Âgé de 50 ans, Mgr Erik Varden, est évêque de Trondheim depuis 2019 ainsi que de Tromsø. Depuis septembre dernier, il préside la conférence épiscopale de Scandinavie. Issu d’une famille luthérienne pratiquement agnostique, il s’est converti à l’âge de quinze ans après avoir écouté la Symphonie n° 2 « Résurrection » de Gustav Mahler. Depuis 2002, il est moine cistercien et a été abbé de l’abbaye de Mount Saint Bernard en Angleterre. Son dernier livre, « Chastity », sorti il y a un an aux États-Unis chez Bloomsbury et traduit en plusieurs langues, déjà audacieux par son titre, nous entraîne dans un voyage passionnant à travers la Bible et la grande musique, la littérature, la peinture, d’Homère aux Pères du désert en passant par Mozart et une bonne dizaine d’écrivains et poètes modernes plus ou moins éloignés de la foi chrétienne. Une foi que Mgr Varden veut exprimer sous une forme compréhensible même pour ceux qui en sont très éloignés, en faisant appel à l’expérience universelle et en essayant de lire cette expérience à la lumière de la révélation biblique.
Entretien avec Mgr Erik Varden, extrait de « Il Foglio » du 24 décembre 2024, traduit sur Diakonos :
C’est Noël, on parle beaucoup d’espoir. Mais quand on pense aux tranchées ukrainiennes, à Gaza, au Liban et à la Syrie, se dire que tout ira bien semble presque être une insulte. L’espérance chrétienne vient nous aider : quel est son sens véritable, notamment par rapport au monde déchiré par la guerre ?
Le christianisme n’est pas une utopie. La religion biblique est réaliste au plus haut degré et d’une manière déconcertante. Les grands maîtres de la foi ont toujours insisté sur le fait que la vie surnaturelle doit se baser sur une profonde considération de la nature. Nous devons nous entraîner à voir les choses telles qu’elles sont, et à nous voir nous-mêmes tels que nous sommes. Avoir de l’espérance en tant que chrétien ne signifie pas s’attendre à ce que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout ne va pas pour le mieux. Espérer, c’est croire que tout, même l’injustice, peut avoir un sens et un but malgré tout. La lumière « brille dans les ténèbres », mais elle ne fait pas disparaître les ténèbres ; cela se produira dans les cieux nouveaux et sur la nouvelle terre où « il n’y aura plus de nuit ». Ici et maintenant, l’espoir se manifeste comme une lueur. Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas d’importance. L’espérance a une propension bénie à la contagion qui lui permet de répandre de cœur en cœur. Les puissances totalitaires s’emploient toujours à détruire l’espérance et à pousser les gens au désespoir. Se mettre à l’école de l’espérance signifie s’exercer à la liberté. C’est un art à pratiquer assidûment dans l’atmosphère fataliste et déterministe dans laquelle nous vivons.
Noël a quelque chose de mystérieux qui fascine même les non-croyants. Pensons par exemple à Paul Claudel, qui s’est converti en entendant un office des Vêpres de Noël à Notre-Dame en 1886. Ou encore à Jean-Paul Sartre, athée s’il en est, qui écrivait dans l’un de ses récits : « La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux, qui n’apparut qu’une seule fois sur une figure humaine ». Quel est donc ce mystère de Noël qui attire tout le monde ?
L’émerveillement dont Sartre parle n’apparaît-il pas sur certaines représentations de la Vierge dans l’iconographie byzantine ? L’attrait de Noël repose dans les représentations évangéliques les plus emblématiques : l’enfant qui vient de naître ; l’annonce de la paix ; l’affirmation que tous les hommes sont au fond capables de « bonne volonté » ; le silence paisible d’une nuit pendant laquelle toute la création – hommes, animaux, et étoiles – se dispose harmonieusement dans l’attente autour d’un centre qui s’impose comme une évidence. Claudel écrit ceci dans « L’annonce faite à Marie », que je relis chaque Noël : « Beaucoup de choses se consument au feu d’un cœur ardent ». Noël nous donne l’intuition de ce que notre cœur désire. Il nous donne le sens de ce qui passe et de ce qui reste. La difficulté, c’est de laisser cette intuition se concrétiser dans les décisions qui définissent notre vie et de ne pas la confiner paresseusement dans un sentiment éphémère.
Vous êtes évêque dans l’une de ces périphéries dont le Pape François parle si souvent. Et qui plus est, d’une périphérie européenne. Aux yeux du Sud, il est évident dans le Sud que la foi est en voie de perdition, sous la pression d’un laïcisme qui se fait sans cesse plus oppressant. Quel est votre propre point de vue, justement, depuis la périphérie ?
Une périphérie se définit par rapport à un centre. Dans l’optique chrétienne, le centre n’est pas un point sur la carte. Le centre est l’endroit où le mystère du Christ est présent en plénitude. La périphérie est appelée à devenir centre. Nous pouvons voir cette dynamique à l’œuvre dans l’histoire de la mission de l’Église. La flamme de la foi resplendit toujours de plus belle là où on ne l’attend pas. Quelle n’a pas été l’étonnement de ces Européens à leur arrivée aux Indes au XVIe siècle, eux qui pensaient avoir atteint les frontières de la civilisation, en découvrant que ce centre avait déjà été rejoint à l’époque des apôtres pendant que leurs ancêtres adoraient encore des bouts de bois et de pierre ? Ce terme de « périphérie » est souvent utilisé par des institutions ou des personnes qui sont certaines d’être au centre en vertu de privilèges héréditaires. La foi remet ce postulat en question. Elle nous incite à nous demander : « Où est le centre, en réalité ? ». En termes bibliques, il s’agit de suivre l’Agneau où qu’il aille, en abandonnant la conviction confortable de penser qu’il est nécessairement chez nous.
Dans votre Livre « Quand craque la solitude : la mémoire et la vie » vous écrivez que « pour vivre, il faut apprendre à regarder la mort en face ». N’est-ce pas dû au fait que, dans ce climat d’anesthésie collectif, depuis plusieurs générations, l’Europe ne sait plus ce qu’est la guerre et la mort sur son territoire ?
Le risque, c’est de croire que la paix est acquise une fois pour toute, de penser qu’elle serait en quelque sorte la norme. Ce n’est pas le cas. L’histoire nous le rappelle avec insistance. Au fil des ans, j’ai toujours été interpellé par le fait que la première mort dont parle l’Écriture est un fratricide. C’est un modèle qui se répète avec une terrible constance jusqu’à nos jours. Le Prologue de la Règle de saint Benoît cite un psaume qui nous ouvre une perspective intéressante. Saint Benoît nous exhorte à « chercher la paix et à la poursuivre ». Il nous rappelle que la paix est une dynamique, une réalité vivante à promouvoir. Ce demi-siècle européen sans guerre majeure a été une sorte de miracle. Aujourd’hui, l’horizon s’assombrit. En Ukraine, une guerre injuste fait rage ; les gouvernements tombent les uns après les autres ; les coalitions fragiles éclatent, tout cela génère de l’anxiété ; la rhétorique de l’agression se répand comme une fumée toxique. J’ai pourtant l’impression que notre continent, et les jeunes en particulier, sont en train de se réveiller. Le Covid a été une sonnette d’alarme. Il a rapproché le spectre de la mort. Il a fait voler en éclat l’illusion selon laquelle la richesse ou la science nous mettaient à l’abri, que la mort était quelque chose qui n’arrivait qu’aux autres. Avons-nous suffisamment réfléchi à ces leçons que l’histoire récente nous a données ? Je pense que non. J’y vois une occasion manquée, du point de vue politique et catéchétique.
Nous avons assisté à la retransmission dans le monde entier de l’inauguration de la cathédrale de Notre-Dame restaurée après l’incendie. Nous avons vu une foule immense, les puissants qui faisaient la file pour entrer, les gens ordinaires qui ont contribué au financement des travaux comme cela se passait au Moyen Âge. Alors, ne sommes-nous pas malgré tout encore attaché à ces symboles qui évoquent notre identité ?
Le fait que nous restions attachés à certains symboles semble évident. Les manifestations de douleur qui ont suivi l’incendie de Notre-Dame ont été émouvantes. Honneur à tous ceux qui ont contribué à sa reconstruction ! Mais à quoi sommes-nous attachés ? À un grand sanctuaire chrétien ? Ou à un simulacre culturel ? Pendant l’Avent, l’Église nous fait lire le prophète Isaïe. C’est une lecture bouleversante. Isaïe nous propose des images de consolation merveilleuses, des prophéties mystérieuses de l’incarnation. Mais dans le même temps, il déclare que la rédemption naîtra de la ruine. Il précise que c’est le Seigneur qui a voulu la destruction de Jérusalem et l’exil de son peuple, précisément pour leur enseigner à ne pas mettre leur confiance dans des bâtiments mais à vivre, au contraire, selon la grâce, portés jour après jour dans la fragilité de notre existence humaine. C’est le rôle de l’Église de faire en sorte que notre patrimoine architectural et artistique reste un signe puissant de la bonté de Dieu qui rend possible la rencontre entre notre être terrestre et la splendeur incréée, divine. Avons-nous encore suffisamment confiance en notre tradition pour aider nos contemporains à voir ce que les lieux et les objets qui forment en apparence notre identité culturelle signifient et promettent implicitement ? Il y a là un grand espace pour un examen de conscience. Il me semble que nous baissions souvent les bras face à la sécularisation moderne. Nous nous efforçons de rendre notre patrimoine acceptable selon ses propres critères alors que notre époque exige de nous quelque chose de différent.
Pensez-vous que nous, les Européens du troisième millénaire, nous ayons un problème d’identité ? Savons-nous encore qui nous sommes et d’où nous venons ?
Cela fait longtemps que le consensus n’a jamais été aussi faible sur des questions fondamentales : ce que signifie être un homme ou être une femme, ce qu’est un être humain, ce qu’une société devrait être. Pendant longtemps, il semblait que les débats publics bourdonnaient comme de véritables guêpiers. Tout ceux qui y prenaient part couraient le risque de se faire piquer. À présent, j’ai l’impression que la tendance est lentement en train de s’inverser : de plus en plus de personnes se posent des questions et attendent des raisonnements solides et des critères fiables. La tradition intellectuelle catholique a beaucoup à apporter en la matière. Sans vouloir en rien diminuer l’importance du travail caritatif ou des combats pour la paix et la justice, je crois que l’apostolat intellectuel est fondamental pour les prochaines décennies. Le Verbe s’est fait chair pour imprégner de « logos » notre propre nature, créée à l’image du Verbe. Quand nous embrassons cet aspect de notre être et que nous l’assumons, nous commençons à nous souvenir de notre dignité.
On entend souvent dans ce que l’on appelle « l’opinion publique » que l’Église est rétrograde, surtout en matière de morale et même de bioéthique : après tout, dit-on, pourquoi dire non à l’euthanasie si une personne est en train de souffrir ? La solution la plus simple est celle qui séduit le plus. Le problème, c’est qu’il y a souvent aussi beaucoup d’hommes d’Église qui appellent au « changement » et à la « réforme » dans les médias. Quelle est votre opinion ? À quel moment est-il utile d’écouter le « Zeitgeist » et quand est-ce risqué ?
L’air du temps est très bavard ! Bien sûr, il faut l’écouter : il envoie des messages dont il faut tenir compte. Mais chercher à le suivre est un acte de défiance contre soi-même : quand nous parvenons à l’endroit où il se trouvait il y a un instant, il est déjà plus loin. L’Église, par nature, avance lentement. Nous courons le risque de nous engager dans ce que nous pensons être les tendances du moment alors qu’elles ne sont déjà plus que des braises mourantes. C’est ainsi que nous passons, sans succès, et de façon légèrement absurde, d’une étincelle éteinte à une autre. Il serait certainement plus prometteur, intéressant et joyeux de s’attacher à ce qui résiste. Voilà ce qui parlera aux cœurs et aux esprits humains de notre époque comme de toutes les époques. Le Concile Vatican II a été caractérisé par une invitation à boire en abondance à toutes les sources. La principale vitalité de la vie catholique du XXe siècle est issue de cet enthousiasme à découvrir des puits oubliés et à y trouver de l’eau limpide et fraîche. Où est passé cet enthousiasme ? Pourquoi avons-nous le sentiment de devoir abandonner les puits pour aller installer des stands pliants à côté des distributeurs automatiques ?
Une dernière question : on dit souvent que notre monde, le monde occidental, est désormais postchrétien. Êtes-vous d’accord avec cette définition ? Et ensuite, comment l’homme d’aujourd’hui qui se considère encore chrétien peut-il faire vivre sa présence dans cette réalité ?
Je ne suis pas d’accord sur ce point. Théologiquement, le mot « postchrétien » n’a aucun sens. Le Christ est l’Alpha et l’Oméga, et toutes les lettres intermédiaires. Il porte constitutionnellement la fraîcheur de la rosée du matin : ce n’est pas pour rien que pendant l’Avent, nous implorons le ciel en chantant « Rorate ! ». Le christianisme est à l’aurore. Si parfois, à certaines périodes, nous nous sentons envahis plongés dans le crépuscule, c’est parce qu’un nouveau jour est en train de naître. SI l’on veut parler de « pré » et de « post », il me semble plus approprié de suggérer que nous nous trouvons au seuil d’une époque que je définirais comme « post-séculière ». La sécularisation a fait son temps. Elle est épuisée, dépourvue de finalité positive. Entretemps, l’être humain continue à vivre avec des aspirations profondes. Si vous considérez le fait que Marilynne Robinson et Jon Fosse sont lus dans le monde entier ; que les gens se pressent dans les salles de cinéma pour voir les films de Terence Malick ; que des milliers de personnes cherchent à s’instruire dans la foi. Ce sont des signes des temps. Ils devraient nous encourager et nous inciter résolument à pas mettre la lampe sous le boisseau. L’Église a les paroles et les signes pour transmettre l’éternité comme une réalité. L’écrivaine anglaise Helen Waddel a dit ceci : « Avoir même la plus petite conception de l’infini, c’est comme retirer la pierre qui obstrue un puits. » N’est-ce pas cela le devoir chrétien fondamental en ce moment ? « Sursum corda ! ».