Si le devenir des oeuvres des clercs auteurs d’abus pose question – par exemple au vu des tensions quant au retrait ou non des vitraux du père Ribes à Givors près de Lyon, ce n’est guère mieux pour les livres. Auteurs, libraires et éditeurs sont partagés quant au devenir des oeuvres des clercs condamnés pour abus. Ou les complications de la cancel culture expliquées par la Vie…
La Procure retire les frères Philippe : “un livre sans lecteurs, ce n’est rien”
« Nous avons été touchés de plein fouet, avec une sensibilité particulière, puisque nous proposions dans nos rayons les ouvrages des frères Philippe, surtout de Marie-Dominique, les écrits de Thomas n’étant pas si nombreux, et de Jean Vanier », raconte Mathilde Mahieux, responsable du secteur religieux de la librairie [la Procure à Paris] depuis 2010. Très vite, la décision a été prise de retirer des rayons les ouvrages de personnalités mises en cause pour des abus, « à partir du moment où la condamnation est canonique » ou « suffisamment étayée ».
À la Procure de Bordeaux, aux dimensions bien plus modestes, Clotilde Gaborit a suivi la même politique. Au moment de la révélation des faits reprochés à Jean Vanier, la libraire venait de lire ses deux derniers ouvrages, parus en 2019. « Je me suis vraiment sentie trompée. Je me suis dit que, dans la mesure où il se servait de sa parole et de son charisme pour masquer ses actes, retirer ses livres de la vente était une manière de faire cesser cette parole de porter ses méfaits. Un livre sans ses lecteurs, ce n’est rien. »
Cependant, “les clients sont en effet toujours libres de les commander ; s’ils ne viennent pas les chercher, les exemplaires sont remis en rayon. « À partir du moment où quelqu’un commande en son âme et conscience, nous ne sommes pas là pour juger, explique Mathilde Mahieux“.
Shadow ban contre liberté d’expression
Du côté des éditeurs, les positions divergent. Certains mettent en avant la liberté d’expression – et derrière, la possibilité de vendre les ouvrages d’auteurs controversés. D’autres expliquent qu’ils “font mourir” les livres d’auteurs condamnés, en refusant de les mettre en rayon et en les retirant du catalogue – une sorte d’abandon de leur visibilité qui n’est pas sans rappeler le shadow ban de Twitter (avant Elon Musk) où les tweets des utilisateurs jugés incorrects par une armée de modérateurs – depuis en grande majorité licenciée sans que le monde ne s’effondre – n’étaient plus partagées sur le réseau social, l’utilisateur se retrouvant à tweeter seul dans son coin.
“« Aujourd’hui, c’est plus intuitif qu’autre chose : on fait “mourir” les livres d’auteurs problématiques, décrit Antoine Bellier, éditeur chez Salvator. Il n’y a pas de décision collective de détruire les stocks. » Sur le site internet de Salvator, tout juste racheté par le groupe Première Partie, les noms de Jean Vanier et de Michel Santier figurent toujours dans la liste des auteurs publiés, mais leurs livres, qui se sont vendus à quelques milliers d’exemplaires, ne sont plus affichés.
« C’est une question qui ne va pas de soi dans l’édition en raison de la liberté d’expression. Le réflexe de censure peut paraître un peu choquant », note Marc Leboucher, lui aussi éditeur chez Salvator. Si les livres n’ont pas été purement et simplement retirés de la vente, ils ne sont plus mis en avant. Plus récemment, la publication du nouvel ouvrage d’un prêtre « qui fait des succès d’édition », a été annulée en 2022 après que le prêtre en question a informé l’éditeur de l’enquête canonique le visant“.
Situation inverse “à la librairie Pierre Téqui, à la fois éditeur, imprimeur et libraire, rue de Mézières, à quelques mètres de la Procure, Tristan de Carné assume de n’avoir rien changé à ses « pratiques éditoriales » : « Nous vérifions que c’est conforme à la doctrine, nous sommes des éditeurs catholiques. » Ainsi, deux ouvrages coécrits par Tony Anatrella et deux autres rédigés par Marie-Dominique Philippe, publiés aux éditions Saint-Paul, détenues par l’éditeur, sont toujours en vente“. On peut difficilement leur jeter la pierre – lesdits ouvrages sont toujours dans les bibliothèques de bien des séminaires et d’évêchés.
Les communautés prennent leurs responsabilités… ou pas
“Fin 2019, la seconde session du chapitre général des Frères de Saint-Jean a décidé que les livres de Marie-Dominique Philippe ne seraient plus mis en vente dans les couvents, « en attendant qu’un discernement soit fait ». Décision prolongée à l’issue de la deuxième session du chapitre général d’octobre 2022.
À l’Arche, une « note interne sur l’utilisation des écrits et de la parole de Jean Vanier », adressée en janvier 2021 aux présidents des communautés, suggère d’ajouter « à l’intérieur de chaque ouvrage de Jean Vanier et dans chaque ouvrage bibliographique le concernant » une courte note expliquant les abus et violences sexuelles commis par le fondateur de l’Arche“, indique La Vie. D’autres communautés se contentent de ne plus rééditer les livres de leurs membres condamnés pour abus.
Des éditeurs qui veulent repenser leur rôle
“La crise des abus amène certains éditeurs et libraires à repenser leur rôle. Chez Salvator, Antoine Bellier souligne l’« illusion de toute-puissance » que peut générer chez les auteurs la publication de livres. « On a une responsabilité dans la starification des auteurs auprès des médias, on peut les entraîner vers une forme de narcissisme. » Son collègue Marc Leboucher ajoute que l’ampleur des révélations a incité les éditeurs à « donner la parole à des gens victimes d’abus, à favoriser le travail de lucidité et d’enquête”.
Il n’en reste pas moins que le débat est ouvert, et témoigne du fait que l’Eglise elle même ne sait pas (ou plus) quoi faire des clercs et laïcs en mission d’Eglise auteurs d’abus, ni de leur héritage spirituel ou artistique.
Une question : le livre est-il conforme à la doctrine de la foi catholique ou non. Après tout, il ne s’agit pas de biographies de saints mais de transmission ou d’approfondissement de la foi.