportements problématiques“.
Les documents internes des MEP ne permettent pas toujours de retracer l’âge des victimes : “quasiment la moitié des victimes sont mineures avec 29 allégations qui précisent l’âge de la victime ou bien simplement le fait qu’elle était mineure. 15 allégations ne donnent pas de précisions sur l’âge de la victime. Dans les documents consultés, les termes comme « jeune », « garçon » ou « fille » sont utilisés fréquemment pour qualifier les victimes, mais sans précision de l’âge, une information pourtant nécessaire pour qualifier les faits”.
Parmi les faits signalés, certains sont particulièrement graves : “38 incidents suggèrent la présence d’une seule victime tandis que 25 incidents font état de plusieurs victimes sans que l’on puisse les dénombrer. Il y a par exemple le cas d’un prêtre dans les années 1950 qui a été accusé de pédocriminalité par 9 enfants dans son pays de mission. Il a reconnu des violences sexuelles sur 3 d’entre eux. Après une enquête interne il a été exclu des MEP […] en trois mois et demi […] mais il a été condamné en France plus tard pour des violences sexuelles sur mineurs“.
Dans les pays de mission, déposer plainte n’est pas toujours facile… et les remontées des cas problématiques à la direction des MEP n’a pas été uniforme : “il est probable que la différence de nombres de cas signalés entre les pays de mission est liée aux difficultés plus ou moins grandes pour les victimes de signaler des faits de violences sexuelles. Il y a aussi potentiellement des différences dans la manière de recevoir les plaintes localement et de documenter les incidents, d’un pays à l’autre ou d’un prêtre à l’autre. Les signalements sont souvent communiqués au conseil permanent par les responsables de groupe. Les responsables de groupes n’ont probablement pas eu une vision uniforme de ce qui devait être signalé au conseil, et cela a pu varier entre 1950 et 2000“.
Par ailleurs, 38 victimes sont des femmes, 23 des hommes et d’autres dont le genre n’est pas connu; deux sont des séminaristes, 30 des membres des MEP, 16 paroissiens, 10 élèves ou étudiants, trois des réfugiés hébergés par les MEP.
Deux pics de signalements, dans les années 1970 et 2010, qui interrogent
Le rapport se penche ensuite sur la répartition des faits connus dans le temps. Il relève que les faits connus dans les années 1950 – et plus généralement avant 1970, ont probablement été minimisés, sauf pour les faits les plus graves et les plus rapidement signalés : “dans les années 1950-1970, l’audit a recensé très peu d’allégations documentées, mais celles qui ont été enregistrées semblent particulièrement graves et ont été signalées peu de temps après les faits. Cette période a pourtant coïncidé avec un pic du nombre de prêtres MEP déployés dans les pays de mission, avec entre 1 000 et 1 200 prêtres actifs. La rareté des signalements durant cette période peut s’expliquer par la faible sensibilisation des prêtres mais aussi des communautés sur ces questions, et par les normes et pratiques de l’Église quasiment inexistantes l’époque. L’un des prêtres des MEP interrogés le résume ainsi : « C’était les années 50, il n’y avait pas de sensibilisation. C’était la culture du silence, même en famille ».
Alors que le nombre de prêtres des Missions étrangères de Paris baisse au début des années 1990, les signalements repartent à la hausse : “alors qu’ils étaient environ 1000 en 1950, leur effectif a baissé à environ 160-170 à la fin de 2020. Cela suggère que, proportionnellement, le ratio des violences sexuelles rapportées au nombre de prêtres a augmenté, traduisant ainsi une persistance du niveau de violences sexuelles malgré la réduction des effectifs“.
Et surtout, ils explosent dans la décennie suivante, la prise de conscience et la libération de la parole aidant : “les auditeurs ont observé une augmentation importante des signalements entre 2011 et 2020 (un quart du nombre total des allégations sur la période 1950-2024), là encore malgré la diminution continue du nombre de prêtres des MEP en activité. Ainsi, le ratio du nombre de signalements par rapport au nombre de prêtres en activité a continué d’augmenter au cours de cette décennie. Cela dit, 70% de ces incidents ont été signalés durant la même décennie, alors que 30% l’ont été plus tard, entre 2021 et 2024“.
Les MEP à Paris et la rue du Bac au coeur du scandale
Mais pour les auteurs du rapport, les années 2010 sont aussi celles des faits de la rue du Bac, corroborés par les entretiens menés par les auteurs du rapport : “les auditeurs ont reçu des témoignages concordants qui décrivent des pratiques préoccupantes au siège des MEP, rue du Bac, pendant cette même période. Entre 2011 et 2020, des lacunes significatives dans la gestion du safeguarding ont été rapportées. Quatre témoignages décrivent des événements et comportements spécifiques, tandis qu’un plus grand nombre de témoignages attestent de pratiques qui peuvent être qualifiées de laxistes et d’une maison très ouverte. Ces témoignages indiquent une gestion insuffisante des règles de sécurité et d’accueil, ainsi qu’un manque de directives claires et formelles concernant l’hébergement à Paris et les conditions dans lesquelles il pouvait avoir lieu.
Ces témoignages rapportent aussi que la gestion des incidents ou des conflits à cette époque se faisait de manière informelle. Des témoignages décrivent aussi des comportements ambigus de la part de certains prêtres résidant rue du Bac, interprétés comme une forme de pression pour des relations sexuelles. Trois personnes ont rapporté qu’il était compliqué de signaler des comportements problématiques, soit parce qu’il n’existait pas de mécanisme clair, soit parce que ces personnes considéraient que des membres du conseil pouvaient être proches des personnes dont elles souhaitaient dénoncer le comportement. Deux personnes qui ont parlé à l’équipe d’audit ont affirmé que des signalements ont été faits et des préoccupations exprimées auprès du conseil pendant cette période, bien que les auditeurs n’aient pas trouvé les documents en question“.
Les auteurs du rapport poursuivent la description d’une situation inquiétante pour les personnes hébergées dans ce foyer étudiant, ou qui ont pu être victimes : “les entretiens ont mis en lumière des comportements et des propos de la part de prêtres MEP, qualifiés d’ambigus ou même d’inappropriés, des attitudes reflétant un manque de distance appropriée, une atmosphère équivoque ou encore des sollicitations, ainsi que des dynamiques de contrôle et des jeux de pouvoir. Ces témoignages décrivent un environnement où les comportements inappropriés n’étaient pas sanctionnés par des mesures visant à renforcer les règles internes et le cadre qui, n’étaient peut-être pas présents, claires ou partagés avec toutes les parties prenantes“.
77 cas de prêtres des MEP avec une vie sexuelle active
Parmi les allégations, dans neuf autres cas, les faits ne constituent pas à proprement parler un délit ou un crime [quoique], “notamment de cas où des prêtres auraient payé pour des relations sexuelles“. Le rapport qualifie ces faits d'”inacceptables du point de vue du safeguarding” et constitutifs “d’exploitation sexuelle“, citant aussi bien les Nations Unies que le droit canonique : “le Canon 1395 §2 stipule que si un prêtre commet des actes sexuels qui provoquent un scandale grave ou sont considérés comme des atteintes graves à la chasteté cléricale, il peut être sanctionné, pouvant aller jusqu’à la reconduction à l’état laïc dans les cas les plus graves. Le recours à la prostitution est considéré comme un comportement qui va à l’encontre du célibat et de la dignité sacerdotale”
Par ailleurs, “les auditeurs ont recensé au moins 77 cas de prêtres qui ont eu une vie sexuelle active ou qui se sont mariés. La très grande majorité de ces cas sont avérés, les prêtres ont quitté le sacerdoce et se sont mariés. Bien que ces situations ne constituent pas des infractions au droit pénal, les auditeurs n’ont pas pu les écarter complètement de l’analyse présentée dans ce rapport car les informations collectées sont insuffisantes pour affirmer que les personnes avec qui ces prêtres ont eu des relations sexuelles ou se sont mariés, étaient majeures […] Ces situations sont réparties dans 15 pays d’Asie et de l’océan Indien, avec une concentration marquée dans certains pays tels que le Japon, Madagascar, le Vietnam, la Malaisie, la Thaïlande, l’Inde et la Chine. Il est notable que la majorité des incidents concernent des relations entre un prêtre et une femme, bien que des relations homosexuelles soient également identifiées, quoique plus rarement“.
Des faits (trop) peu signalés
Les auteurs du rapport constatent aussi le faible nombre de signalements, qu’ils considérent comme suspect : “le nombre total d’allégations de violences sexuelles recensées sur la totalité de la période (74 ans) est faible. Il ne s’agit ici que des faits qui ont été signalés et dont le signalement est documenté dans les archives des MEP à Paris ou de faits connus de personnes qui ont pu les rapporter pendant la période de l’audit. Il est probable que le nombre de cas réel de violences sexuelles perpétrées par des prêtres MEP sur la période est largement supérieur au nombre de cas recensés pendant l’audit. […] La période considérée, le nombre de pays de mission, le nombre de prêtres envoyés en mission depuis 1950, les facteurs de risque associés et les nombreux freins au signalement sont autant de raisons de considérer que le nombre de cas de violences sexuelles réel est probablement plus élevé. Il est impossible de faire une estimation du nombre réel de situations de violences sexuelles sur cette période mais à titre indicatif, en France, en 2022, 6% des victimes de violences sexuelles déclarent avoir porté plainte“.
Ils constatent l’existence de “barrières aux signalements“, et argumentent leur position : “l’absence d’un système de gestion des signalements durant les premières décennies qui concernent cet audit mais aussi la faiblesse des consignes relatives au signalement diocésain par le passé peuvent expliquer le petit nombre d’incidents documentés […] certains facteurs culturels, en particulier dans les pays asiatiques, peuvent contribuer à une faible propension des individus à signaler les incidents. Des attitudes culturelles telles que l’évitement des conflits, le respect de l’autorité et de la hiérarchie, ainsi que la priorité accordée à l’harmonie collective par rapport aux situations individuelles, sont susceptibles d’avoir contribué à un faible nombre de signalements. Ce phénomène peut également être renforcé par des éléments propres au cadre ecclésial en général, notamment le caractère confidentiel du sacrement de confession, des dynamiques complexes de culpabilité inversée, de péché et de victimisation“.
Par ailleurs d’autres cas signalés n’ont pas été traités : “plusieurs personnes ont témoigné d’incidents signalés dans le passé qui n’ont pas donné lieu à des procédures formelles. En conséquence, ces incidents ne sont pas toujours documentés. Certains signalements ont pu être gérés de manière informelle pour éviter le scandale mais aussi parce que la gravité des faits avait été sous-estimée par les personnes recevant le signalement”.
Cette minimisation des faits, voire leur passage sous silence transparaît jusqu’au langage utilisé dans les archives : ‘‘les auditeurs notent ainsi à travers la lecture des documents historiques la tendance fréquente à minimiser les incidents, notamment à travers l’usage des mots pour les décrire. En effet, l’usage d’euphémismes tels que « imprudences » ou « négligence » dans les comptes rendus du conseil pour qualifier des violences sexuelles est récurrent et contribue à l’invisibilisation de ces violences. Cette minimisation linguistique peut donner l’impression que les faits ne sont pas considérés comme graves ou fondés”.
Des enquêtes trop peu nombreuses, des faits étouffés
La mise en place d’enquêtes sur les allégations de violences sexuelles a été très défaillante : “sur les 63 allégations de violences sexuelles répertoriées, on constate que très peu d’enquêtes ont été réalisées, qu’elles soient à l’initiative des MEP, de la police ou des diocèses. Les MEP ont initié 17 enquêtes, 7 sont encore en cours. Seules 7 allégations font ou ont fait l’objet d’une enquête de police et les diocèses ont enquêté sur 20 allégations, soit le taux le plus élevé des trois catégories d’enquêtes.
Aucune allégation n’a fait l’objet de trois enquêtes (MEP, diocèse et police) mais une environ 10 allégations ont fait l’objet de deux types d’enquêtes, le plus souvent une enquête des MEP et une enquête du diocèse. D’après les archives consultées, lorsqu’un diocèse a effectué une enquête sur une allégation qui concerne un prêtre MEP, le rapport n’est pas communiqué aux MEP. Seule la conclusion est transmise“.
Par ailleurs les archives des MEP font état d’au moins deux faits qui ont été étouffés : “les archives révèlent également des cas de minimisation accompagnés de justifications pour ne pas enquêter. Par exemple, dans le dossier d’un prêtre accusé de comportements graves, un responsable avait écrit qu’il n’était pas souhaitable de faire la lumière alors qui’l précisait que les faits étaient clairs.
Un autre exemple de signalement en début des années 2000 a été fait par une victime adulte qui, par lettre, porte des accusations graves à l’encontre d’un prêtre. Dans le dossier en question, le seul suivi documenté est un post-it mentionnant « pures calomnies, c’est une malade », sans qu’il ne soit fait mention de la nécessité de vérifier les allégations ni d’apporter assistance et protection à la personne“.
Cinq signalements au moins ont reçu, selon les auteurs du rapport, des réponses insuffisantes : “Au moins cinq personnes qui ont essayé d’alerter sur des allégations de violences sexuelles depuis la fin des années 90 ont décrit des réponses problématiques de la part des MEP : manque d’écoute, remise en question du témoignage, non prise en compte du traumatisme potentiel auquel les témoins ont été exposés, mesures insuffisantes et/ou communication insuffisante qui a donné l’impression d’une inaction problématique vis-à-vis de la gravité des faits signalés“.
Dans un autre cas, la recommandation est de rencontrer le témoin à nouveau pour le pousser à modifier et minimiser son témoignage : “[le] prêtre XX m’a conseillé, avant d’aller rencontrer l’évêque, de rencontrer à nouveau la témoin, afin d’une part d’avoir une écoute plus objective et d’autre part, de lui signaler les conséquences de ses déclarations. Ainsi, elle pourrait, si besoin, nuancer ou modifier ses propos, afin qu’ils soient les plus objectifs possibles. X pensait cela important, car il craint que la dame exagère les faits“.
“Pas de vagues”
D’autres signalements, malgré des faits choquants, n’ont pas abouti : “Un prêtre témoigne concernant ce cas des années 80 avoir « été choqué de voir une fillette dormir dans un lit situé sous le lit du prêtre. Le centre était géré grâce à des fonds provenant de particuliers qui soutenaient le prêtre. Le centre était éparpillé dans plusieurs appartements dans un quartier connu pour la prostitution et les bars de nuit”. Ce constat aurait dû susciter des préoccupations quant à la sécurité des enfants.
Pourtant, aucune enquête formelle n’a été menée, et le prêtre a poursuivi ses activités. Quelques témoignages avèrent de la perception dimpunité et de silence autours de ces questions. Une personne laïque témoigne de la frustration dune personne ayant signalé au début des années 2000 : « X était dégoûté et a fait un signalement. Le message était de ne pas faire de vagues. Si ce n’est pas vrai, on ne veut pas mettre en cause les personnes »
Des prêtres mutés plutôt que sanctionnés : le “climat d’impunité” au sein des MEP
Hors du cas du prêtre qui a commis plusieurs abus sur mineurs dans les années 1950 et qui a été rapidement expulsé des MEP, les auteurs d’abus ont été que très peu sanctionnés, et souvent mutés – des pratiques que l’on retrouve aussi dans de nombreux diocèses et congrégations à la même période. Ainsi, “dans la plupart de cas, les personnes mises en cause par des allégations ont le plus souvent pu continuer à exercer leur ministère sans subir de sanctions, créant ainsi un climat d’impunité […] Ainsi au moins neuf prêtres sujets d’allégations, ont été transférés dans un autre pays de mission, ou un autre diocèse, ou en France. La plupart ont d’abord suivi une période de « cure » ou de « réflexion » sur le sens de leur sacerdoce. Ensuite, les prêtres ont pu poursuivre leur mission sans davantage de surveillance, au risque d’une récidive. Dans un cas d’allégations de violences sexuelles sur mineurs, l’explication donnée par le prêtre mis en cause “la fatigue physique et surtout à l’épuisement moral” est considérée comme crédible. La réponse proposée est donc un temps de réflexion et l’envoi dans un autre lieu géographique comme s’il s’agissait d’un problème médical ou psychologique“.
La page 66 donne quelques exemples de ces mutations :
- “un prêtre accusé d’avoir fait des avances inappropriées en mission à une fille âgée de 15 ans dans les années 2000, en lui “proposant de l’argent pour lui faire des choses qu’il ne faut pas faire“, a été nommé en France dans une paroisse, avec l’intention qu’”après s’être soigné, il pourrait recommencer un ministère dans un diocèse.”
- De même, dans les années 1990, un prêtre qui avait eu une relation avec une élève en couture chez une soeur a simplement été transféré. Selon un prêtre témoin, la jeune fille « devait avoir 18 ans » et avait eu un enfant avec ce prêtre. Toujours d’après ce témoin : « Il a été envoyé dans une autre mission où il a continué son sacerdoce ». Le père responsable du groupe a demandé à la jeune fille enceinte de retourner dans sa région et lui a promis de lui verser un viatique mensuel. Paris était informé de la situation.
- Un prêtre ayant commis des “imprudences graves” avec des jeunes garçons a été transféré dans une autre mission pour “avoir une chance de recommencer une nouvelle vie“. L’évêque et le supérieur général exprimaient leur conviction que “le père sera capable […] de tourner ses autres qualités appréciables à très bon compte et ainsi de réparer le passé malheureux”
Un seul prêtre semble avoir été exclu des MEP – celui qui a été mis en cause pour plusieurs abus sur mineurs dans les années 1950. “Le prêtre mis en cause était parfois plaint et protégé par ses supérieurs, plutôt que tenu responsable. A l’époque l’exclusion de son diocèse d’origine, une retraite en France étaient considérés comme des sanctions suffisantes“.
Un prêtre des MEP abuse d’une femme et la force à l’avorter : malgré le signalement d’un évêque il continue son sacerdoce en France
Un cas particulièrement scandaleux est révélé par les archives, où un évêque écrit aux MEP pour demander qu’un de leurs prêtres quitte son diocèse après un comportement scandaleux : “le prêtre a sexuellement abusé ou pris avantage dune femme, ou peut-être de ‘femmes’, et dans un cas, il la forcée à avorter. Le Canon 1395 du Code de Droit Canonique exige qu’il soit “puni” pour le scandale qu’il a causé. J’ai la preuve et le témoignage à cet effet. De plus, il m’a personnellement avoué (Canon 277). Par conséquent, je vous demande de rappeler votre prêtre en France. Je ne le veux pas dans mon diocèse“.
Néanmoins ce prêtre n’a pas été sanctionné : “la revue de la documentation sur ce prêtre montre qu’il a continué son sacerdoce en France et qu’il n’y a eu aucune enquête ou sanction à part son exclusion de la mission“. Plus tard, quand il veut revenir dans son ex-pays de mission, les MEP ne semblent se préoccuper que du scandale qui risque d’éclater : “un autre échange de courriels, concernant le même prêtre alors qu’il souhaitait retourner dans son ancien pays de mission, montre un niveau de préoccupation institutionnelle, orienté vers l’évitement du scandale plutôt que la vérification des faits et l’assistance à la victime : “Est-ce qu’elle t’en veut toujours ? Donne-t-elle des garanties comme quoi elle ne fera pas d’histoires ? Ou bien veux-tu revenir en l’ignorant ?”
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi et le TCPN impliqués dans les enquêtes sur les signalements récents
Pour les enquêtes liées aux signalements d’abus récents – on peut penser qu’il s’agit des mises en causes de NNSS Colomb et Reithinger, ainsi que de l’affaire de Salvert, les MEP semblent avoir cependant agi avec plus de sérieux : “ces enquêtes ont fait l’objet d’un décret du supérieur général conformément au droit canon et d’un signalement à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Elles sont confidentielles et sont relativement détaillées. Dans un des incidents, la Congrégation pour le Doctrine de la foi a demandé une enquête complémentaire qui a été réalisée. Les auditeurs ont aussi pu constater que dans certains cas le supérieur général a demandé au Tribunal Pénal Canonique National (TPCN) de conduire les enquêtes lui-même pour des raisons d’objectivité, et également de capacités“.
Néanmoins les auteurs du rapport pointent quelques insignes faiblesses : “notamment un manque de rigueur méthodologique. Les prêtres chargés de mener ces enquêtes n’ont pas reçu de formation spécifique sur les enquêtes de safeguarding [prévention et lutte contre les abus sexuels]. Par ailleurs, il est important de noter que les enquêteurs chargés de la gestion des incidents de violences sexuelles signalés en interne, proviennent souvent du diocèse ou de la société des MEP, ce qui nuit à leur impartialité. En outre, les auditeurs ont pu constater que le prêtre mis en cause est souvent confronté très tôt dans le processus, parfois même avant qu’une enquête complète ne soit menée. Cela peut mettre les victimes et les témoins en danger et ne permet pas de collecter suffisamment d’éléments avant de confronter la personne mise en cause“.
Les MEP promettent de mieux communiquer et former leurs membres, mais pas une commission d’enquête historique
Les MEP indiquent par communiqué que “le Supérieur général le reçoit avec gravité, tristesse et indignation pour le mal enduré par les victimes.
Il souhaite fortement qu’en sachant recevoir les critiques externes contenues dans ce rapport, lui et sa Société regardent en face ce qui a pu dysfonctionner et y apportent les remèdes nécessaires.
Il s’engage à ce que la réception de ce rapport ouvre la voie vers un avenir marqué par une communication élargie sur les actions préventives et les pratiques de safeguarding aux MEP. Les MEP souhaitent sensibiliser tous leurs membres ainsi que les communautés avec lesquelles ils interagissent afin de mieux protéger les personnes vulnérables et de fournir des moyens concrets d’agir aux victimes en cas de danger ou de menaces. Cet engagement inscrit résolument les MEP dans une démarche proactive pour assurer la sécurité et la dignité de toutes les personnes dans les pays où elles sont présentes. Elles ont conscience que ce respect envers les personnes est le premier témoignage que leur demande l’évangile“.
Néanmoins, bien qu’un comité externe publiera un rapport annuel sur le suivi des mesures proposées par le cabinet GCPS, la mise en place d’une commission historique qui enquêterait sur les abus n’est pour l’instant pas acquise, constate la Croix : “un comité de suivi composé de personnes externes publiera un rapport par an sur la mise en place des mesures préconisées par le cabinet. « L’audit nous tend un miroir dont on ne peut pas se détourner », assure le père Sénéchal.
« Une liste des chantiers prioritaires à mener est à l’étude. Nous allons embaucher à l’extérieur des compétences sur les abus, faire signer une charte d’engagement, instaurer des formations obligatoires pour les prêtres », poursuit celui qui rendra compte de ce chantier devant l’assemblée des MEP à la fin de son mandat en 2028. Faut-il aller plus loin et lancer une commission historique pour examiner notamment les responsabilités personnelles et collectives ? « La question reste ouverte, déclare Vincent Sénéchal. Je ne peux pas y répondre aujourd’hui, on doit d’abord digérer cet audit. »