Paix Liturgique publie l’intégralité de la conférence de Mgr Schneider lors des rencontres Pax Liturgica, fin octobre dernier à Rome :
L’Église romaine est la mère et la maîtresse de toutes les autres Églises particulières en raison de la primauté de Saint Pierre et de ses successeurs, les Pontifes romains. Dès le début, l’Église romaine s’est engagée de manière inhérente à conserver et à transmettre dans toute sa vie, tant doctrinale que liturgique, sa fidélité à la tradition ou au principe divin de la tradition. Célèbre est devenue la phrase du pape Étienne Ier (qui régna de 254 à 257) : « Que rien ne soit innové qui n’ait pas été transmis » [ nihil innovetur nisi quod traditum est ](1). Eusèbe de Césarée écrivait dans son Histoire Ecclésiastique que le pape Étienne pensait qu’il ne fallait faire aucune innovation contraire à la tradition qui prévalait depuis le début (2).
Cet esprit éminemment et véritablement traditionnel de l’Église romaine se manifeste dès ses débuts dans la Lettre du pape saint Clément Ier aux Corinthiens. Parlant de la structure hiérarchique de l’Église, notamment des évêques et des diacres, saint Clément la caractérise comme n’étant pas nouvelle comme cela était déjà annoncé par le prophète Isaïe : « Ce n’était point là une nouveauté : depuis de longs siècles déjà l’Écriture parlait des évêques et des diacres, puisqu’elle dit quelque part : « J’établirai leurs évêques dans la justice et leurs diacres dans la foi (Es 60, 17) » (3).
Le principe de la tradition est d’origine divine et contient comme parties intégrantes l’ordre et la hiérarchie. Dieu lui-même a commandé la manière dont Il veut être publiquement honoré dans le culte, ce qui doit être fait selon un ordre et une hiérarchie établis. Le pape Saint Clément Ier l’explique ainsi : « Puisque ce sont là des choses évidentes pour nous, puisque nous avons pénétré du regard les profondeurs de la connaissance divine, nous devons faire avec [leur propre] ordre tout ce que le Maître nous a prescrit d’accomplir en des temps déterminés. Or, il nous a prescrit de nous acquitter des offrandes et du service divin, et non pas au hasard et sans ordre, mais en des temps et à des heures fixés. Il a déterminé lui-même par sa décision souveraine à quels endroits et par quels ministres ils doivent s’accomplir, afin que toute chose se fasse saintement selon son bon plaisir, et soit agréable à sa volonté. Donc, ceux qui présentent leurs offrandes aux temps marqués sont bien accueillis par Lui et Il les bénis ; car, à suivre les ordonnances du Maître, ils ne peuvent faillir. Des fonctions particulières ont été conférées au grand-prêtre ; aux prêtres, on a marqué des places spéciales ; aux lévites incombent des services propres ; les laïcs sont liés par des préceptes particuliers aux laïcs » (4).
Le culte public est intrinsèquement traditionnel. C’est-à-dire qu’il doit être accompli selon les normes déjà établies par l’autorité divine et transmises par les ancêtres. L’observance fidèle des normes du culte avait une telle importance que leur inobservation négligente ou l’introduction de nouveautés arbitraires étaient menacées par Dieu dans le Testament de Lod de la peine de mort, comme le disait le pape saint Clément : « Frères, que chacun d’entre vous, à son rang, plaise à Dieu, par une bonne conscience, avec gravité, sans transgresser les règles imposées à son office (kanon tes leitouorgias). Ce n’est point partout, mes frères, qu’on offre les sacrifices (soit le sacrifice perpétuel, soit le votif, soit celui pour les péchés et les fautes) ; c’est seulement à Jérusalem. Même en cette ville, ce n’est pas en tout lieu qu’on offre, mais en face du sanctuaire, sur l’autel, après que l’offrande a été soigneusement inspectée par le grand-prêtre et les ministres mentionnés plus haut. Ceux qui agissent à l’encontre de l’ordre conforme à la volonté de Dieu sont punis de mort. Vous le voyez, frères, plus haute est la connaissance dont nous avons été jugés dignes, plus grave est le risque que nous encourons » (5). Ce disant, le pape Saint Clément a voulu dire que si les chrétiens transgressent l’ordre ecclésiastique et liturgique qui leur a été transmis, ils peuvent s’attendre à un jugement plus strict que les juifs de l’Ancienne Alliance.
La vie liturgique de l’Église des premiers siècles était essentiellement caractérisée par la tradition, par la tradition non écrite des Apôtres et de leurs successeurs. L’Église des premiers siècles considérait sa liturgie comme une sorte de continuation de la liturgie divinement et méticuleusement ordonnée de l’Ancien Testament. L’Église ancienne partageait avec la liturgie de l’Ancien Testament les mêmes caractéristiques et attitudes rituelles essentielles, à savoir le grand sentiment de stupeur, de silence, de voilement du mystère des réalités divines à travers un voile réel, à travers une distance locale entre les gens ordinaires et le sanctuaire et le saint des saints, à travers un rite liturgique hiérarchiquement ordonné, à travers la mise en relief et la valorisation de la signification symbolique des gestes et des objets.
Il vaut la peine de citer un passage plus long de saint Basile, où il présente dans son livre sur le Saint-Esprit ce principe traditionnel de la vie liturgique et sacramentelle de l’Église : « Parmi les doctrines et les proclamations conservées dans l’Église, les unes nous viennent de l’enseignement écrit ; quant aux autres, nous les avons recueillies, transmises dans le secret, de la tradition apostolique ; mais pour la piété, toutes ont la même force. Cela, nul ne peut le contester, pour peu qu’il ait l’expérience des institutions ecclésiastiques. Si l’on tentait en effet de repousser les coutumes non écrites, en prétendant qu’elles n’ont guère de force, sans le vouloir, on s’en prendrait à l’Evangile sur les points essentiels eux-mêmes ; plus grave encore : on ferait de la proclamation un mot vide de sens. Par exemple, pour rappeler ce qui se situe tout à fait au début et qui est d’un usage très courant : marquer du signe de la croix ceux qui espèrent en notre Seigneur Jésus Christ, qui nous l’a enseigné par écrit ? Se tourner vers l’Orient pendant la prière, quelle Écriture nous l’a appris ? Les paroles de l’épiclèse, au moment de la consécration du pain de l’Eucharistie et de la coupe de la Bénédiction, quel est le saint qui nous les a laissées par écrit ? Et pourtant, nous ne nous contentons pas des paroles rapportées par l’Apôtre et l’Évangile ; nous en ajoutons d’autres, avant et après, d’une grande importance pour le mystère et que nous avons reçues de l’enseignement non écrit. Nous bénissons aussi l’eau du baptême, l’huile de l’onction et en outre le baptisé lui-même.
D’après quels textes écrits ? N’est-ce pas d’après la tradition gardée secrète et cachée ? Mais quoi ! l’onction d’huile elle-même quelle parole écrite l’a-t-elle enseignée ? La triple immersion (du baptême) d’où vient elle ? Et d’ailleurs tout ce qui entoure le baptême, la renonciation à Satan et à ses anges, de quelle Écriture cela vient-il ? N’est-ce pas de cet enseignement demeuré privé et dont on ne parle pas, que nos pères gardèrent dans un silence exempt d’inquiétude et d’indiscrète curiosité, car ils savaient bien qu’en se taisant, on sauvegarde le caractère sacré des mystères ? Ce qu’il n’est pas permis aux non-initiés de contempler, comment pourrait-il être raisonnable d’en divulguer par écrit l’enseignement ? Que voulait donc le grand Moïse, lorsqu’il établit que toutes les parties du Temple ne seraient pas accessibles à tous ? C’est hors des enceintes sacrées qu’il plaça les profanes ; quant aux premiers parvis, il en réserva l’accès aux plus purs et décida que seuls les Lévites seraient dignes de servir la divinité. Les sacrifices, les holocaustes et tout l’accomplissement du culte, il l’assigna aux prêtres et il n’admit dans le sanctuaire que l’un d’entre eux, choisi entre tous, et non pas tout le temps, car il fixa qu’il n’y entrerait qu’une seule fois par an et à l’heure prescrite, de manière à ce que ce prêtre, en raison du caractère exceptionnel, insolite, de cette visite, contemplât avec effroi le Saint des Saints. Dans sa sagesse, Moïse savait bien qu’on méprise aisément ce dont on a l’habitude et qui est immédiatement accessible, tandis qu’un objet rare, gardé à l’écart, provoque comme naturellement la recherche empressée. De la même manière, les apôtres et les pères – qui ont mis en ordre dès l’origine tout ce qui concerne les Eglises, ont eux aussi conservé aux mystères, dans le silence et le secret, leur caractère sacré. En effet, ce qui parvient aux oreilles du vulgaire n’a plus rien d’un mystère.
Et la raison de la tradition des choses non écrites, la voici : empêcher que, négligemment traitée, la science des doctrines ne devienne, sous l’effet de l’habitude, un objet de mépris pour la foule. Car autre chose est une doctrine, autre chose une proclamation. Celle-là, on la tait, tandis que les proclamations se font en public. L’obscurité dont use l’écriture et qui rend difficile à saisir le sens des doctrines est aussi une forme de silence, au bénéfice des lecteurs. Voilà pourquoi, si nous regardons vers l’Orient quand nous prions, nous sommes bien peu à savoir que nous recherchons l’antique patrie, le paradis que Dieu planta en Eden, du côté de l’Orient (Gen 2, 8). C’est debout que nous faisons nos prières, au premier jour de la semaine ; mais la raison, nous ne la savons pas tous. Sans doute est-ce parce que nous qui sommes ressuscités avec le Christ (ou être debout de nouveau, en grec : ? ??stas??) et qui devons rechercher les choses d’en haut (Col 3, 1) , nous commémorons, le dimanche qui est le jour du Seigneur, la grâce qui nous fut donnée; mais c’est aussi parce que ce jour-là nous semble être comme l’image du siècle à venir.
C’est pourquoi, les jours commençant par lui, il est appelé par Moïse, non pas le premier, mais l’unique : «Il y eut un soir et il y eut un matin et ce fut un jour», dit-il (Gen 1,5), comme si le même jour revenait périodiquement, à maintes reprises. Et certes, ce jour unique, qui est aussi le huitième, représente par lui-même ce jour réellement unique et vraiment huitième dont le psalmiste fait mention dans certains titres de psaumes, c’est-à-dire l’état qui s’instaurera à la suite de ce temps, le jour qui ne cessera pas, qui n’aura ni soir ni lendemain, ce siècle qui ne connaîtra ni fin ni vieillissement. C’est donc une nécessité pour l’Église d’éduquer ceux dont elle est la nourrice à faire debout leurs prières en ce jour-là, afin que le rappel continuel de la vie qui ne finira pas nous empêche de négliger les provisions dont nous aurons besoin pour ce voyage-là. Toute Pentecôte est, elle aussi, un rappel de la résurrection que nous attendons, dans l’éternité. Car ce jour unique et premier dont nous parlions, sept fois multiplié par sept, parachève le total des sept semaines de la sainte Pentecôte. Elle commence en effet par le premier jour et finit par le même, en se déroulant cinquante fois dans l’intervalle, en cinquante jours semblables. Aussi est-elle une imitation de l’éternité, puisque, comme un mouvement circulaire, elle commence et se termine aux mêmes points de repère. Durant cette période, les lois de l’Eglise nous ont appris à préférer la station debout pour la prière ; ainsi est évoquée de façon visible cette émigration de la partie haute de notre esprit, quittant le temps présent pour aller vers le futur. Et chaque fois que nous fléchissons les genoux et nous relevons, nous montrons en acte que le péché nous avait jetés à terre et que l’amour de notre Créateur pour les hommes nous a rappelés au ciel » (6).
Saint Basile a formulé cette vérité fondamentale, à savoir que la tradition des Apôtres se transmet aux autres à travers la forme des rites liturgiques, « in misterio/en mysterio ». L’Église antique considérait la liturgie comme un témoin éminent de la tradition sacrée. En réfutant la position révolutionnaire anti-traditionnelle des chrétiens gnostiques, saint Irénée de Lyon a déclaré que la doctrine catholique « est conforme à l’Eucharistie, et l’Eucharistie à son tour établit la doctrine » (7) de l’Église. La foi de l’Église se manifeste dans la liturgie de manière d’autant plus sûre et fiable que l’origine apostolique est claire, que les rites liturgiques sont répandus et leur position centrale (8) .
La grande valeur de la liturgie, d’abord pour la médiation de la grâce divine, puis aussi pour la connaissance de la foi, a fait qu’il soit un devoir du Magistère de l’Église de veiller à la pureté de la liturgie. Étant donné que de nombreux hérétiques ont modifié la liturgie avec des innovations pour l’adapter à leurs propres vues, l’Église s’est sentie poussée à protéger et à formuler plus soigneusement les vérités de la foi telles qu’elle les a trouvées dans les textes et les rites liturgiques (9). Saint Augustin, par exemple, vérifiait consciencieusement dans les prières liturgiques la pureté de la foi et a rendu cette surveillance liturgique obligatoire également pour les autres évêques. (10).
Saint Vincent de Lérins a formulé les assertions suivantes lorsqu’il racontait la dispute sur la répétition du baptême, question touchant aussi aux lois du culte divin : « la [vraie] piété n’admet pas d’autre attitude que celle-ci : que toutes choses soient scellées pour les fils dans les termes même de la foi selon laquelle elles ont été transmises à leurs pères ; que nous ne menions pas la religion où il nous plaît, mais bien plutôt que nous la suivions où elle nous mène ; et que le propre de la mesure et de la gravité chrétiennes est, non point de léguer à la postérité ses propres idées, mais de conserver ce qui a été reçu des ancêtres (a maioribus accepta servare). » « On garda l’antiquité, on rejeta la nouveauté » (retenta antiquitas, expulsa novitas) (11).
Dom Prosper Guéranger disait : « la Liturgie est la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité » (12). Le pape Pie XI a fait cette affirmation mémorable : « pour pénétrer le peuple des vérités de la foi et l’élever ainsi aux joies de la vie intérieure, les solennités annuelles des fêtes liturgiques sont bien plus efficaces que tous les documents, même les plus graves, du magistère ecclésiastique. Ceux-ci n’atteignent, habituellement, que le petit nombre et les plus cultivés, celles-là touchent et instruisent tous les fidèles ; les uns, si l’on peut dire, ne parlent qu’une fois ; les autres le font chaque année et à perpétuité ; et, si les derniers s’adressent surtout à l’intelligence, les premières étendent leur influence salutaire au cœur et à l’intelligence, donc à l’homme tout entier. Composé d’un corps et d’une âme, l’homme a besoin des manifestations solennelles des jours de fête pour être saisi et impressionné ; la variété et la splendeur des cérémonies liturgiques l’imprègnent abondamment des enseignements divins ; il les transforme en sève et en sang, et les fait servir au progrès de sa vie spirituelle » (Encyclique Quas Primas, 17).
Le même Pape a déclaré pendant une audience privée à Dom Bernard Capelle, savant liturgiste bénédictin : « La liturgie est le principal organe du magistère ordinaire de l’Église. La liturgie, ce n’est pas la didascalie de tel ou tel, mais la didascalie de l’Eglise » (13). Interrogé par une commission du Vatican pour donner son avis sur la réforme liturgique, Dom Capelle écrivait en 1949 : « Il me semble que dans la réforme d’une chose aussi sacrée, il vaut mille fois mieux rester en deçà que de risquer d’excéder […] Rien ne doit être changé sauf en cas de nécessité indispensable. Cette règle est des plus sages, car la Liturgie est véritablement un testament et un monument sacré – non pas tant écrit que vivant – de la Tradition, qu’il faut envisager comme un locus de théologie et une source très pure de piété et d’esprit chrétien. Par conséquent : 1. Ce qui sert [bien] à l’heure actuelle est suffisant à moins qu’il ne soit gravement déficient. 2. Seules les nouveautés qui sont nécessaires doivent être introduites, et d’une manière qui soit conforme à la Tradition. 3. Rien ne doit être changé à moins qu’il y ait un gain comparativement important à obtenir. 4. Les pratiques tombées en désuétude doivent être restaurées si leur réintroduction permet de rendre véritablement les rites plus purs et plus intelligibles à l’esprit des fidèles » (14 )
Le principe de tradition dans la liturgie manifeste et protège la foi catholique dans toute sa variété et sa plénitude. La tradition de l’Église, soigneusement entretenue et ayant grandi de manière organique, c’est-à-dire sans aucune rupture, dans la liturgie de l’Église, contribue à faire rayonner la beauté et la plénitude de la foi catholique. Le philosophe catholique Dietrich von Hildebrand, que le pape Pie XII a appelé « Un Docteur de l’Église du XXe siècle », nous a laissé ces observations pertinentes : « Comme il est faux ainsi de considérer la beauté de l’Église et de la liturgie comme quelque chose qui pourrait nous distraire et nous éloigner du véritable thème des mystères liturgiques vers quelque chose de superficiel ! Ceux qui prétendent que l’Église n’est pas un musée et que l’homme vraiment pieux est indifférent à ces accidents ne font que montrer leur aveuglement quant au grand rôle joué par une expression qui soit adéquate (et belle). En fin de compte, c’est bien un aveuglement à l’égard de la nature humaine elle-même. Bien qu’ils se revendiquent « existentiels », ces personnes restent bien abstraits. Ils oublient que la beauté authentique contient un message spécifique de Dieu qui élève nos âmes. Comme le disait Platon : « À la vue de la beauté, des ailes poussent sur notre âme. » D’ailleurs, la beauté sacrée liée à la Liturgie ne prétend jamais être thématique, comme dans une œuvre d’art ; plutôt, en tant qu’expression, elle joue une fonction de service. Loin d’obscurcir ou de remplacer le thème religieux de la liturgie, elle l’aide à rayonner » (15).
Certains spécialistes de la liturgie du XXe siècle ont inventé arbitrairement une théorie à l’allure hautaine et discriminante, la théorie dite de la « décadence ou de la corruption », par laquelle ils ont fondamentalement porté un coup mortel au principe bimillénaire de la tradition dans la liturgie, en introduisant conceptuellement le principe hérétique de la rupture, par lequel ils essayaient de justifier la création de nouveaux rites liturgiques par des “savants”, ou pour ainsi dire, par des “décisions de fauteuil”. Un sage spécialiste de la liturgie remettait déjà en question cette nouvelle théorie en 1956 en posant cette question : « Pourquoi réduire au XXe siècle devrait-il être une « véritable renaissance liturgique », et une « décadence » il y a sept cents ans ? À moins que nous [ils] possédions le monopole de la vérité ? (16).
C’était avec perspicacité que Dom Prosper Guéranger caractérisait l’hérésie anti-liturgique comme étant une rupture avec la tradition liturgique de l’Église : « Le premier caractère de l’hérésie antiliturgique est la haine de la Tradition dans les formules du culte divin. On ne saurait contester ce caractère spécial chez tous les hérétiques que nous avons nommés, depuis Vigilance jusqu’à Calvin, et la raison en est facile à expliquer. Tout sectaire voulant introduire une doctrine nouvelle, se trouve infailliblement en présence de la Liturgie, qui est la tradition à sa plus haute puissance, et il ne saurait avoir de repos qu’il n’ait fait taire cette voix, qu’il n’ait déchiré ces pages qui recèlent la foi des siècles passés » (17)
Louis Bouyer a écrit cette remarquable explication à propos du principe essentiel de la tradition dans la liturgie : « La tradition ne peut être maintenue lorsqu’on introduit des innovations inédites ou des archaïsmes artificiels. Tout progrès sain, ainsi que toute véritable réforme, ne peuvent être effectués que par un processus organique. On ne peut ni ajouter de l’extérieur à la liturgie des éléments totalement étrangers, ni la faire régresser vers une vision idéalisée du passé. On peut, et parfois on doit, soit élaguer, soit enrichir la liturgie, mais il faut toujours rester en contact avec l’organisme vivant qui nous a été transmis par nos ancêtres, et toujours respecter les lois de sa structure et de sa croissance. Aucune innovation ne peut donc être acceptée dans le seul but de créer quelque chose de nouveau, et aucune restauration ne peut être le produit d’un désir d’évasion romantique vers un passé mort. Dans ce cas, il faut que la continuité, l’homogénéité de la tradition soit retenue par l’autorité comme condition sine qua non de la perpétuation de la vie d’une réalité qui n’est pas seulement immensément sacrée mais la vie même du corps mystique » (18). Johannes Wagner, liturgiste allemand et membre de la Commission liturgique du Concile Vatican II, a fait cette affirmation mémorable : « L’histoire a prouvé mille fois qu’il n’y a rien de plus dangereux pour une religion, rien n’est plus susceptible de créer le mécontentement, l’incertitude, la division et l’apostasie que l’interférence avec la liturgie et par conséquent avec la sensibilité religieuse » (19).
Le premier dans l’Église qui est tenu à préserver et à défendre le principe de la tradition dans la liturgie, c’est-à-dire sa qualité d’être constante et strictement organique, est le Pape. Louis Bouyer réfutait l’étrange prétention selon laquelle « l’autorité suprême de l’Église n’est liée par quoi que ce soit et pourrait librement nous donner une liturgie entièrement nouvelle, répondant aux besoins de nos jours, sans aucunement plus se soucier du passé, et que, même ainsi, il ne saurait être question que l’Église soit en train de fabriquer une nouvelle liturgie » (20). Le cardinal Joseph Ratzinger à son tour, affirmait ceci : « Après le Concile Vatican II, l’impression est émergée que le pape pouvait vraiment tout faire en matière de liturgique, spécialement s’il agissait sous mandat d’un concile œcuménique. À un moment donné, l’idée du caractère donné de la liturgie, le fait qu’on ne peut pas en faire ce qu’on veut, a disparu de la prise de conscience publique de l’Occident. En revanche, le Concile Vatican I n’avait en aucune façon défini le pape comme un monarque absolu. Au contraire, il l’avait présenté comme le garant de l’obéissance à la Parole révélée. L’autorité du pape est liée par la Tradition de la foi, et cela s’applique aussi à la liturgie. Elle n’est pas « manufacturée » par les autorités. Même le pape ne peut être qu’un humble serviteur de son développement légitime et de son intégrité et identité obligeantes . . . L’autorité du pape n’est pas illimitée ; elle est au service de la Tradition Sacrée. . . La grandeur de la liturgie dépend – nous aurons à le répéter fréquemment – de sa non-spontanéité (Unbeliebigkeit) » (21).
Le Concile œcuménique de Constance (1414 – 1418) a décrit le Pape comme la première personne dans l’Église tenue à garder scrupuleusement non seulement l’intégrité de la foi, mais aussi la tradition de la liturgie, en stipulant cette norme : « Puisque le pontife romain exerce un si grand pouvoir parmi les mortels, il est bon qu’il soit d’autant plus lié par les liens irréfutables de la foi et par les rites qui doivent être observés en ce qui concerne les sacrements de l’Eglise. C’est pourquoi nous décrétons et ordonnons, afin que la plénitude de la foi puisse briller dans un futur pontife romain avec une singulière splendeur dès les premiers instants où il sera devenu pape, que désormais quiconque sera élu pontife romain fasse en public la confession et profession suivante » (22). Lors de cette même session, le Concile de Constance décréta que tout pape nouvellement élu devrait faire un serment de foi, proposant la formule suivante, dont nous citons les passages les plus essentiels : « Moi N. élu pape je professe et promets de cœur et de bouche au Dieu tout-puissant, dont j’entreprends de gouverner l’Eglise avec son secours, et en présence du bienheureux Pierre Prince des apôtres, que tant qu’il plaira au Seigneur de me conserver cette vie fragile, je croirai et tiendrai fermement la foi catholique selon la tradition des apôtres, des conciles généraux et des saints Pères. Je conserverai cette foi tout entière inchangée jusqu’au dernier trait de lettre, et je la confirmerai, la défendrai et la prêcherai jusqu’à donner ma vie et répandre mon sang pour elle, et de même je suivrai et observerai de toutes les manières le rite transmis par les sacrements ecclésiastiques de l’église catholique. »
La forme traditionnelle du rite romain est un témoignage clair et complet des vérités centrales de la foi catholique. Dans le rite traditionnel, aucun élément central du Depositum fidei n’est caché, affaibli ou formulé de manière ambivalente (23). Préserver le précieux trésor de la liturgie traditionnelle fait partie de la préservation du Depositum fidei. L’apôtre Paul avertissait ainsi son disciple : « Ô Timothée, garde le dépôt de la foi qui t’a été confié ! ” (1 Tim 6, 20). Dans une topicalité intemporelle, saint Vincent de Lérins interpréta également cette instruction de l’apôtre dans une dimension liturgique, en disant : « Qui est aujourd’hui Timothée, sinon soit l’Église universelle, en général, soit spécialement le corps tout entier des chefs de l’Église qui doivent posséder eux-mêmes et verser aux autres la science complète du culte divin ? » (24). La messe traditionnelle est l’expression formée au fil des millénaires et le garant avéré de cette connaissance intacte du culte de Dieu (25). En effet, « la Liturgie est la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité » (26).
Mgr Athanasius Schneider
Éévêque auxiliaire de l’archidiocèse de Sainte-Marie à Astana
1 – S. Cyprien, Ep. 74
2 – Eusebe de Cesarée , Histoire écclesiastique , VII, 3,1
3 – Saint Clément , 1 Epitre. 42, 5
4 – 1 Clem 40,1-5
5 – 1 Clem 41,1-4
6 – Saint Basile de Cesarée – De Spiritu Sancto, 66
7 – Saint Irénée, Contre les heresies 4, 18,5)
8 – cf. Michael Fiedrowicz, Theologie der Kirchenväter. Grundlagen frühchristlicher Glaubensreflexion, Fribourg, 2010, p. 250).
9 – cf. ibid., p. 251
10 – Saint-Augustin, Ep. 54, 6
11- Saint Vincent de Lerins , Commonitorium, 7, 6 et suiv.
12 – Dom Prosper Gueranger, Institutions liturgiques, I, Paris, 1878, p. 3
13 – Résumé textuel de l´audience accordée le 12 décembre 1935 à Dom B. Capelle, Questions liturgiques et paroissiales 21 (1936) p.134
14 – Congr. Sacr. Rituum – Sectio Historica – Memoria sulla reforma liturgica: Supplemento II – Annotazioni alla «Memoria», n° 76, Vatican, 1950, pp. 6 et 9, cité in Alcuin Reid, The Organic Development of the Liturgy. The Principles of Liturgical Reform and their Relation to the Twentieth Century Liturgical Movement Prior to the Second Vatican Council, Farnborough, 2004, pp. 149 et suivs., et San Francisco, 2005, pp. 161 suivs.).
15 – Le Cheval de Troie dans la cité de Dieu, Chicago 1967, p. 198
16 – Stephen J.P. van Dijk, O.F.M., Liturgical Movement Past and Present, The Clergy Review, 41, p. 528
17 – op. cit., p. 397, et Institutions liturgiques 1840-1851. Extraits établis par Jean Vaquié, Vouillé, 1977, p. 107
18 – Louis Bouyer, Liturgy Revived: A Doctrinal Commentary of the Conciliar Constitution on the Liturgy, Londres, 1965, p. 55
19 – Johannes Wagner, Reformation aus Rom, Munich, 1967, p. 42
20 – Louis Bouyer, The Word of God Lives in the Liturgy, in A. Martimort et all., The Liturgy and the Word of God, Collegeville, 1959, p. 65
21 – Joseph Ratzingzer,The Spirit of the Liturgy ( L’esprit de la liturgie), San Francisco, 2000, pp. 165-166
22 – Trente-neuvième session du 9 octobre 1417, ratifiée par le pape Martin V
23 – cf. Michael Fiedrowicz, op. cit., p. 289
24 – Saint Vincent de Lerins, Commonitorium 22, 2
25 – cf. Michael Fiedrowicz, op. cit., pp. 292-293
26 – Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, I, Paris, 1878, p. 3
Il ne faudrait pas oublier que ce qu’on appelle aujourd’hui “forme traditionnelle” du rite romain, est une restauration – sous l’égide de Dom Guéranger – du rite hérité du missel plénier issu du concile de Trente, lequel n’était prévu que pour les messes basses et était employé à une époque où le chant grégorien avait disparu. Il faudrait aussi reprendre de que disait saint Pie X de la liturgie à son époque ; le pape appelait (déjà) à un nécessaire dépoussiérage de la liturgie.
C’est sur que la liturgie à la mode Paul VI a dépoussiéré tout ça, je parlerais même de décaper en profondeur, pour ne pas dire déconstruire …