Dans Le Figaro, le philosophe Raphaël Enthoven et Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre et spécialiste de théologie politique, débattent de l’euthanasie. Extraits :
Raphaël ENTHOVEN : […] Nous avons été indignés par les déclarations de Michel Aupetit (qui écrit que c’est «au prétexte d’une fausse compassion» que des médecins pratiquent l’euthanasie ou l’avortement). Et nous avions un profond désaccord avec Erwan Le Morhedec sur la question de la liberté, qui est le vrai cœur du débat. Dans LeFigaroVox, notre adversaire écrivait que l’on ne peut pas librement désirer mourir, et que lorsqu’une personne fait ce choix, c’est que nous avons échoué à la convaincre de la possibilité d’une autre voie. Or, dénier le caractère de liberté à cette décision, c’est se donner les moyens de ne pas en faire un droit. Et c’est jouer sur les mots: le fait d’être contraint par les circonstances n’empêche pas d’exercer sa liberté à l’instant où l’on décide de soi-même. Cela posé, je n’ai, par définition, aucun problème avec la place des catholiques dans le débat public.
Matthieu ROUGÉ : Je suis tout à fait d’accord avec le fait que les débats, notamment les plus importants, doivent être menés dans un climat de respect et de sérénité. Cependant, ce qui m’a choqué dans votre tribune, c’est l’affirmation que légiférer en faveur de l’euthanasie constituerait un acte de laïcité libératrice, un dépassement salutaire de l’imprégnation religieuse maléfique de notre société! J’y ai vu le prolongement de ce qu’a pu écrire Vincent Peillon dans La Révolution française n’est pas terminée: « La Révolution a échoué parce qu’elle n’a pas réussi à éradiquer le catholicisme, religion intrinsèquement incompatible avec la liberté. »
On voit aujourd’hui beaucoup de soignants, agnostiques ou athées, qui s’opposent fermement à l’euthanasie, au nom de la cohérence éthique de leur mission de soignants. Le refus de l’euthanasie ne relève pas nécessairement ni d’abord d’une appartenance religieuse. D’autre part, en tant que chrétien, je pense que mon rapport à la vie ne vient pas interrompre le débat, mais permet au contraire de le relancer, de poser de bonnes questions: accompagne-t-on, aujourd’hui, suffisamment bien les personnes en fin de vie, les personnes atteintes de maladies chroniques graves ou de handicaps très lourds?
Raphaël ENTHOVEN. – Je ne connais pas un seul adversaire de l’euthanasie qui ne soit chrétien. Est-ce un hasard? Au principe du refus de l’euthanasie (comme de l’IVG), on trouve une sacralisation de la vie, aux dépens de la liberté. Le refus d’inscrire l’aide active à mourir dans la loi relève, à mon sens, de cette absolutisation tout à fait obsolète en république. Bien sûr qu’il y a une part d’imprégnation religieuse dans cette question! L’enjeu n’est pas d’extirper le fait religieux de la société, mais de l’empêcher de faire la loi. Or, quand on hésite à accorder la liberté fondamentale de mourir comme on le souhaite, j’ai l’impression que Dieu se prend encore pour un législateur. Ça Lui passera.
Sur la question de l’accompagnement et des soins palliatifs, vous avez raison, c’est un sujet capital. Aucune politique de santé ne peut, aujourd’hui, se penser sans un investissement massif dans ce domaine. Il y a tant de maladies dont on ne guérit pas qu’il faut savoir substituer l’idée de soigner à l’ambition de guérir. Cela dit, l’argument selon lequel seule une défaillance des soins palliatifs est à l’origine du souhait de mourir est irrecevable: ce n’est pas toujours l’absence de soin, ou de bienveillance, qui porte à vouloir hâter le jour de sa mort. On ne soigne pas toujours le désespoir d’être enfermé dans son corps ou de sentir que la tête s’en va.
Matthieu ROUGÉ. – Il me semble difficile d’affirmer le caractère exclusivement chrétien du refus de l’euthanasie, quand on se met à l’écoute du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia! Celui-ci a eu des mots très forts sur la rupture anthropologique majeure que constituerait une législation favorable à l’aide active à mourir. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont dépositaires de la tradition biblique partagent en effet l’idée de la personne humaine créée à l’image de Dieu, de la dignité inaliénable de tout être humain.
Cette idée est entrée de manière fondatrice dans le patrimoine culturel occidental, en se sécularisant et s’universalisant au fil des siècles. Elle conditionne en bonne partie le modèle social auquel notre société demeure si attachée. C’est en réalité ce modèle culturel et social qui serait atteint par la légalisation de l’aide active à mourir. Beaucoup, bien au-delà des croyants, le perçoivent profondément: je pense en particulier aux nombreux soignants qui prennent la parole sur ce sujet, par les sociétés savantes ou les associations de médecins, d’infirmiers et d’infirmières, ou d’aides-soignants, sans être pour autant croyants. […]
Mgr Rougé, votre opposition à l’euthanasie naît-elle du commandement «Tu ne tueras point?» Mettre fin à la vie d’un tiers, n’est-il jamais un acte d’humanité?
Matthieu ROUGÉ. – Mon opposition à l’euthanasie, dans le champ démocratique et pluraliste qui est le nôtre, ne découle pas immédiatement du Décalogue, même si sa force fondatrice m’habite évidemment. Mon refus de l’aide active à mourir s’inscrit en premier ressort dans le choix éthique de vivre en société, qui passe par le respect inconditionnel de toute vie humaine. Il ne s’agit donc pas d’un choix immédiatement religieux ou confessionnel mais bien d’une détermination morale rationnelle. Comme a eu l’occasion de le faire le philosophe agnostique Jürgen Habermas, en dialoguant avec celui qui allait devenir Benoît XVI, je défends le droit des croyants à prendre position dans l’espace démocratique sans être sans cesse renvoyés à leur enracinement spirituel.
Raphaël ENTHOVEN. – Paradoxalement, le Décalogue est plus présent dans mon discours, que dans le vôtre. Mais j’ai une lecture dostoïevskienne du “Tu ne tueras point”. Dostoïevski montre qu’il ne s’agit pas d’un ordre, mais d’un constat. De fait, si «Tu ne tueras point» était un commandement divin, Dieu serait l’être à qui l’on obéit le moins, car l’humain tue à longueur de journée. Quand Dieu dit “Tu ne tueras point”, il signifie, en vérité, que même si l’on tue quelqu’un, on ne le tue pas totalement, on ne met pas à mort ce qu’il incarne. Je ne crois pas à la vie après la mort, mais je crois aux forces de l’esprit. Tout ne meurt pas avec la disparition d’une personne. On peut donner la mort à une personne sans estomper la liberté ou l’élan vital dont tout en elle témoigne, jusqu’à cette dernière décision.
Matthieu ROUGÉ. – J’insiste sur le fait que le débat qui est en cause aujourd’hui ne porte pas sur une vision religieuse ou laïque de la vie. C’est un débat sur la condition humaine, la condition de la vie en société et sur la place que l’interdit de la mort y occupe.
Pour revenir au Décalogue, il est évidemment très important à mes yeux, tout comme le thème de l’homme créé à l’image de Dieu. C’est pourquoi il me semble important de mettre en lumière, à propos de la fin de vie, la convergence de l’ensemble des héritiers de la tradition biblique, les juifs et l’ensemble des chrétiens. Nous sommes dépositaires d’une sagesse millénaire humanisante. Le “Tu ne tueras point”, comme vous le dites en vous référant à Dostoïevski, est à la fois un commandement et une promesse. A travers ce mot d’ordre, cette parole de vie, Dieu nous promet que nous ne serons jamais dans l’obligation de tuer. Il nous exhorte donc à user de notre liberté pour ne pas poser un acte de mort. Dans le contexte qui nous occupe, cela signifie que nous devons être capables d’autre chose que de l’euthanasie pour les personnes en grande souffrance et fragilité.
Face aux questions nouvelles sur la fin de vie et les maladies chroniques et grâce aux nouvelles capacités de lutte contre la douleur et d’accompagnement palliatif, il est nécessaire d’inventer de nouveaux modes de respect de la vie blessée et fragilisée. C’est une question de dignité pour notre société.
Raphaël ENTHOVEN. – Il me semble que l’euthanasie est avant tout un enjeu de laïcité, comme l’était la loi Veil. Et les raisons pour laquelle ces lois-là posent problème relèvent de la persistance incongrue du fait religieux à l’intérieur de la loi. La «fixation de limites» par certains représentants de l’Eglise montre qu’en France, l’aide active à mourir serait une conquête de la laïcité, après l’abolition de la peine de mort, l’avortement et le mariage pour tous. La laïcité n’est rien d’autre que la garantie de la liberté de conscience de chacun. Nous sommes plus libres dans un monde où l’on peut hâter la fin de son supplice, que dans un monde où l’on est privé de ce droit.
Matthieu ROUGÉ. – Au contraire, nous sommes “mieux” libres dans un monde où le respect de la vie humaine est mis au cœur de la société. […]