Après les révélations d’abus concernant l’abbé Pierre – ainsi que sur le silence des institutions ecclésiastiques, au courant dès les années 1950 au point de déconseiller aux autorités publiques de le décorer, mais qui n’ont rien fait – son nom apparaît comme bien sulfureux tant pour la fondation Emmaüs qui a déclaré vouloir changer de nom que pour les quelques 600 écoles, établissements scolaires, voies etc. qui portent son nom. Au Québec, les deux voies de l’abbé Pierre sont en sursis. Mais on ne sait pas encore ce que décideront les écoles du Burkina Faso et d’autres pays qui portent son nom.
Le choix de la cancel culture, comme mécanisme de négation du réel et de protection des illusions, transparaît jusque dans les titres d’une presse naguère chrétienne qui aimerait faire disparaître jusqu’au titre ecclésiastique de l’abbé Pierre…
Comme le rappelle la Croix, “en France, près de 600 lieux ont été nommés en référence au célèbre prêtre, l’abbé Pierre, ou de son vrai nom Henri Grouès. Il existe ainsi 300 rues et 150 routes portant son nom. Sans oublier des dizaines d’arrêts de bus, une vingtaine de places ou de parcs. […] Les villes ne sont pas les seules concernées par les débats à venir sur la nécessité ou non d’effacer le nom de l’abbé Pierre après les dernières révélations. Ainsi, à travers le pays, plusieurs établissements scolaires portent son nom à Tinténiac (Ille-et-Vilaine), Hédé-Bazouges (Ille-et-Vilaine), Nueil-les-Aubiers (Deux-Sèvres), Tours (Indre-et-Loire) et Esteville (Seine-Maritime)“. Les deux premiers veulent d’ailleurs changer de nom…
Et parfois, c’est bien plus qu’un nom : “pour certains établissements scolaires, ce nom est le fruit d’une histoire et le résultat d’une longue concertation autour de leur projet éducatif. Ouvert en 1965, le collège privé Abbé-Pierre à Nueil-les-Aubiers s’est appelé « collège privé mixte des Aubiers » pendant trente ans avant d’être rebaptisé. Porter le nom de cette grande « figure de la charité et de la lutte contre le mal-logement », c’est rappeler « le projet d’établissement : accueil, respect des autres, ouverture, solidarité et partage », précise le site de l’école. Le nom de l’abbé Pierre figure aussi en bonne place au Centre national de formation des Scouts et guides de France situé à Jambville, dans les Yvelines, où se tiennent de nombreux événements chaque année. L’abbé avait en effet fait partie du mouvement durant sa jeunesse et avait conservé des liens avec les Scouts de France jusqu’à sa mort. Son nom a donc été donné au « pavillon Abbé-Pierre », construit en 2008. Un lieu de réunion située… chemin de l’Abbé Pierre”.
Hédé-Bazouges, Saint-Malo : les photos de l’abbé Pierre en voie de disparition des boutiques, mais pas (encore?) des locaux
Néanmoins Ouest-France toujours publie ce 12 septembre un reportage sur la réaction de certains des 66 compagnons d’Emmaüs logés dans le château de Beauvoir à Hédé-Bazouges : “au sein de la communauté, les émotions sont diverses. De la stupeur, du déni, de la défiance, mais surtout beaucoup de tristesse […] L’abbé Pierre, c’est notre Dieu, lance l’un d’entre eux à l’entrée du château de Beauvoir. Ce dernier, compagnon depuis 25 ans ne supporte pas d’entendre des ”mots mauvais” sur le religieux [qu’il] a rencontré lors d’une de ses visites à la communauté de Beauvoir. ”Pour les anciens c’est compliqué”, concède-t-il […] Plus loin, Nejib refuse de comprendre. ”Il a fait du bien à l’humanité”, insiste l’homme.
[…] A Hédé-Bazouges, aucune décision n’a encore été votée [sur le retrait des visuels de l’abbé Pierre dans les locaux] ‘‘Nous devons nous laisser du temps”, confie Jean denoual, le président de l’association. Les fresques à l’effigie de l’abbé Pierre, peintes sur les hangars, sont encore intactes. L’une d’elles date des 50 ans de la communauté de Beauvoir fêtés il y a tout juste un an […] Au centre de Saint-Malo, la question de retirer les nombreux portraits de l’abbé Pierre s’est posée dès la mi-juillet. Après un vote, les photos ont été ôtées de la boutique. Seul subsiste un portrait dans la salle de pause des compagnons et la fresque à l’extérieur, ”mais elle ne devrait pas rester”, s’avance une des bénévoles”.
Du reste, une stratégie médiatique semble déjà avoir été définie comme le laisse entendre Ouest-France à la fin de son reportage, et elle s’appuie sur une évolution d’Emmaüs hors de son enracinement religieux originel – du reste le mouvement s’est décliné en de nombreuses structures, qui ont parfois vécu des conflits sociaux, en lien notamment avec la régularisation ou non de compagnons sans-papiers ou de leurs conditions de vie et de travail, qui ont montré ces dernières années qu’il y avait de fortes difficultés et dissensions internes : “il y a Emmaüs d’un côté et l’abbé Pierre de l’autre”, estime la directrice Nicole Rouilliaux. ”Nous devons l’enlever de son piédestal sans oublier ce qu’il a fait”. Et elle assure : au quotidien, rien n’a changé. Les dons continuent, et les clients sont là“.
Tant que l’argent rentre… Un certain nombre de communautés Emmaüs a d’ailleurs déjà effacé son portrait de la devanture, notamment Quimper – où il a aussi une statue, Saint-Priest-Taurion (87), dans l’Ain, à Angers…
Des fresques effacées, d’autres maintenues, des voiries en sursis : débat sur la damnatio memoriae
En attendant les suites de l’affaire, diverses collectivités envisagent l’avenir des oeuvres rapellant l’abbé Pierre dans l’espace public, les ont déjà retirées ou au contraire les maintiennent – la damnatio memoriae dont fait l’objet l’abbé Pierre, retour fracassant du droit romain dans notre réalité post-moderne – voire des égyptiens qui effaçaient les cartouches des souverains tombés en disgrâce, partout, fait pour le moins débat :
- A Montpellier la fresque du Corum réalisée en 2021, rappelant les paroles de l’Abbé Pierre “gouverner, c’est d’abord loger son peuple” a été retirée d’autant plus vite qu’elle peut sembler subversive, alors que le mal-logement touche de nombreux français de nouveaux et l’immobilier est en pleine crise…
- A Saint-Quentin en revanche la fresque de l’abbé Pierre a été maintenue
- A Nantes la place de l’Abbé Pierre, sur une des nouvelles voies de l’île de Nantes, sera renommée
- Arras (62) fera voter le 7 octobre par le conseil municipal le changement de nom de la rue de l’abbé Pierre, tandis que Grande-Synthe (59) a déjà annoncé rebaptiser sa place
- A Lyon la très woke et écologiste maire du 1er arrondissement Yasmine Bouagga demande son effacement de la Fresque des Lyonnais
- En Suisse l’association de la Vigne à Farinet a délibérément brisé la plaque commémorant la participation de l’abbé Pierre en deux, sans la retirer – pour se désolidariser sans l’effacer de l’histoire des lieux.
- A Irigny près de Lyon où le jeune Henri Grouès avait passé une partie de sa jeunesse, la mairie renonce à un projet de “vitrine mémorielle” pour lui rendre hommage
- A Lescar la statue de l’abbé Pierre sur le rond-point devant la communauté Emmaüs va être retirée
- A Nancy une plaque commémorative posée début 2024 là où l’abbé Pierre tenait sa permanence de député du MRP de 1945 à 1951 a été retirée
- A Esteville (76) outre la fermeture du lieu de mémoire de l’abbé Pierre, la commune va débaptiser l’école qui porte son nom et qui a été construite en dur grâce à lui
- A Alfortville (94) le square de l’abbé Pierre va devenir square Joséphine Baker – beaucoup plus politiquement correct de nos jours, et sa statue qui, d’après la presse opportuniste, ferait “peur” aux enfants, retirée
- Idem en Avignon (84) – encore une mairie de gauche – où le square de l’abbé Pierre prendra le nom d’une femme. La mairesse pourrait demander au député fiché S, afin que les avignonnais bénéficient d’un square Rosa Luxembourg, Fanny Kaplan – elle a tenté d’assassiner Lénine – ou Louise Michel.
- A Talant (21) le maire envisage de débaptiser la place de l’abbé Pierre, comme à Saint-Rémy en Saône-et-Loire, tandis qu’à Ruffey-les-Echiré la question sera à l’ordre du jour du prochain conseil municipal
- Idem à Thézan-les-Béziers (34) où le conseil municipal abordera le sujet
- A Pinsaguel (31) qui compte une place, un buste, une silhouette et un panneau explicatif (!), la mairie envisage de tout enlever, les riverains moins
- A Norges-la-Ville (21) une statue récente de l’abbé Pierre sera retirée par la ville
- en revanche à Givet (09) la mairie craint les complications administratives pour la collectivité et les riverains, si le nom de la rue de l’abbé Pierre change
- A Notre-Dame de Bondeville, Oissel et Eu (76) ce sont ces mêmes complications administratives qui rendent les riverains frileux et les mairies prudentes; à Bernay (27) le changement de voie – elle ne compte que trois numéros – est envisagé.
- A Ostwald (67) ce sont les riverains qui sont vent debout contre le changement de nom de la rue – du coup la mairie temporise
- A Cysoing (59) la mairie organise une réunion publique pour renommer ou non la salle polyvalente qui porte son nom
- A Bordeaux (33) une classe d’un collège privée intitulée abbé Pierre change aussi de nom
- A Perpignan, plus croquignolet, le site Abbé Pierre du tribunal, situé sur la rue du même nom, va en changer, car il est “difficile de juger des affaires de viols dans un lieu qui porte le nom d’un prêtre lui-même accusé”. En effet…
Au Québec et Terrebonne, les rues de l’Abbé Pierre en sursis ?
Tandis que le Devoir s’interroge sur l’existence ou non de victimes de l’Abbé Pierre au Québec, les collectivités locales envisagent déjà de le rayer de la carte :
“Au Québec, l’abbé Pierre est encore membre de l’Ordre national. Le ministère du Conseil exécutif a indiqué au Devoir que le Secrétariat de l’Ordre national du Québec « suit la situation avec attention ». Un membre de l’Ordre peut être radié par le gouvernement sur recommandation du premier ministre. « Les procédures pour révoquer un titre débutent avec un jugement de culpabilité ou une preuve indéniable qui démontre un comportement inacceptable et incompatible avec les valeurs et principes de l’Ordre », précise le ministère.
Les villes de Québec et de Terrebonne ont toutes deux sur leur territoire une rue portant le nom de l’abbé Pierre. La Ville de Québec a déclaré au Devoir être « en réflexion » sur les toponymes critiqués, dont celui de l’abbé Pierre. À Terrebonne, le comité consultatif de toponymie de la Ville débattra de la question lors d’une rencontre en octobre, a-t-on indiqué au Devoir”.
Un débat particulièrement lancinant à Lyon
La Tribune de Lyon pose, dans un édito, la question de l’effacement ou non de l’abbé Pierre de l’espace public de Lyon, et son traitement par l’opinion après les révélations. Un questionnement qui peut s’appliquer dans bien d’autres cas et qui mérite d’être repris tel quel :
“Faut-il déboulonner l’abbé Pierre, tout effacer de son nom et de sa trace dans la ville qui l’a vu naître, en défaire à jamais l’image et, sur la Fresque des Lyonnais, éteindre son regard un peu voilé, comme affligé par les misères du monde où celles qu’il a infligées ? Les accusations de violences sexuelles formulées par une vingtaine de femmes à l’encontre du prêtre, prêtant à l’illustre défenseur des pauvres un tout autre regard cette fois, celui d’un prédateur sexuel abusant de leurs faiblesses, rendaient ce débat inévitable à Lyon. Nécessaire même.
D’autant qu’il fut engagé par ses héritiers eux-mêmes, la Fondation Abbé Pierre ayant décidé de changer de nom et Emmaüs France de proposer à ses antennes de retirer son nom des logos.
La question, lancinante et abyssale, devant trancher ce que l’on retient d’un homme et de ses pires penchants, visant à séparer ses nobles combats de ses actes inadmissibles, à déterminer la mémoire qu’on en conserve dans l’espace public, sera posée.
La maire du 1er arrondissement, Yasmine Bouagga, l’a soulevée cette semaine, en appelant à un débat sur le maintien de l’image du prêtre sur la Fresque des Lyonnais. Il sera tranché par une commission spéciale. C’était sans doute la meilleure façon de faire, pour éviter d’agir dans l’émotion et sans tout considérer des avis et des enjeux, et la moindre des attentions due aux victimes.
Peut-on être un héros et un salaud ? C’est ainsi qu’il faut désormais lire la biographie de l’abbé Pierre, à l’aune de ses parts d’ombre et de violences, sans oublier qu’il fut aussi grand résistant et sauveur de Juifs, inlassable défenseur des précaires. L’intensité et le vertige de ces réflexions tiennent d’ailleurs à nos propres aveuglements et au statut d’idole que l’on fit complaisamment à l’abbé. L’intouchable est devenu l’abominable. Il fut en réalité les deux à la fois, dualité dérangeante et vérité fragmentée que l’histoire doit établir et documenter. Sans rien effacer du meilleur, sans rien cacher du pire.
Quant à la mémoire, celle que l’on conserve sans explication sur une plaque de rue, elle doit pouvoir s’estomper si elle ne sait dire la complexité nouvelle, raconter à la fois la noirceur et la lumière, s’étoffer des explications nécessaires. Car il faut tout dire d’Henri Grouès désormais, sa bonté et ses lâchetés, sa défense des « sans voix » autant qu’il a profité de leur vulnérabilité.
Derrière ce débat symbolique et moral, et si délicat puisque l’intéressé n’est plus là pour se défendre, il en est un autre plus essentiel encore. Comment certaines icônes, érigées ainsi par nous-mêmes, peuvent-elles ne rencontrer aucun obstacle, aucun contre-pouvoir à leur toute-puissance et en abuser en toute impunité ?”
C’est ce qu’on appelle du harcèlement médiatique.
ASSEZ !
Le “débat symbolique et moral” n’aura un sens que quand les évêques puniront ceux qui ont abusé de personnes (y compris des séminaristes et des prêtres) et sont toujours EN VIE ET IMPUNIS, jamais sanctionnés, malgré les dénonciations précises (sans aucune suite de la part de l’Ordinaire du lieu ou de la Commission diocésaine). Les évêques laissent en responsabilité les abuseurs : on ne peut leur faire confiance; l’affaire “Abbé Pierre” “apparaît ainsi pour ce qu’elle est: outre l’hypocrisie épiscopale et al double parole de leur institution, de la fumée.. pour faire croire que…
Il me semble que RC peste régulièrement contre les fresques du P. Rupnik…
On peut donc avoir un débat pour arrêter une position ferme : faut-il honorer des personnes imparfaites en insistant sur ce qu’elles ont fait de bien, en passant sous silence ce qu’elles ont fait de mal ? ou est-il préférable de ne pas honorer du tout ces personnes ?
A voir, pourvu que la position arrêtée soit appliquée à tous…
Désolé mais je n’aimerais pas habiter dans une “rue de l’Abbé Pierre”, et je n’enverrais pas mes filles dans une école qui porte son nom.
Mais ce débat, cher Arôme, il existe déjà, sauf qu’il se manifeste dans une revue comme « Causeur » où indépendamment de la tendance de cette revue en ligne, on sait le pratiquer depuis longtemps en évitant de faire des invectives ciblées sur telle ou telle personne sous prétexte qu’elle n’est pas de vos idées.
En tout cas pour l’abbé Pierre, il est vain de s’acharner sur ce que fut son comportement à partir du moment où il n’est plus dans ce monde pour se défendre et ne peut pas bénéficier des principes excellents qui guident le droit pénal : le contradictoire et les droits de la défense (je ne suis pas le seul ici à le dire). Il serait préférable en revanche de cibler tout de suite la critique sur l’institution dont dépendait l’abbé Pierre, à savoir l’Eglise catholique à travers sa hiérarchie et à la tête de celle-ci, les évêques qui auraient/ont « laissé faire ». Vous savez comme moi que la complicité et l’abstention face à des faits répréhensibles sont punis de la même peine que celle infligée à l’auteur de ceux-ci.
Donc, les attaques sur l’abbé Pierre sont vaines si on ne considère pas d’abord le rôle joué par les évêques dans la commission des faits reprochés. Et puis il y a la prescription.
Ce que j’indique ici, on peut le transposer à l’affaire actuelle Rupnik (mais vous avez aussi l’affaire de Mgr Ricca, etc.), sauf que les personnes ciblées sont en vie.
@COURIVAUD : Et les victimes, où se trouvent-elles dans votre laïus ?