Dans sa dernière lettre aux Amis du Monastère Sainte Madeleine (5 mars 2025, n°193), Dom Louis-Marie, abbé de Sainte Madeleine, évoque Fiducia supplicans :
Il y a quelque temps, un évêque français expliquait au sujet de Fiducia supplicans que la loi morale pouvait changer. Il croyait bien sûr expliquer ainsi la possibilité de donner des bénédictions simples aux couples irréguliers et aux « couples » de personnes de même sexe. Il donnait comme exemple le changement de loi au sujet de l’usure. Et il généralisait cet exemple, semblant l’élargir même à la loi morale du 6e commandement. Essayons d’y voir plus clair, grâce à deux exemples d’apparent changement d’une loi morale.
L’objet moral n’est plus le même. En conformité avec les textes bibliques et les textes du magistère jusqu’au xiie siècle, le prêt à intérêt était absolument interdit. Léon le Grand, au ve siècle, dénonçait ceux qui, captivés par l’envie d’un gain honteux, se livraient à des trafics usuraires et s’enrichissaient par le prêt à intérêt. Au XIVe siècle le concile de Vienne (1311) est allé jusqu’à condamner comme hérétique toute personne qui affirmait avec entêtement que ce n’est pas un péché de pratiquer l’usure. Aujourd’hui, le prêt à intérêt n’est plus compris comme étant de soi de l’usure, et n’est donc plus interdit en soi. Presque tout le monde peut y trouver un moyen de faire des projets. Mais c’est parce qu’à partir du xiie siècle s’est produit progressivement un changement dans le monde économique par la généralisation du capital placé dans une entreprise. On s’aperçut petit à petit que le prêt comportait pour le prêteur une cessation de bénéfices (lucrum cessans), puisque l’argent qu’il prêtait ne pouvait plus être placé dans une entreprise, et que cela méritait une compensation. Mais un tel type de changement dans les activités et relations économiques et juridiques ne peut pas s’appliquer au 6e commandement de Dieu.
La loi divine a été approfondie. Un autre exemple, plus récent. Jusqu’au Pape François, la peine de mort était une pratique qui, sous certaines conditions, pouvait être acceptée moralement selon le principe de légitime défense de la société. Le Pape François a inscrit dans le Catéchisme de l’Église Catholique que ce n’est plus défendable, et que la peine de mort est contraire à la dignité fondamentale de la personne humaine et à l’Évangile. Nous pouvons être ébranlés par cette nouveauté, qui semble donner tort à une tradition théologique antérieure. Mais à y regarder de plus près, nous voyons que l’enseignement de l’Église a évolué progressivement vers cette solution. Le catéchisme explique aussi les circonstances qui ont amené le magistère à donner une nouvelle norme : une conscience approfondie de la dignité ontologique de toute personne, même criminelle, « une nouvelle compréhension du sens de sanctions pénales de la part de l’État » et « une mise au point des systèmes de détention plus efficaces pour garantir la sécurité à laquelle les citoyens ont droit, et qui n’enlèvent pas définitivement au coupable la possibilité de se repentir ». C’est grâce à cette évolution de la compréhension pénale et à celle des moyens acquis par la société pour défendre les citoyens que l’Église a pu approfondir sa compréhension des implications du cinquième commandement : « Tu ne tueras point. » Mais cela ne peut pas s’appliquer au sixième commandement et encore moins à la nature du mariage. Là encore, ce n’est pas la loi morale, le principe de droit, qui a changé (« il est permis d’exercer la légitime défense contre un injuste agresseur »), mais cette fois, c’est qu’on a mieux compris la loi morale et son application de fait : la peine capitale n’est pas un cas qui relève de la légitime défense, car il s’agit d’un prisonnier, incarcéré, désarmé ; une autre loi morale en revanche continue à s’appliquer à lui, le respect de la dignité ontologique, naturelle et surnaturelle, d’un prisonnier, même ennemi de la société qu’on doit défendre.
Pie XII, dans son discours aux participants au XIIIe congrès international de psychologie appliquée du jeudi 10 avril 1958, enseigne que « certaines actions sont contraires à la morale, parce qu’elles violent seulement les normes d’une loi positive, d’autres portent en elles-mêmes leur caractère d’immoralité. Parmi celles-ci, — les seules dont Nous Nous occuperons, — d’aucunes ne seront jamais morales, d’autres deviendront immorales en fonction de circonstances déterminées », parmi lesquelles il nomme l’acquisition d’un droit.
Ce n’est donc pas que la loi morale peut changer en elle-même, mais que les circonstances historiques font que l’objet moral à considérer n’est plus le même et concerne une autre loi morale, ou encore que la loi morale elle-même est mieux comprise. Mais certains objets moraux, liés à la nature humaine elle-même, et définis clairement par la Révélation elle-même, concernent de manière immuable toujours le même principe moral, s’appliquant uniformément. C’est le cas de la loi sur le mariage, « une union exclusive, stable et indissoluble entre un homme et une femme, naturellement ouverte à la génération d’enfants ». Cette loi est définie comme pérenne, c’est-à-dire perpétuelle, car elle a été déclarée telle par Dieu lui-même. Et aucune évolution de la société ne pourra changer cet enseignement de l’Église sur le mariage. La loi sur le mariage ne pourra pas changer car elle est liée directement à la nature de l’homme et de la femme ; et si beaucoup de choses évoluent, la nature humaine, elle, ne change pas. Et Dieu non plus…
Les lois de Dieu sont immuables. Vouloir les modifier, c’est exprimer le fait que ces lois sont imparfaites et de facto que son auteur l’est aussi. C’est un sacrilège.
Salva reverentia, cet article du TR Père Abbé du Barroux me paraît d’argumentation faible, très hasardeux et dangereux!
Quant à la peine capitale, plusieurs points sont erronés. Un exemple: le verbe hébreu employé pour le 5e commandement (« tu ne tueras pas ») est un terme technique qui ne vise en hébreu QUE le meurtre par un individu (en vengeance personnelle) et ce mot EXCLUT explicitement la peine capitale ou l’homicide en temps de guerre; l’appliquer à la peine capitale est une erreur.
L’Auteur « oublie » deux faits: 1) si la peine capitale est un acte toujours mauvais à proscrire comme semble en faire le Saint-Père François, comment Dieu a-t-il pu l’appliquer ou l’ordonner dans l’Ancien Testament? 2) l’alors vénéré Cardinal Ratzinger a expliqué qu’aucun chrétien n’est tenu de suivre le Catéchisme (ou le « Magistère ») sur le point de la « nouvelle » condamnation de la peine capitale; en effet, outre la nouveauté, aucun texte de l’Ecriture Sainte ne s’y oppose, au contraire elle y est pratiquée; et la licéité de la peine capitale correspond à l’enseignement bimillénaire de l’Eglise, comme l’enseignent aussi la raison et la loi naturelle (le 5e commandement est révélé comme commandement, mais il est aussi de la Loi naturelle accessible à la raison). Cela pose le problème des « sources théologiques »…
La notion de « changement d’objet moral », très importante en morale, doit être OBJECTIVE, un changement OBJECTIF, mais l’article semble la concevoir subjectivement selon les progrès de la science ou de l’opinion des gens: donc en un changement SUBJECTIF, dans la pensée du sujet. Ainsi, ce qu’écrit l’Auteur : « l’objet moral à considérer n’est plus le même et concerne une autre loi morale — ce qui serait à démontrer –, ou encore la loi morale elle-même est mieux comprise — ! — » me semble extraordinairement dangereux.
Finalement, on peut se demander si, en suivant le raisonnement de cet article, l’AVORTEMENT est encore condamnable, car la plupart de nos contemporains (français) n’y voient pas un homicide, l’embryon n’étant pas pour eux une personne, ni même un homme avant plusieurs semaines ou mois de développement (ce qui est évidemment erroné: l’embryon est personne et homme dès sa conception, dès la fusion des gamètes en une nouvelle cellule unique qui se divise aussitôt).
Il me semble que cet article ne comprend pas l’encyclique « Evangelium vitae », ni les enjeux des condamnations très fermes de l’Encyclique sur la morale « Veritatis splendor » de saint Jean-Paul II. Il est un nouvel exemple de « nouvelle morale » qui s’insinue partout. Y compris malheureusement dans les monastères…
Comme Catholique, Médecin, Prêtre, Professeur de Théologie morale, j’attends autre chose d’un Père Abbé.
Abbé PERRENX, Docteur en Théologie (Rome) et Docteur d’Etat en Médecine, ancien Praticien Hospitalier