De l’abbé Claude Barthe dans Res Novae :
Neuf mois avant l’encyclique de Pie XI, Quas primas, du 11 décembre 1925, sur la royauté du Christ et son rejet de l’athéisme d’État, l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France l’anticipait par une condamnation de la laïcité, comme contraire aux droits de Dieu sur la société. C’était il y a cent ans.
Un épiscopat français majoritairement intransigeant
La Séparation de l’Église et de l’État en 1905 avait provoqué un traumatisme profond dans l’épiscopat français, qui se sentait dépossédé en même temps que de ses palais épiscopaux, d’une bonne part de son influence sociale. Mais alors qu’en régime concordataire toute réunion nationale lui était interdite, après la Grande Guerre, put librement s’organiser une Assemblée des Cardinaux et Archevêques, l’ACA[1], avec la bénédiction de Benoît XV, puis de Pie XI.
De 1919 à 1930, dans la période qui nous intéresse, l’épiscopat français restait configuré par les nominations que saint Pie X avait faites après la Séparation, et la ligne qu’il lui avait imprimée, avec ces intransigeants à des degrés divers qu’étaient notamment NNSS Humbrecht (Besançon), du Bois de La Villerabel (Rouen), Ricard (Auch), Dubillard (Chambéry), Castellan (Digne), Monestès (Dijon), Maurin (Grenoble), Durfort (Poitiers), Charost (Rennes), Marty (Montauban), de Cabrières (Montpellier), Penon (Moulins), Bougouin (Périgueux), Nègre (Tours), Métreau (Tulle).
Pie X disparu, l’orientation de l’épiscopat se trouva en décalage avec celle de Rome, représentée par le nonce Cerretti. Le Secrétaire d’État Gasparri, s’appuyant sur l’union sacrée scellée pendant la guerre des catholiques et des républicains, voulait faire en sorte que soient intégrées les directives de Ralliement de Léon XIII. Il s’agissait concrètement d’asseoir la reprise des relations diplomatiques entre la République française et le Saint-Siège et de conclure avec elle un compromis par l’acceptation d’associations diocésaines donnant une assise légale aux diocèses français, contrairement à saint Pie X qui avait poussé l’épiscopat à refuser les associations cultuelles (encyclique Maximam gravissimamque de 1924).
La commission permanente de l’ACA était présidée par Louis Luçon, archevêque de Reims, créé cardinal par Pie X, le secrétaire en était Mgr Chollet, archevêque de Cambrai depuis 1913, l’un et l’autre de tendance intransigeante, Mgr Chollet étant assisté du P. Marie-Albert Janvier, dominicain, un représentant des catholiques non ralliés (il avait claqué la porte de l’Action libérale populaire de Jacques Piou).
Mais s’il y avait des tensions entre l’ACA – l’acceptation de la République était loin d’être acquise chez bien des prélats français – et le transigeantisme de Rome, elles ne portaient nullement sur la condamnation de la Séparation et de la laïcité, jugées inacceptables par Pie XI (« Nous confirmons la réprobation de la loi inique de Séparation », disait Pie XI dans Maximam gravissimamque).
Or, en 1924 une Chambre des Députés dominée par le Cartel des Gauches succéda à celle de 1919, dans laquelle le Bloc national était largement majoritaire (dite Chambre Bleu horizon par allusion à la couleur de l’uniforme des nombreux anciens combattants qui y siégeaient). Édouard Herriot, du parti radical, aussi cultivé que rusé politicien, le nouveau président du conseil des ministres (14 avril 1924- 10 avril 1925), se parant du « respect scrupuleux des lois laïques », voulait rompre à nouveau les relations diplomatiques, reprendre les expulsions de congrégations, abroger le statut concordataire en Alsace-Lorraine reprise à l’Allemagne, et raviver les lois de laïcité dans l’enseignement.
Sans tenir compte de la ligne romaine, l’ACA choisit l’affrontement.
« Les lois de laïcité ne sont pas des lois »
La déclaration « sur les lois dites de laïcité et les mesures à prendre pour les combattre » du 10 mars 1925[2] préparée par le P. Janvier, tenait certes compte de l’encyclique de Léon XIII Au milieu des sollicitudes, et s’en prenait aux lois mauvaises de la République et non aux institutions républicaines. Mais sur le point de la laïcité, elle attaquait de fait la matrice de la Révolution : « Les lois de laïcité sont injustes d’abord parce qu’elles sont contraires aux droits formels de Dieu. Elles procèdent de l’athéisme et y conduisentdans l’ordre individuel, familial, social, politique, national, international. Elles supposent la méconnaissance totale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son Évangile. Elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles (la liberté, la solidarité, l’humanité, la science, etc.) ; à déchristianiser toutes les vies et toutes les institutions. Ceux qui en ont inauguré le règne, ceux qui l’ont affermi, étendu, imposé, n’ont pas eu d’autre but. De ce fait, elles sont l’œuvre de l’impiété, qui est l’expression de la plus coupable des injustices, comme la religion catholique est l’expression de la plus haute justice. »
Et d’énumérer quatre ensembles législatifs de laïcisation : la loi scolaire qui « enlève aux parents la liberté qui leur appartient » en même temps qu’elle trompe l’intelligence des enfants, pervertit leur volonté, fausse leur conscience ; la loi de Séparation, qui dépouille l’Église des biens qui étaient nécessaires à son ministère, « sans compter qu’elle entraîne la rupture officielle, publique, scandaleuse de la société avec l’Eglise, la religion et Dieu » ; la loi du divorce qui « autorise juridiquement l’adultère » ; et l’ensemble des dispositions qui laïcisent les hôpitaux et privent les malades de consolations spirituelles en les exposant à mourir sans sacrement.
Venait alors le cœur du propos : c’est non seulement un droit mais un devoir de leur désobéir.
« Les lois de laïcité ne sont pas des lois. Elles n’ont de loi que le nom, un nom usurpé ; elles ne sont que des corruptions de la loi, des violences plutôt que des lois, dit Saint Thomas[3] […]. Après avoir ruiné les principes essentiels sur lesquels repose la société, elles sont ennemis de la vraie religion qui nous ordonne de reconnaître et d’adorer, dans tous les domaines, Dieu et son Christ, d’adhérer à leur enseignement, de nous soumettre à leurs commandements, de sauver à tout prix nos âmes, il ne nous est pas permis de leur obéir, nous avons le droit et le devoir de les combattre et d’en exiger, par tous les moyens honnêtes, l’abrogation. »
Les prélats français, libérés des liens concordataires, fort du sacrifice des prêtres, religieux et séminaristes durant la guerre, et non encore bridés par la condamnation de l’Action française, étaient clairement combattifs, presque subversifs.
Deux tactiques sont possibles expliquaient-ils. « La première consisterait à ne pas heurter de front les législateurs laïcs ; à essayer de les apaiser et d’obtenir qu’après avoir appliqué leurs lois dans un esprit de modération, ils finissent par les laisser tomber en désuétude. » Mais elle présente, continuait-elle, des inconvénients graves :
- « Elle laisse les lois debout. À supposer qu’un ministère ou plusieurs ministères n’en usent qu’avec bienveillance, ou cessent d’en user contre les catholiques, il dépendra d’un nouveau gouvernement de les tirer de l’oubli ». Les effets du laïcisme sont atténués provisoirement, mais le principe subsiste. « On dira qu’une attitude de conciliation nous a valu quelques faveurs particulières. Petits avantages quand on songe à l’immense courant d’erreur qui envahit les âmes et les entraîne à l’apostasie ! »
- « Les plus malfaisantes de ces lois continuent à agir, quelles que soient les intentions des ministères successifs. »
- « Cette politique encourage nos adversaires, qui, comptant sur notre résignation et notre passivité, se livrent chaque jour à de nouveaux attentats contre l’Église. »
C’est donc une deuxième tactique qui était prônée, « plus militante et plus énergique ». Elle voulait que « sur tous les terrains, dans toutes les régions du pays, on déclare ouvertement et unanimement la guerre au laïcisme et à ses principes jusqu’à l’abolition des lois iniques qui en émanent », avec « toutes les armes légitimes », énumérées ici encore en trois points, comme dans un bon sermon :
- Action sur l’opinion par une propagande persévérante, notamment par des journaux et conférences, et aussi par des « manifestations extérieures ».
- Action sur les législateurs, essentiellement en ne votant que pour des hommes politiques adversaires de la laïcité. La déclaration, se référant à l’avis d’« hommes graves », réfutait la tactique du « moindre mal » en matière de vote, consistant, à défaut d’un bon candidat, de voter pour le moins mauvais.
- Action sur le gouvernement : imiter les manifestants qui « se rendent en masse aux portes des mairies, des préfectures, des ministères », envoient aux gouvernants des protestations, délégations, ultimatums, déclenchent des grèves.
Une préparation des voies de l’encyclique Quas primas
La déclaration de l’ACA suscita des tempêtes à la Chambre des députés. Herriot interpellé par un député du Cartel des Gauches, sur l’attitude que comptait prendre le gouvernement, répondit de manière très mesurée, mais dénonça, notamment comme source idéologique du texte épiscopal, la doctrine du Séminaire français de Rome, où se recrutait largement les évêques de France (Herriot visait le P. Henri Le Floch, spiritain, son supérieur, une des hautes figures du catholicisme intégral). Et surtout il dénonçait l’aspect le plus subversif du texte des évêques : « La déclaration des archevêques et des cardinaux dit non pas qu’il faut réformer la loi, mais qu’il faut la violer. »
À Rome, le cardinal Gasparri découvrit la déclaration des cardinaux et archevêques en lisant La Croix. On imagine son déplaisir. Il regretta auprès du cardinal Luçon de n’avoir pas été informé, regrettant surtout le ton « agressif » du document. Tant le cardinal Luçon que Mgr Chollet se défendirent en invoquant l’urgence …
Mais si la méfiance de la part de Pie XI vis-à-vis des prélats français trop marqués à son gré par le style Pie X était évidente, le pape, qui avait choisi pour devise Pax Christi in regno Christi, adhérait pleinement sur le fond à leur condamnation de la laïcité. Dans son encyclique Ubi arcano, de 1922, il affirmait que « Jésus-Christ règne dans la société lorsque, rendant à Dieu un souverain hommage, elle reconnaît que c’est de lui que dérivent l’autorité et ses droits » et qu’il n’y avait « de paix du Christ que par le règne du Christ. » Le pape estimait que c’était l’apostasie des nations qui les avait conduites au suicide collectif de la Grande Guerre. La déclaration de l’ACA anticipait ainsi sur les thèmes de l’encyclique Quas primas publiée neuf mois plus tard, et dont le but, en instituant une fête annuelle du Christ-Roi le dernier dimanche d’octobre, visait lui aussi« la peste de notre époque, […] le laïcisme, ainsi qu’on l’appelle, avec ses erreurs et ses entreprises criminelles. »
« Quelle que soit la forme de gouvernement, avait dit Léon XIII dans Immortale Dei, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. […] Les chefs d’État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de l’autorité tutélaire des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité. » Et Pie XI précisait : « Les gouvernants et les magistrats ont l’obligation, aussi bien que les particuliers, de rendre au Christ un culte public et d’obéir à ses lois. »
Heureux temps où le magistère du pape et des évêques rappelait que l’obligation pour la société politique de rendre un culte public à Dieu est de droit naturel.
Le « bras armé » des évêques de France ?
La déclaration de l’ACA du 10 mars 1925, avait été précédée de la fondation, en février 1924, de la Fédération nationale catholique (FNC) par le général Édouard de Castelnau, le plus intelligent des généraux de 14-18 selon ses pairs, à l’instigation justement des cardinaux et archevêques. Elle formait un puissant groupe de pression dont l’organisation en unions diocésaines, unions cantonales, unions paroissiales, calquait celle du catholicisme français en diocèses, doyennés, paroisses. Son premier congrès national, les États généraux de la FNC, sorte d’assemblée de tout le catholicisme militant, eut précisément lieu en février 1925, juste avant la publication de la déclaration de l’ACA, laquelle galvanisa les militants rentrés dans leurs foyers. Tout était bien calculé. Il faut dire qu’on était en quelque sorte en « circuit court », le P. Janvier étant aussi l’aumônier de la FNC.
Le programme militant de l’ACA fut appliqué par la FNC à la lettre. Les manifestations de grande importance se multiplièrent jusqu’en 1927 spécialement dans l’Ouest (50.000 manifestants à Angers, 60.000 à Saint-Laurent-sur-Sèvre, etc.), mais aussi dans les départements de l’Est, à Toulouse, des évêques ne craignant pas d’y prendre la parole.
Cependant, la FNC du général de Castelnau, qui réunissait bien des courants et tendances, se plaçait globalement un cran en dessous de l’ACA du point de vue politique : elle n’était certes pas substantiellement démocrate, comme le Sillon de Marc Sangnier, d’où sortiront les démocrates-chrétiens français, mais elle ne se voulait pas subversive à la manière de l’Action française, si tant est que celle-ci ait conservé à l’époque son projet du « coup de force ».
L’AF contribuait d’ailleurs aux immenses manifestations de la FNC. Le P. Janvier (y compris après la condamnation de 1926), et pas mal d’évêques avec lui, avaient des sympathies pour le mouvement de Charles Maurras, ce dont Pie XI fera amèrement l’expérience lorsqu’il le condamna l’année suivante. Castelnau, en revanche, était clairement « non Action française ». En fait, il avait abandonné toute ambition politique après avoir été député durant la législature de la Chambre Bleue horizon, au sein du grand parti libéral et conservateur qu’était la Fédération républicaine.
Les gains du processus revendicatif lancé par la déclaration des hauts prélats français ne furent pas négligeables, puisque, dès 1925, Édouard Herriot recula devant cette pression de toutes les droites : le concordat de 1801 fut maintenu en Alsace-Lorraine, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège continuées et les congrégations religieuses, tant celles revenues en France après la Grande Guerre que celles ne l’ayant pas quittée, y restèrent.
Mais la République laïque demeurait laïque. Jusqu’où les évêques de France étaient-ils prêts à aller dans leurs consignes ? La déclaration de l’ACA du 10 mars 1925 contenait un passage-clé, un peu embarrassé, qui était curieusement mis entre parenthèses : « (La religion laisse à chacun la liberté d’être républicain, royaliste, impérialiste, parce que ces diverses formes de gouvernement sont conciliables avec elle ; elle ne lui laisse pas la liberté d’être socialiste, communiste ou anarchiste, car ces trois sectes sont condamnées par la raison et par l’Église. À moins de circonstances particulières, les catholiques sont tenus de servir loyalement les gouvernements de fait aussi longtemps que ceux-ci travaillent au bien temporel et spirituel de leurs sujets [c’est nous qui soulignons] ; ils ne leur est pas permis de prêter leur concours aux mesures injustes ou impies que prennent les gouvernements ; ils sont obligés de se rappeler que la politique, étant une partie de la morale, est soumise, comme la morale, à la raison, à la religion, à Dieu. C’est d’une façon analogue qu’il convient de réfuter les autres préjugés répandus dans la population.) »
L’ACA se plaçait ainsi dans une ambiguïté calculée : respect des consignes de Ralliement de Léon XIII au pouvoir républicain établi, simplement qualifié de « gouvernement de fait », mais en rendant possible le passage de la désobéissance aux lois injustes à la sécession : les catholiques ne sont tenus de servir loyalement les gouvernements qu’« aussi longtemps que ceux-ci travaillent au bien temporel et spirituel de leurs sujets ».
Malgré tout, la défense de la Cité chrétienne par ces évêques se réduisait à accoucher d’un groupe de pression conservateur. Et son chef, le général de Castelnau, pourtant à la tête d’un mouvement considérable qui, en un an seulement, était parvenu à regrouper deux millions de catholiques, se satisfaisait d’avoir réussi à conserver un nonce du pape avenue du Président-Wilson. Il ne cultivait, même pas sous forme d’utopie, le projet d’établissement d’un État catholique.
Abbé Claude Barthe