La Porte Latine diffuse un article sur le scoutisme français et la réforme liturgique : Les dérives des pratiques liturgiques dans le scoutisme (extrait ci-dessous)
Après un développement dans le bons sens avant la Seconde Guerre mondiale, le mouvement liturgique connaît ses premières déviances en 1945, déviances suivies par certains aumôniers dans les activités scoutes. Ces usages avant-gardistes étaient-ils suivis massivement ou non ? Comment expliquer ces évolutions ? Cette seconde étape du mouvement liturgique dans le scoutisme est délicate à étudier, mais il est clair que ce n’est pas le scoutisme, en tant que tel, qui est la cause des dérives liturgiques ; mais il en est l’occasion, comme les autres mouvements de jeunesse à l’époque, par l’audience qu’il connaît en France.
Les activités scoutes : des exceptions aux pratiques liturgiques
Modelé, surtout dans la branche Route, par des aumôniers animés par le renouveau liturgique, le scoutisme est naturellement en phase avec ce mouvement. Comme le résume Jean-Michel Fabre : « Méthode active, participation active » à la liturgie. La nature même des activités scoutes, avec les camps en pleine nature, souvent dans des lieux isolés, rend difficile l’assistance ordinaire à la messe dans les églises. Prenant très vite conscience du problème, le chanoine Cornette, aumônier général, sollicite du Saint-Siège via l’archevêque de Paris une dérogation pour les aumôniers scouts.
Les termes de l’indult de 1923
La dérogation pontificale parvient très vite, avant même la reconnaissance officielle de la Fédération des Scouts de France par l’Église catholique. Le 12 octobre 1923, donc, un indult de Pie XI permet aux aumôniers des Scouts de France de célébrer la messe au camp, en dehors d’un lieu consacré, et de confesser les scouts hors des diocèses où ils sont incardinés. La finalité est de « permettre d’atteindre plus facilement [leur] but : aider les âmes à devenir, sous l’influence de la grâce divine […] des âmes fidèles à la pratique constante d’une vie religieuse exemplaire. » Néanmoins, cet indult est raisonné par deux conditions restrictives : le privilège d’user de l’autel portatif permet la messe au camp uniquement si celui-ci est éloigné d’une église, et rappelle l’obligation de la participation le dimanche « si fieri potest » (si possibilité il y a) à la messe paroissiale, « in ædificationem fidelium » (pour l’édification des fidèles). En outre, la Sacré Congrégation des Sacrements précise en 1929, lors du renouvellement de l’indult, qu’une tente doit entourer l’autel des trois côtés pour la messe au camp, afin que le vent ne disperse pas les hosties ou les parcelles, conformément au canon 822 demandant que la messe soit célébrée dans un endroit convenable et décent.
S’appuyant sur la doctrine catholique, la hiérarchie de l’Église insiste en effet sur l’importance du lieu consacré pour la célébration de la messe, rappelant que les juifs n’immolaient pas en dehors du Temple. Longtemps, les missionnaires refusèrent de célébrer la messe en plein air, attendant pour cela de construire des chapelles de fortune. Répondant à ce besoin, le privilège de l’autel portatif est défini à la fin du XVIIe siècle, puis normalisé par le Saint-Siège sous Benoît XIV en 1746, précisant notamment qu’il nécessite un besoin impérieux et l’autorisation de l’ordinaire.
L’indult est renouvelé par le Saint-Siège en 1924, 1929, 1932 puis 1935, et ses règles sont fréquemment rappelées dans le Bulletin de liaison des aumôniers scouts par le chanoine Cornette, aumônier général des Scouts de France, même si de nombreux aumôniers s’en écarteront.
Les usages divers de l’indult
Par son fonctionnement très décentralisé et la forte confiance faite à ses cadres, le mouvement scout connaît des pratiques diverses, même si les principes et la pédagogie restent uniformes. On aborde ici la distance qu’il peut exister entre le prescrit, l’indult de 1923, et le vécu, les usages mis en place par les Scouts de France. En effet, dès l’Entre-deux-guerres quelques chefs et aumôniers apprécient à leur façon les privilèges octroyés par l’indult, suscitant dès 1930 des critiques du chanoine Langlois, directeur de la rivale A.C.J.F. (Association catholique de la jeunesse française), adressées au chanoine Cornette :
Mais les jeunes aumôniers !… ils se sont souvent emballés pour les messes de camp, et de ce côté, il revient des bruits d’abus criants qui, s’ils parvenaient à Rome, amèneraient des sanctions ; certains fidèles sont très choqués de voir dire la messe dehors à quelques pas d’une chapelle suffisamment grande […].
L’aumônerie générale des Scouts de France est donc tenue de rappeler les prescriptions de l’indult, tout en précisant les limites des privilèges :
L’usage licite du privilège de l’autel portatif est restreint par deux conditions expressément mentionnées dans l’indult :
1° Il est défendu de s’en servir, s’il y a dans le voisinage « une église dont l’accès ne soit pas difficile ». […] Ces raisons sont laissées à la prudente appréciation du prêtre […].
2° […] Si c’est possible, au moins les jours de fête de précepte – et parmi les fêtes de précepte il faut ranger les dimanches (voir canon 1247) – la troupe se rendra pour la messe à l’église paroissiale la plus voisine, pour la plus grande édification des fidèles.
Ces abus semblent perdurer puisque, en 1936, l’Assemblée des cardinaux et archevêques effectue un rappel à l’ensemble des aumôniers scouts via le chanoine Cornette, demandant un contrôle plus étroit des activités liturgiques du mouvement par l’aumônier général et les aumôniers diocésains. L’exemple est-il donné par le haut ? On peut en effet s’interroger, en constatant que le Père Sevin lui-même s’affranchit de la toile de tente devant couvrir l’autel à Chamarande, où de plus il semble célébrer la messe avec l’assistance autour de l’autel et non derrière lui. Au reste, l’iconographie montre davantage de messes sans toile de tente couvrant l’autel que de tentes-chapelles répondant aux prescriptions du Saint-Siège. La couverture même du Bulletin de liaison des aumôniers scouts de 1933, rappelant les prescriptions et limites de l’indult, montre ainsi une messe en plein air sans toile au-dessus de l’autel…
En 1945 encore, un aumônier expliquant « pour faire plaisir aux scouts, j’ai dit la messe en plein air à V…, en un lieu splendide, face à la vallée, le dos tourné à l’église », se voit sermonné par l’aumônerie générale des Scouts de France : « L’indult est formel en ce cas : on ne peut se servir du privilège de l’autel portatif « si adsit aliqua ecclesia ad quam accedere non sit difficile ». Or, il semble bien que vous étiez à quelques mètres de l’église. » À la même époque, le Père Duployé réprouve ces messes à l’extérieur des sanctuaires :
Dans ces conditions [à proximité d’une église], s’obstiner à dire la messe en plein air devient une inconvenance, porte gravement atteinte au sens de la liturgie qui inspire la dédicace des églises et scandalise souvent fidèles et clergé.
Les libertés prises par certains aumôniers, par rapport aux normes autorisées par l’indult de 1923, ont laissé place à des mauvaises habitudes devenues des usages généralisés. Ainsi, la messe « sur le lieu de camp » devient la norme même le dimanche, alors qu’elle n’en est que l’exception à l’origine. Comme il a été mentionné plus haut, certains prêtres développent également une réflexion sur la « communion avec la nature » dans ces célébrations extérieures, notamment dans le cadre de la nouvelle théologie accompagnant le renouveau liturgique. En témoignent les expériences du Père Teilhard de Chardin en Chine dans les années 1920, exaltant à la fois l’homme et la nature. Il ne s’agit plus d’élever les âmes vers des choses célestes, mais d’unir Dieu et la Création, ainsi que l’expose un aumônier en 1944 :
Une fois au moins dans chaque camp d’été il faudrait que soient coordonnés tous les moyens voulus afin que messe et création se rejoignent en plénitude. À cette messe conviendrait l’aube d’un de ces jours où, rappelez vos souvenirs, le lumière est comme divinement belle. […] Branche d’aubépine, boutons d’or, myosotis ou marguerites, les fleurs parmi les plus nouvellement écloses et encore empreintes de rosée orneraient l’autel installé au pied de l’arbre ou dans le coin spécialement admiré. »
Vincent Ossadzow
Revue Sachem n° 195, mai 2024 (via la Porte Latine).