En 2007, S.N, un diacre du diocèse de Toulouse en voie vers le sacerdoce est accusé par une paroissienne d’abus sexuels. Bien qu’elle ne porte finalement pas plainte, la procédure canonique suit son cours, et après un procès canonique en bonne et due forme, le diacre est renvoyé de l’état clérical le 30 août 2011, décision confirmée par la Rote le 22 juin 2015. Tout ce temps, il garde son logement mis à disposition par l’association diocésaine de Toulouse, mais le 7 juin 2016 il est finalement mis en demeure de le libérer, neuf ans après les faits, cinq après son renvoi de l’état clérical.
S’érigeant contre cette dernière décision, il porte plainte devant la justice des hommes et réclame 675.000 euros (!) d’indemnité au diocèse de Toulouse pour la perte de son logement de fonction, de ses revenus et de sa sécurité sociale. De recours en recours, la procédure aboutit à la Cour de Cassation, qui confirme dans son arrêt du 4 avril dernier l’incompétence du juge judiciaire pour contrôler les décisions d’une autorité religieuse de renvoyer ou non ses ministres du culte, s’appuyant sur les jurisprudences du Conseil Constitutionnel (libre exercice des cultes, principe de laïcité) et de la CEDH qui garantit l’autonomie des communautés religieuses. Elle condamne aussi l’ex-diacre aux dépens. Une question reste cependant sans réponse – qu’est-ce qui a pris Mgr Marcus de l’ordonner diacre ?
La Cour de Cassation a précisé les faits et sa réponse :
Il n’appartient pas au juge judiciaire d’apprécier :
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la régularité ou le bien-fondé des décisions prises par une autorité religieuse de nommer ou révoquer ses ministres du culte ;
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de connaître des demandes d’indemnisation du préjudice matériel que cause la perte de fonctions religieuses (perte de la rémunération et de la protection sociale, du logement de fonction…).
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Toutefois, la Cour de cassation réserve la possibilité d’une exception : lorsque le préjudice subi a pour origine la violation d’un droit dont la perte ne serait pas directement liée à la cessation des fonctions religieuses, le juge judiciaire pourrait connaître de la demande d’indemnisation.
Dans cette affaire, la demande d’indemnisation de l’ex-diacre, qui découle de la perte des contreparties matérielles accordées en raison des fonctions religieuses occupées, n’est pas détachable de son engagement religieux.
Sa demande n’entre donc pas dans le champ de l’exception prévue par la Cour de cassation.
Le juge judiciaire n’était pas compétent pour examiner sa demande.
Le pourvoi de l’ex-diacre est rejeté.
On peut lire la décision en ligne (numéro de pourvoi 21-24.439)
Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Toulouse, 2 février 2021), le 13 décembre 2007, l’archevêque de [Localité 3] a suspendu la procédure d’ordination au sein de l’Eglise catholique de M. [R], qui exerçait jusqu’alors les fonctions de diacre.
2. Le 30 août 2011, l’officialité de [Localité 3] a rendu une « sentence pénale » par laquelle le diacre a été renvoyé de l’état clérical. Cette décision a été confirmée, le 22 juin 2015, par le tribunal de la Rote romaine.
3. L’archevêque de [Localité 3] a pris, le 26 février 2016, un « décret d’exécution » de cette décision aux termes duquel M. [R] n’appartenait plus au clergé, et n’était plus pris en charge matériellement par le diocèse de [Localité 3], ni affilié à la caisse d’assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes.
4. Par lettre du 7 juin 2016, M. [R] a été mis en demeure de libérer le logement mis à sa disposition par l’Association diocésaine de [Localité 3] (l’association diocésaine).
5. Le 18 novembre 2016, M. [R] a fait assigner l’association diocésaine devant un tribunal de grande instance en annulation de la sentence prononcée à son encontre et en indemnisation de ses préjudices.
Enoncé du moyen
6. M. [R] fait grief à l’arrêt de déclarer la juridiction judiciaire incompétente pour connaître de ses demandes indemnitaires formées contre l’association diocésaine, alors :
« 1°/ que la notion de procès équitable, consacrée par l’article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, suppose que le justiciable ait été en mesure d’être entendu de manière effective, et exclut donc que, en dépit du principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat, tout recours soit fermé à l’encontre d’un ancien membre du clergé faisant valoir des droits de caractère civil à l’encontre de la communauté religieuse qui l’a renvoyé ; qu’en se déclarant incompétente pour connaître de la demande indemnitaire de l’ancien diacre pour la raison que la réparation des préjudices était la conséquence du renvoi de l’état clérical, quand la relation des intéressés était non seulement assujettie aux lois et règles internes de l’Eglise mais également à celles de l’Etat, dès lors que les parties avaient conclu un contrat, comportant des engagements et obligations purement civils, aux termes duquel, en échange des missions à lui confiées, le diacre percevait une rémunération et se voyait attribuer un logement de fonction, une assurance vieillesse et une assurance maladie, la cour d’appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, 33 et 75 du code de procédure civile, L. 211-3 du code de l’organisation judiciaire dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, ensemble l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 consacrant le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ;
2°/ que les juridictions ecclésiastiques ont compétence uniquement pour connaître des litiges mettant en cause les règles internes de l’Eglise ; qu’en énonçant que les demandes de l’ancien diacre relevaient de la compétence des juridictions ecclésiastiques, lui reprochant de ne pas les avoir saisies et n’avoir pas épuisé les voies de recours ouvertes par le droit canon contre la sanction prononcée à son encontre, quand la relation des intéressés était non seulement assujettie aux lois et règles internes de l’Eglise mais également à celles de l’Etat, dès lors que les parties avaient conclu un contrat, comportant des engagements et obligations purement civils, de sorte que les juridictions étatiques, et en particulier le tribunal de grande instance, étaient pleinement compétentes pour trancher le litige dans ses aspects relevant du droit privé, la cour d’appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, 33 et 75 du code de procédure civile, L. 211-3 du code de l’organisation judiciaire dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, ensemble l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 consacrant le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ».
Réponse de la Cour
7. Selon l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal qui décidera des contestations sur ses droits et obligations.
8. La Cour européenne des droits de l’homme juge que pour que ce texte trouve à s’appliquer sous son volet civil, il faut qu’il y ait contestation sur un droit que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6, § 1, (CEDH, arrêt du 14 septembre 2017, Károly Nagy c. Hongrie, requête n° 56665/09, § 60). La Cour européenne des droits de l’homme précise que, pour décider si le « droit » invoqué possède vraiment une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (CEDH, arrêt du 14 septembre 2017, Károly Nagy c. Hongrie, requête n° 56665/09, § 62), et que c’est le droit tel qu’il a été invoqué dans la procédure interne qu’il faut retenir pour apprécier l’applicabilité de l’article 6, § 1, (CEDH, arrêt du 14 septembre 2017, Károly Nagy c. Hongrie, requête n° 56665/09, § 63).
9. Il convient donc de rechercher si, en l’espèce, l’action engagée porte sur un droit dont il peut être prétendu, de manière défendable, qu’il est protégé en droit interne.
10. Selon l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.
11. Selon l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les restrictions qu’elle édicte dans l’intérêt de l’ordre public. Selon son article 2, la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
12. Le Conseil constitutionnel déduit de l’article 1er de la Constitution et de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 relatif à la liberté d’opinion que le principe de laïcité impose notamment que soient garantis la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion. Il ajoute qu’il en résulte aussi la neutralité de l’État et le principe selon lequel la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte (Cons. const., 21 février 2013, décision n° 2012-297 QPC, cons. 5).
13. Le Conseil d’Etat juge que, s’agissant de la législation spéciale régissant les cultes dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, ni les circonstances que les évêques sont nommés dans ces départements par le chef de l’Etat français et rémunérés, ainsi que les curés, par l’Etat et que les biens affectés au service du culte, y compris leurs dépendances, sont mis à leur disposition par les collectivités qui en sont propriétaires, ni l’existence, dans ces départements, d’un service public du culte, dont sont chargés, en vertu de la loi du 18 germinal an X, l’Etat, les communes et les établissements publics compétents, ni aucune autre règle ou principe général du droit, ne sauraient avoir pour effet de conférer aux décisions prises par les archevêques et évêques pour l’organisation du culte catholique dans leurs diocèses le caractère de décisions administratives soumises au contrôle du juge administratif et qu’il en est ainsi de la décision de nomination du curé titulaire d’une paroisse prise par un évêque, y compris en tant qu’elle a des conséquences sur les modalités d’occupation du presbytère de la paroisse concernée (CE, 10/9, 17 octobre 2012, M. [C], n° 352742, publié au Recueil Lebon).
14. La Cour de cassation juge que l’engagement religieux d’une personne exclut l’existence d’un contrat de travail pour les activités qu’elle accomplit pour le compte et au bénéfice d’une congrégation ou d’une association cultuelle légalement établie (Soc., 20 janvier 2010, pourvoi n° 08-42.207, publié ; Soc., 24 avril 2024, pourvoi n° 22-20.352, publié). Les ministres du culte concernés, au nombre desquels se trouvent ceux liés à une association diocésaine, ne peuvent donc pas invoquer l’existence d’un contrat de travail.
15. Dès lors que l’engagement religieux n’est pas de nature à créer des obligations civiles, ces ministres du culte ne sauraient davantage soutenir que les avantages matériels qui leur sont octroyés pour l’exercice de leurs fonctions cultuelles le sont en exécution d’un contrat.
16. Il résulte de l’ensemble de ces éléments qu’il n’appartient pas au juge civil d’apprécier la régularité ou le bien-fondé de la décision de nomination ou de révocation d’un tel ministre du culte prise par une autorité religieuse légalement établie en application des règles internes qui la gouvernent.
17. Cette règle s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui juge que le principe d’autonomie des communautés religieuses, découlant de l’article 9 de la Convention, interdit à l’Etat d’obliger celles-ci à admettre en leur sein de nouveaux membres ou d’en exclure d’autres (CEDH, arrêt du 9 juillet 2013, Sindicatul « Pástorul Cel Bun » c. Roumanie, n° 2330/09).
18. Dès lors, l’indemnisation de préjudices nés de la décision d’une association diocésaine de mettre fin à la prise en charge matérielle consentie au ministre du culte pour l’exercice de son ministère, lorsqu’elle n’est pas détachable de la décision de révocation, n’est pas un droit défendable au sens de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
19. Examinant les griefs invoqués par M. [R], la cour d’appel a retenu que ses demandes étaient relatives à un service ecclésiastique, qui relevait de la seule organisation interne de sa communauté religieuse, et que les préjudices invoqués, liés à la perte de la rémunération, du logement de fonction et du bénéfice de l’assurance sociale, n’étaient que la conséquence de son renvoi de l’état clérical. Elle a ajouté que la contestation de M. [R] imposait d’apprécier à la fois la validité de la procédure suivie devant la juridiction ecclésiastique et le caractère fautif du décret de mise à exécution de cette décision, lesquels relèvent de l’autonomie religieuse.
20. La cour d’appel, qui a ainsi fait ressortir que les demandes formées par M. [R] contre l’association diocésaine au titre de la perte des avantages matériels, lesquels n’étaient pas détachables de son engagement cultuel, n’étaient pas fondées sur un droit civil défendable au sens de l’article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en a exactement déduit qu’il n’entrait pas dans les pouvoirs du juge civil de statuer sur celles-ci.
21. Le moyen n’est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [R] aux dépens ;
En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé le quatre avril deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.