Ce Dimanche était appelé, au moyen âge, le sixième et dernier dimanche après le Natal des Apôtres ou la fête de saint Pierre, dans les années où Pâques atteignait son dernier terme en avril. Il n’était au contraire que le premier de la série dominicale ainsi dénommée, lorsque Pâques suivait immédiatement l’équinoxe du printemps.
Nous avons vu qu’en raison du même mouvement si variable imprimé à toute la dernière partie du cycle liturgique par la date de la Solennité des solennités, cette semaine pouvait être déjà la deuxième de la lecture des livres Sapientiaux, quoique le plus souvent on doive y continuer encore celle des livres des Rois. Dans ce dernier cas, c’est l’ancien temple élevé par Salomon le Pacifique à la gloire de Jéhovah qui attire aujourd’hui l’attention de la sainte Église ; et les chants de la Messe sont alors, comme nous le verrons, en parfaite harmonie avec les lectures de l’Office de la nuit.
Saluons donc une dernière fois avant sa chute le splendide monument de l’ancienne alliance. A la veille des événements qui se préparent, l’Église veut rendre cet hommage au glorieux et divin passé qui l’a précédée. Entrons avec elle dans les sentiments des chrétiens de Juda ses premiers-nés, lorsqu’instruits du prochain accomplissement des prophéties, ils quittèrent Jérusalem par l’ordre d’en haut. Ce fut un moment solennel que celui où la petite troupe d’élus, en qui seule survivait la foi d’Abraham et l’intelligence des destinées du peuple hébreu, se retourna sur le chemin de l’émigration pour contempler, dans un long regard d’adieu, la cité de ses pères. Prenant à l’Orient la route du Jourdain, au delà duquel l’attendait le refuge préparé par Dieu aux restes d’Israël, elle dut s’arrêter sur la pente du mont des Oliviers qui, dominant la ville, allait bientôt la dérober à ses yeux. Moins de quarante ans auparavant, au même endroit, l’Homme-Dieu s’était assis[Marc, XIII, 1-3.[]], promenant une dernière fois, lui aussi, son regard divin sur la ville et le temple. De cette place devenue sacrée, que vénèrent encore aujourd’hui les pèlerins, Jérusalem apparaissait dans sa magnificence. Relevée depuis longtemps de ses anciennes ruines, les princes de la race d’Hérode, favoris des Romains, l’avaient encore agrandie ; elle se montrait aux yeux de nos fugitifs plus complète et plus belle qu’elle ne l’avait jamais été dans les périodes antérieures de son histoire. Rien au dehors n’annonçait encore la cité maudite. Toujours assise comme une reine forte et puissante au milieu des montagnes que le Psalmiste avait chantées, couronnée de tours et pleine de palais, elle enchâssait dignement dans la triple enceinte de ses murailles achevée par les derniers rois, les plus nobles cimes des monts de Judée comme de l’univers : Sion et ses augustes souvenirs ; le Golgotha, colline obscure et pauvre que n’illuminait point encore la gloire du saint tombeau, mais dont déjà, à cette heure même, l’attraction puissante et vengeresse jetait une première fois sur cette terre les légions d’Occident ; Moriah enfin, la montagne sacrée du vieux monde, servant de base au temple sans rival dont la possession faisait de Jérusalem la plus illustre des villes de tout l’Orient pour les gentils eux-mêmes.
« Au lever du soleil, lorsque de loin sur la sainte montagne apparaissait le sanctuaire dominant de plus de cent coudées les deux rangées de portiques qui formaient sa double enceinte ; quand le jour versait ses premiers feux sur cette façade d’or et de marbre blanc ; quand scintillaient les mille aiguilles dorées qui surmontaient son faîte : il semblait, dit Josèphe, que ce fût une montagne de neige, s’illuminant peu à peu et s’embrasant aux feux rougeâtres du matin. L’œil était ébloui, l’âme surprise, la piété éveillée ; le païen même se prosternait ». Venu en conquérant ou comme curieux, c’était en pèlerin qu’en des temps meilleurs il reprenait sa route. Il gravissait plein d’une religieuse émotion la pente de Moriah, et pénétrait par la porte d’or dans les galeries somptueuses qui formaient l’enceinte extérieure du temple. Mêlé dans le parvis des gentils à des hommes de toute race, l’âme absorbée par la sainteté de ce lieu où l’on sentait que vivaient toujours pures les antiques traditions de l’humanité, il assistait de loin, lui profane, aux pompes divinement ordonnées du culte hébreu. La blanche colonne de la fumée des victimes s’élevait devant lui comme l’hommage de la terre au Dieu créateur et sauveur ; des parvis intérieurs arrivait à son oreille l’harmonie des chants sacrés, portant jusqu’au ciel l’ardente prière des siècles de l’attente et l’expression inspirée des espérances du monde ; et lorsque, du milieu des chœurs lévitiques et des phalanges sacerdotales vaquant au ministère du sacrifice et de la louange, le pontife au front duquel brillait la lame d’or s’avançait, portant l’encensoir, et s’engageait seul au delà des voiles mystérieux qui fermaient le sanctuaire : l’étranger qui entrevoyait quelque chose de ces symboliques splendeurs s’avouait vaincu, et il reconnaissait la grandeur incomparable de ce Dieu sans image dont la majesté dépassait tellement les vaines idoles des nations. Les princes d’Asie, les plus grands rois, tenaient à honneur de subvenir par leurs dons personnels et aux frais du trésor de leurs empires à la dépense du lieu saint. On vit les généraux romains et les césars eux-mêmes continuer sur ce point les traditions de Cyrus et d’Alexandre. Auguste voulut que, chaque jour, un taureau et deux agneaux fussent offerts en son nom aux prêtres juifs et immolés sur l’autel de Jéhovah pour le salut de l’empire ; ses successeurs avaient maintenu la fondation ; et le refus que firent les sacrificateurs de recevoir désormais les offrandes impériales marqua, dit Josèphe, le début de la guerre.
Mais si jusqu’à la fin la majesté du temple en imposa tellement aux profanes eux-mêmes, il était des émotions que le juif fidèle pouvait seul ressentir à son aspect, en ces derniers jours de l’existence de la nation. Héritier de la foi soumise des patriarches, il n’ignorait pas assurément que les privilèges prophétiques de sa patrie n’étaient que l’annonce pour le monde entier de grandeurs plus réelles et plus stables ; il comprenait sans nul doute que l’heure était venue, pour les enfants de Dieu, de ne plus confiner leurs hommages dans les limites resserrées d’une montagne ou d’une ville ; il savait que le vrai temple de Dieu s’élevait à l’heure même sur toutes les collines de la gentilité, embrassant dans son immensité les multiples rivages de cette terre qu’avait pénétrée de ses flots le sang parti du Calvaire. Et toutefois, qui ne comprendrait les angoisses de son patriotisme au moment où Dieu s’apprête à consommer, au milieu de la terre épouvantée, le retranchement terrible du peuple ingrat qui fut la part de son héritage ? Qui ne s’associerait à la douleur de Jacob en ces justes, pareils dans leur petit nombre aux épis échappés à la faux du moissonneur, et quittant la ville sainte devenue la cité maudite ? Certes, elles étaient bien légitimes les larmes qui tombaient des yeux de ces vrais Israélites abandonnant pour toujours à la dévastation et à la ruine leurs foyers, leur patrie, ce temple surtout qui, si longtemps, avait consacré la gloire d’Israël et formé le titre authentique de la noblesse de Juda parmi les nations.
Indépendamment de sa prééminence au temps des prescriptions figuratives, Jérusalem n’avait-elle pas été d’ailleurs le théâtre des plus augustes mystères de la loi de la grâce ? Et n’était-ce pas en son temple que Dieu, selon l’expression des prophètes, avait manifesté l’ange de l’alliance et donné la paix ? L’honneur de ce temple n’est plus l’exclusif apanage d’un peuple isolé, depuis que le désiré de toutes les nations l’a rempli par son arrivée de plus de gloire que n’avaient fait tous les siècles de l’attente et de la prophétie. C’est à son ombre que Marie, le trône futur de la Sagesse éternelle, prépara dans son âme et sa chair au Verbe divin un plus auguste sanctuaire que celui dont les murailles lambrissées de cèdre et chargées d’or abritaient son enfance. C’est là qu’à l’âge de trois ans, elle franchit joyeuse les quinze degrés qui séparaient le parvis des femmes de la porte orientale, offrant à Dieu l’hommage si pur de son cœur immaculé. Ici donc, sur la cime de Moriah, commença dans leur reine ce long défilé des vierges consacrées, qui, jusqu’à la fin des temps, viendront après elle offrir au Roi leur amour. Là encore, le sacerdoce nouveau prit son point de départ et son modèle en la divine Mère présentant au Très-Haut la victime du monde, fruit nouveau-né de ses chastes entrailles. Dans cette demeure faite de mains d’hommes, dans ces salles où siègent les docteurs, la Sagesse s’est assise sous les traits de l’enfance, instruisant les dépositaires de la Loi par ses questions sublimes et ses divines réponses. Partout, dans ces parvis, le Verbe incarné répandit des trésors de bonté, de puissance, de céleste doctrine. Tel de ces portiques fut le lieu préféré des promenades du fils de l’homme, et l’Église naissante en fit le rendez-vous de ses premières assemblées.
Véritablement donc ce lieu est saint d’une sainteté non pareille, saint pour le juif du Sinaï, saint plus encore pour le chrétien, juif ou gentil, qui trouve ici la fin de la Loi dans l’accomplissement des figures. L’Église rappelait à bon droit, celte nuit, la parole du Seigneur disant à Salomon : « J’ai sanctifié cette maison que vous avez bâtie, pour y établir mon Nom à jamais ; mes yeux et mon cœur y seront attachés dans toute la suite des jours ».
Comment donc de sinistres présages viennent-ils jeter aujourd’hui l’effroi parmi les gardiens de la sainte montagne ? Des apparitions étranges, des bruits effrayants, ont banni de l’édifice sacré le calme et la paix qui conviennent à la maison du Seigneur. A la fête de la Pentecôte, les prêtres remplissant leur ministère ont entendu dans le saint lieu comme l’agitation d’une grande multitude et des voix nombreuses s’écriant toutes ensemble : « Sortons d’ici ! » Une autre fois, au milieu de la nuit, la porte d’airain massif qui fermait le sanctuaire du côté de l’Orient, et que vingt hommes à peine peuvent ébranler, s’est ouverte d’elle-même. O temple, ô temple, dirons-nous avec les témoins de ces menaçants prodiges, pourquoi t’agiter ainsi ? Pourquoi te détruire toi-même ? Hélas ! Ton sort nous est connu ; Zacharie l’a prédit, lorsqu’il disait : « Liban, ouvre tes portes, et que le feu dévore tes cèdres ! »
Dieu, à coup sûr, n’a point oublié les engagements de sa bonté toute-puissante. Mais n’oublions pas davantage le terrible et juste avertissement qui suivait sa promesse au fils de David : « Si vous abandonnez mes voies, vous et vos fils, j’exterminerai Israël de la terre que je lui ai donnée ; je rejetterai de ma face ce temple que je m’étais consacré, et Israël sera le proverbe et la fable de tous les peuples ; cette maison passera en exemple, elle sera l’objet de la stupéfaction et des sifflets de quiconque la verra ! ».
Âme chrétienne, devenue pour Dieu par la grâce un temple plus magnifique, plus saint, plus aimé que celui de Jérusalem, instruisez-vous à la lumière des divines vengeances, et méditez la parole de ce Dieu Très-Haut dans Ézéchiel : « La justice du juste ne le sauvera point, du jour qu’il aura fait le mal. Quand bien même je lui aurais promis la vie, si, confiant dans sa justice, il opère l’iniquité, toutes ses justices seront oubliées, et il mourra dans le péché qu’il a commis ».
Dom Prosper Guéranger