Que sera, dès lors, l’indéfectibilité de l’Église ? Celle-ci implique deux éléments : quant à l’existence, la perpétuité ; quant à l’essence, le fait de l’immutabilité substantielle. Une société est donc indéfectible au sens où elle ne pourra ici-bas, avant la fin du monde, ni cesser d’exister, ni changer substantiellement. Nous comprenons dès lors pourquoi cette indéfectibilité est le propre de l’Église, société d’ordre surnaturel : c’est parce qu’elle ne saurait s’expliquer qu’en raison d’une assistance du même ordre, car divine. Seule l’Église peut en effet bénéficier de ce genre d’assistance.
L’indéfectibilité de l’Église n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’une définition explicite de la part du Magistère solennel et infaillible de l’Église. Seule est définie la pérennité du Primat de l’évêque de Rome. La sainte Écriture enseigne cette indéfectibilité de l’Église dans l’Évangile de saint Matthieu, au verset 18 du chapitre XVI, lorsque Notre Seigneur prédit que les puissances ennemies ne parviendront jamais à détruire l’Église. « Tu es Pierre », dit-il à son apôtre, « et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ». Le Magistère corrobore cette vérité révélée lorsque le Pape Pie VI, dans le Bulle Auctorem fidei du 28 août 1794 déclare que « la proposition qui affirme : “ Dans ces derniers siècles un obscurcissement général a été répandu sur des vérités de grande importance relatives à la religion et qui sont la base de la foi et de la doctrine morale de Jésus Christ ” est hérétique ». Puisque cette proposition condamnée nie équivalemment l’indéfectibilité de l’Église, l’Église est donc indéfectible et le nier représente implicitement une hérésie. Enfin, le Pape saint Pie X, dans le Décret Lamentabili du 3 juillet 1907, condamne la proposition suivante : « La constitution organique de l’Église n’est pas immuable ; mais la société chrétienne est soumise comme la société humaine à une perpétuelle évolution ». Or, cette proposition nie implicitement l’indéfectibilité de l’Église. Le Décret Lamentabili déclare donc implicitement que l’Église est indéfectible. La valeur dogmatique de cette affirmation est celle d’une « doctrine catholique », c’est-à-dire d’une vérité divinement révélée et enseignée – équivalemment ou implicitement – par le Magistère ordinaire ou non infaillible de l’Église. L’on ne saurait la considérer comme un dogme proprement dit, même si elle réclame l’adhésion de l’assentiment religieux interne, c’est-à-dire l’équivalent d’une obéissance de la part de l’intelligence.
Remarquons surtout que cette indéfectibilité est le propre de l’Église telle que nous l’avons précédemment définie : elle n’est pas d’abord et avant tout, ou fondamentalement, le propre de l’autorité, le propre de la hiérarchie – nous disons bien : d’abord et avant tout. Certes, oui, c’est une vérité de foi, solennellement définie, et donc un dogme, que le Primat du Pape est perpétuel. Mais l’indéfectibilité est différente de la perpétuité et elle est d’abord le propre de l’Église prise comme une société, et c’est donc fondamentalement l’indéfectibilité du triple lien de l’unité de profession externe et publique de foi et de culte, dans la soumission au gouvernement hiérarchique divinement institué. L’indéfectibilité de ce lien suppose sans doute lui-même l’indéfectibilité du gouvernement et de l’autorité hiérarchique, et donc sa pérennité. Mais il ne s’y réduit pas, même si les deux coïncident le plus souvent. Ou, plus exactement, l’indéfectibilité de l’Église, prise dans ce triple lien de son unité, peut ne pas toujours aller de pair avec l’indéfectibilité de l’autorité, prise dans l’exercice de ses actes : l’histoire est là pour le montrer. Et c’est aussi tout le sens de la distinction exprimée dans le verset 18 du chapitre XVI de l’Évangile de saint Matthieu, déjà cité : « et portae inferi non praevalebunt adversus eam ». A quoi renvoie ici le pronom démonstratif « eam » ? Ce passage de l’Évangile fait l’objet d’interprétations différentes sur lesquelles le Magistère ne s’est pas prononcé. Le Christ indique-t-il de façon indirecte l’indéfectibilité de son Église, moyennant celle de la pierre sur laquelle il la bâtira, c’est-à-dire la Papauté, ou indique-t-il de façon directe en affirmant que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre l’Église elle-même ? Tout dépend du sens que l’on donne à l’incise « adversus eam ». Quoi qu’il en soit, l’indéfectibilité de l’Église demeure toujours affirmée dans son principe. Mais elle se distingue comme telle de l’indéfectibilité de la Papauté, c’est-à-dire de l’autorité suprême dans l’Église. Et l’indéfectibilité de la Papauté (qui est un dogme) se distingue elle-même de l’indéfectibilité de l’exercice de la Papauté, ou de tous et chacun de ses actes, indéfectibilité qui n’est pas un dogme, et qui n’est nullement affirmée dans les sources de la Révélation.
Il y a en effet une distinction à faire entre d’une part l’institution même de l’Église, qui est une institution divine et donc indéfectible, et d’autre part les actes des hommes qui représentent cette institution. Pareille distinction est mise en relief par saint Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, lorsqu’il étudie la perpétuité de la Loi nouvelle, à l’article 4 de la question 106 dans la 1a 2ae : la Loi nouvelle doit-elle durer jusqu’à la fin du monde ou bien est-ce qu’une autre Loi différente devra lui succéder ? Si l’on retient cette idée que l’Église est l’unique institution sociale voulue par Dieu pour accomplir la Loi nouvelle dans l’état de ce monde, la question posée ici est équivalemment celle de l’indéfectibilité de l’Église.
Or, la Loi telle qu’elle se trouve dans l’état de ce monde peut subir deux sortes de changements. Premièrement, un changement qui l’affecterait en tant que telle, et qui serait donc le changement même de la Loi. Un tel changement est impossible et en ce sens, aucun autre état ne doit succéder à celui de la Loi nouvelle. Celle-ci a déjà elle-même succédé à la Loi ancienne comme un état plus parfait succède à un état moins parfait ; mais aucun autre état de la vie présente ne peut être plus parfait que celui de la Loi nouvelle, car rien ne peut être plus proche de la fin ultime que ce qui y introduit immédiatement. L’Église qui accomplit cette Loi ne saurait donc changer elle non plus. Mais, deuxièmement, la Loi telle qu’elle se trouve dans l’état de ce monde peut aussi changer par accident, en ce sens que, la Loi restant la même, les hommes se comportent différemment à son égard, avec plus ou moins de perfection. En ce sens, l’état de la Loi ancienne a connu de fréquents changements : par moments, les dispositions légales étaient observées avec soin ; par moments, elles étaient totalement négligées. De même, l’état de la Loi nouvelle varie lui aussi, selon la différence des lieux, des époques, des personnes, dans la mesure où la grâce du Saint-Esprit est possédée plus ou moins parfaitement par tel ou tel. Par conséquent, l’Église demeurera toujours identique à elle-même, tandis que les hommes qui vivent dans l’Église peuvent se comporter différemment vis-à-vis de l’Église. L’Église est donc indéfectible en tant que telle, bien qu’elle ne le soit pas dans tels ou tels de ses membres, fussent-ils les titulaires de l’autorité dans l’Église.
Nous tenons ici un principe solide, sur lequel le théologien peut et doit s’appuyer pour rendre compte des faits qui pourraient apparemment conduire à nier l’indéfectibilité de l’Église, mais qui trouvent leur explication à la lumière de la distinction susdite.
Abbé Jean-Michel Gleize, FSSPX