Une société fondée sur la justice serait condamnée à l’immobilisme et aux blocages.
La justice est la vertu que l’on demande systématiquement aux princes. Qu’ils soient bons est un plus, mais qu’ils soient justes est l’exigence universellement admise que l’on retrouve dans les apologies des rois depuis la plus haute antiquité. On lit souvent même la bonté comme une faiblesse. Quand on regarde de plus près les fameuses apologies, ou les traités du bon souverain qui jalonnent l’histoire, on se rend compte que la justice porte pour le peuple une connotation de sécurité. La justice semble être la garantie de maintenir le minimum des acquis d’une époque. Au fond, le roi juste garantit une loi qui sort de l’arbitraire. Quant à savoir ce qu’est une loi juste, c’est une toute autre affaire qui dépend des lieux et des époques.
Remarquez qu’aujourd’hui on ne demande pas aux chefs d’Etat d’être justes, comme si cette vertu était acquise. On leur demande d’être intègres, c’est-à-dire de ne pas se servir du bien public pour leurs intérêts personnels et de servir effectivement le peuple. C’est à la loi que l’on demande d’être juste. Les gouvernants étant pour leur part chargés de faire voter des lois justes. Ce qui au fond revient au même que de vouloir un souverain juste, à ceci près que la dilution de la représentation du pouvoir dilue du même coup la responsabilité de la justice. Plus exactement, les représentants du peuple ne sont pas souverains, aussi leur prérogative n’est-elle pas la justice, puisqu’ils ne sont que les délégués du souverain qu’est le peuple.
Notez que c’est au souverain qu’on demande d’être juste. Ce qui voudrait dire que, dans une démocratie, la vertu de justice appartiendrait au peuple souverain. Si tant est que la vertu de justice soit en adéquation avec la justice elle-même, cela supposerait donc que le peuple soit en capacité de faire des choix justes.
Pourquoi alors, de toutes parts, appeler à la construction d’un monde plus juste ? Certes le peuple n’est pas au pouvoir partout, mais enfin en France, où il a le pouvoir entre ses mains, la justice ne semble guère être parfaitement établie. La conclusion est assez simple : ou le peuple n’est pas juste, ou il délègue mal sa souveraineté, ou la justice n’est pas la solution.
Je répondrais les trois. Car qu’est-ce que la justice sinon rendre ce qui est dû à qui cela est dû ? La justice suppose fondamentalement de se référer à ce qui est dû et donc à la personne à qui une chose est due. La justice repose sur le droit, en effet, et le droit repose non sur une décision arbitraire de la majorité, mais sur la dignité humaine elle-même. Sont dus à toute personne humaine les fondamentaux nécessaires à sa dignité. Pour connaître ces fondamentaux, que nous appelons, trop rapidement, les droits de l’Homme, encore faut-il accepter l’homme dans sa vérité et donc le connaître. La justice suppose, comme étape préalable, la connaissance des besoins fondamentaux de l’Homme. En d’autres termes, pour exercer la souveraineté en toute justice, il faut savoir qui est l’homme. Ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité de la population manipulée par les médias et les politiques.
A partir du moment où la vérité anthropologique est niée, il ne peut y avoir de justice. Car la justice véritable porte sur un homme réel et concret et non sur un homme virtuel et recomposé par l’idéologie. Aussi, promouvoir la justice suppose comme préalable non négociable de promouvoir l’homme dans sa vérité propre.
Quelle conséquence cela a-t-il sur la justice ? La première est que l’Homme étant la norme et l’étalon de mesure, les lois ne peuvent inventer l’homme, mais doivent défendre et promouvoir ses droits réels et non les droits d’un homme qui n’existe pas. La seconde est que la justice suppose l’égalité fondamentale devant ces droits. Ce n’est pas un scoop, certes, mais l’égalité ne signifie nullement uniformisation. La justice, si elle n’est qu’égalitaire, devient une injustice dans la mesure où par cette égalité elle nie la différence et la singularité. Un homme a le droit de manger, ce en vertu de l’égalité fondamentale de tous les hommes, mais il a le droit de manger à sa faim, ni plus ni moins. Et donc pas à la faim de l’autre. C’est le principe d’équité. Un monde plus juste n’est en aucune façon un monde stéréotypé et standardisé. Bien au contraire, ce type de soviétisation est l’une des plus grandes injustices faites à la dignité humaine.
Toutefois, en admettant le peuple suffisamment formé pour promouvoir des lois effectivement justes, c’est-à-dire fondées sur la dignité humaine et compris dans cet équilibre entre égalité et justice, le monde n’en serait pas moins injuste pour autant. Au mieux serait-il plus juste. Où se situe la nuance me direz-vous ? Si être juste est rendre ce qui est dû à qui cela est dû, l’injustice est la spoliation de ce dû. L’acte de justice est un acte positif répondant à des critères clairs donnés plus haut. L’injustice, pour sa part, est la conséquence d’actes divers et parfois en chaîne sur lesquels nous pouvons ne pas avoir de maîtrise. Plus complexe, l’injustice peut venir de la justice elle-même et c’est là la limite de la revendication d’un monde plus juste, stricto sensu.
Il existe de très nombreux conflits de droits. Parmi les droits fondamentaux nés de la dignité humaine, au milieu des droits contractuels passés entre personnes, se glissent mille conflits. Entre la nécessité d’avoir un toit et l’impossibilité de payer son loyer dû par contrat au propriétaire, le conflit est patent entre deux dus. A cet instant, la justice fera appliquer le droit du contrat au détriment du droit humain fondamental. Mais comment faire sans être injuste envers le propriétaire et sans prendre le parti pris idéologique du mauvais riche, car nombre de propriétaires ont besoin de ces loyers pour vivre aussi.
Une société fondée sur la seule justice est vouée à la sclérose et à l’injustice permanente. Quand la conférence épiscopale française conclut sa déclaration « 2017, année électorale : quelques éléments de réflexion », en appelant à investir toutes nos capacités pour construire une société plus juste et plus respectueuse de chacun, elle condamne la société à l’immobilisme et s’arrête en chemin. Elle ne fait rien d’autre qu’encourager un monde horizontal et de devoir. Car la justice est un devoir, puisque nous sommes dans ce qui est dû. Le chrétien est pourtant appelé à bien plus. Comme les papes nous y invitent depuis Paul VI, nous ne sommes pas appelés à la civilisation de la justice mais de l’amour. Malheureusement, cette expression se confond aujourd’hui avec une vision néo-bisounours de l’amour. L’amour, autrement dit la charité, est bien plus que l’accomplissement de la justice. Au contraire, elle permet de dépasser les blocages de la justice, en sortant du simple rapport légaliste que comprend la justice.
La charité que l’on n’ose plus nommer aujourd’hui est pourtant la solution d’avenir du monde car, par elle, nous sommes appelés à chercher et désirer le bien de l’autre. C’est ce désir qui permet de faire sauter les blocages d’une société purement fondée sur la justice et le droit. Car la charité, qui n’est pas du social mystico-gélatineux mais qui respecte la vérité profonde de la dignité humaine, permet le don gratuit. Avec la justice, notre don est contractuel. Nous n’avons fait que ce qui est dû. Avec la charité commence la gratuité, le don et donc l’amour. La gratuité du don à laquelle Benoit XVI appelle dans son encyclique Caritas in veritate est le véritable moteur d’une société effectivement plus juste, mais d’essence charitable.
Le chrétien n’est pas appelé à fonder une société sur la justice, mais sur la charité. Pas très vendeur politiquement ? Pour autant, si les chrétiens ne tracent pas ce chemin de nouveauté, s’ils ne font pas entendre cette voix originale, qui le fera ? Si les chrétiens sont témoins de la simple justice, en quoi diffèrent-ils de l’athée généreux qui respecte tous les aspects de la dignité humaine ?
Sans cette ouverture à la charité comme fondement de la reconstruction de notre société, la civilisation de l’amour ne sera qu’une cymbale qui retentit. N’est-ce pas du reste ce que nous dit saint Paul ?
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.… » 1 Cor 13