Le numéro 66 de l’exhortation Laudate Deum dit :
« Dieu nous a unis à toutes ses créatures. Pourtant, le paradigme technocratique nous isole de ce qui nous entoure et nous trompe en nous faisant oublier que le monde entier est une “zone de contact”. »
L’obscurité du texte, qui renvoie au panthéisme du “tout est lié”, est aggravée par la note de bas de page qui renvoie à un livre de Donna J. Haraway : When species meet, Minneapolis, 2008. (Traduction française : Quand les espèces se rencontrent, 2021.)
Donna J. Haraway a connu la célébrité dans les années 1990. Ecrivain et philosophe, elle est considérée comme chef de file d’un courant de pensée qui s’est baptisé “cyber-féministe”, “écoféministe” ou encore “féminisme post-humain” voire “post-gendrisme”. La marque de fabrique de son travail – une attaque cinglante contre l’anthropocentrisme – est d’étendre la théorie du genre aux questions technologiques (telles la modification du corps humain) et, au-delà, au règne animal. Zoologiste et philosophe, elle a étudié à Yale, où elle a été honorée en tant que grande ancienne élève. Il convient de mentionner qu’elle a grandi avec une mère catholique et qu’elle a été éduquée par des religieuses du Colorado. Elle a bénéficié d’une bourse Fulbright – selon certains, un système de cooptation de personnes prometteuses pour faire avancer le programme de l’establishment anglo-américain – pour se rendre à Paris afin d’étudier la philosophie de l’évolution à la Fondation Teilhard de Chardin.
Sa popularité a commencé en 1985, lorsqu’elle a publié dans la Socialist Review son Manifeste pour les cyborgs : science, technologie et féminisme socialiste dans les années 1980, devenu ensuite simplement Manifeste Cyborg (publié en France en 2002). Il s’agit d’un essai considéré comme un jalon du nouveau féminisme, qui, en fin de compte, nie l’identité des femmes et s’oppose à l’ancien féminisme. Haraway prône le dépassement des dualismes sociaux et biologiques : elle critique la structure binaire de la culture occidentale qui a généré des divisions entre des catégories telles que homme/femme et naturel/artificiel. Ces dualismes, affirme Haraway,
« ont tous été systématiques dans les logiques et les pratiques de domination des femmes, des personnes de couleur, de la nature, des travailleurs, des animaux… tous constitués en tant qu’autres ».
Le concept de cyborg est ensuite présenté comme une synthèse libératrice, une entité qui représente une fusion de l’organique et du technologique, transcendant les distinctions traditionnelles de genre et de nature. Le cyborg remet en question l’idée d’une nature humaine immuable, alors que de plus en plus de personnes utilisent la technologie pour étendre leurs capacités : les prothèses, les pontages, les appareils auditifs et même les dentiers peuvent indiquer que l’homme-machine est déjà une réalité. Le concept de cyborg représente un rejet des frontières rigides, en particulier celles qui séparent l’“humain” de l’“animal” et l’“humain” de la “machine”.
« Le cyborg ne rêve pas d’une communauté sur le modèle de la famille organique, mais cette fois sans le projet œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le jardin d’Eden ; il n’est pas fait de boue et ne peut rêver de redevenir poussière ».
Dans ses deux livres des années 1990 Primate Visions : Gender, Race, and Nature in the World of Modern Science (1990, non traduit) et Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature (1991), Haraway revient à la métaphore du cyborg pour expliquer comment les contradictions fondamentales de la théorie et de l’identité féministes devraient être jointes, plutôt que résolues, d’une manière similaire à la fusion de la machine et de l’organisme chez les cyborgs.
Dans ce texte, Haraway critique le capitalisme en révélant comment les hommes ont exploité le « travail reproductif » des femmes de sorte qu’elles ne parviennent pas à une égalité totale sur le marché du travail. Donner naissance à un enfant représente donc une grande menace pour la vie d’une femme de carrière. La philosophe a insisté sur ce point dans un texte plus récent intitulé Making kin, issu d’un groupe de travail avec cinq autres féministes. L’essentiel de l’argument est qu’il ne faut pas faire d’enfants – un acte polluant, qui génère d’autres problèmes – mais réorganiser dans un sens “familial” les personnes qui existent déjà. Quelque chose entre la re-tribalisation de la société et la tentative de créer des substituts de la famille, comme c’est le cas de ceux qui, au lieu d’enfants, ont des chiens et des chats ou même des objets. Ce thème des « animaux-compagnons » au-delà des différences d’espèces revient dans le livre même cité par le Pape.
Le point culminant de la pensée de Haraway se trouve dans le livre Cthulhucene, paru en 2016. Pour les non-initiés, Cthulhu est la monstrueuse divinité à tentacules des récits d’horreur de H.P. Lovecraft, qui attend dans les abysses de revenir sur terre pour exterminer l’homme. Pour Haraway, il faudra passer par une telle phase (le Cthulhucène) pour se sauver du désastre de l’Anthropocène (c’est-à-dire, littéralement, « l’âge de l’homme »), marqué par la surpopulation.
« Que se passera-t-il lorsque l’humanité, ayant irrémédiablement modifié l’équilibre de la planète Terre, cessera d’être le centre du monde ? Et au milieu de la crise écologique, quelles relations peuvent être restaurées non seulement entre les individus humains, mais aussi entre toutes les espèces qui peuplent la planète ? »
La réponse, selon Haraway, consiste à mettre en œuvre une pensée « tentaculaire » sur cette planète infectée, un changement de paradigme où, comme expliqué plus haut, au lieu d’engendrer des enfants, des « liens de parenté » sont créés grâce à des « décisions intimes et personnelles visant à créer des vies florissantes et généreuses sans mettre d’enfants au monde ».
A ce stade, il convient de se demander sérieusement comment un tel auteur peut être considéré comme un point de référence pour une exhortation apostolique ? Elle est l’un des trois seuls auteurs cités, à l’exclusion du pape François (ou des divers synodes faisant écho à sa pensée), de Paul VI et des Nations unies.