Commentant les données dégagées par Vincent Herbinet dans Les espaces du catholicisme français contemporain, l’abbé Claude Marthe note dans Res Novae :
- Une mutation affecte aujourd’hui peu à peu le paysage diocésain, qui ouvre des possibilités d’action réformatrice ;
- Des évêques différents peuvent exister, et se saisir de cette nouvelle donne pour engager une réforme.
Selon ces données, le paysage diocésain s’est progressivement transformé depuis les années 70 du siècle dernier. Et dans cette société catholique numériquement très rétrécie le « progressisme » ne fait plus recette. V. Herbinet fait « l’hypothèse qu’un militantisme catholique plus visible se profilerait dorénavant avec la problématique familiale, éthique et doctrinale » (p. 96). Les jeunes générations de catholiques pratiquants sont clairement engagées dans une démarche plus attestataire de leur qualité de catholiques. Il note un certain nombre de phénomènes caractéristiques, et notamment :
- L’implantation de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, notamment prônée par la Communauté de l’Emmanuel, avec cierges, encens, génuflexions, regain des processions de la Fête-Dieu dans les rues des agglomérations.
- L’essor de la « militance familialiste » avec une génération très active de 30-40 ans, celle des AFC, notamment, des Équipes Notre-Dame, lieu privilégié d’une porosité nouvelle entre toutes les tendances du catholicisme d’identité.
- Une recatholicisation de pas mal d’établissements diocésains d’enseignement, qui avait commencé dans les années 90, lesquels servent par ailleurs de base aux mouvements scouts et à la pastorale d’un « nouveau » clergé identitaire.
Les rares jeunes qui frappent encore à la porte des séminaires, issus du catholicisme urbain sont en majorité de sensibilité très classique. Ils sont pour beaucoup passés par le scoutisme (Scouts unitaires, Scouts d’Europe), ont fait des études (mais pratiquement jamais littéraires) et choisissent leur séminaire à la carte. Mais ils sont rares, généralement isolés. Au total, notamment dans les campagnes, on a l’impression que la société cléricale a disparu.
Elle est partiellement remplacée par des communautés nouvelles, spécialement les plus classiques, que les sociologues qualifient de « néo-intégralistes », d’« un intégralisme qui se garde bien sauf dans certains cas de condamner le désir moderne de liberté en tant que tel, mais qui s’attache à démonter l’impuissance du monde moderne à lui donner corps » (Danièle Hervieu-Léger, citée par V. Herbinet, p. 220). On peut ajouter qu’il se garde aussi de condamner la modernité de type management d’entreprise qu’il prétend lui-même parfois adapter à l’apostolat. […]
Vincent Herbinet émet ainsi l’hypothèse qu’un progressif désenclavement du monde « tradi » s’opère depuis une vingtaine d’années : « La porosité entre catholiques “ordinaires” et “extraordinaires” se développe à l’échelle d’une ou deux générations et [nous] pensons qu’elle pourrait être un élément possible de la réorganisation du tissu ecclésial et territorial. Globalement, la génération des jeunes prêtres, en tendant à remettre en valeur l’adoration, les confessions, une liturgie soignée, une prédication classique, des enseignements doctrinaux, pourrait entraîner de fait une itinérance des catholiques les plus jeunes (moins de 45 ans), avec des passerelles selon les rites et les communautés » (p. 276).
Peut-il exister des évêques différents pour se saisir de cette nouvelle donne ?
Pour que de cette nouvelle donne pastorale puisse germer un catholicisme réformé, plus charpenté, il faut nécessairement des pasteurs différents, aptes à devenir enfin des pasteurs réformateurs. Qu’un certain nombre d’évêques, à divers degrés, ne soient pas dans la ligne commune, est chose certaine. Mais on l’a dit en commençant la manifestation de leur différence reste à ce jour très timide. La question est donc de savoir si des évêques peuvent concrètement montrer une réelle indépendance par rapport au consensus de la Conférence des Évêques, des prêtres qui les entourent et de la surveillance romaine.
V. Herbinet consacre un chapitre de trente pages à l’examen d’un cas très particulier, celui de l’évêque de Fréjus-Toulon. Cas d’évêque différent peut-être en voie d’élimination, puisqu’après une interdiction de procéder à des ordinations, une visite canonique a été organisée pour le faire rentrer dans le rang, comme précédemment les évêques d’Albenga en Italie, de San Luis en Argentine). Il n’en reste pas moins que l’expérience correspondait bien à l’attente du nouveau catholicisme. Mgr Rey, issu de l’Emmanuel, a pris la suite, en 2000, de Mgr Madec, lui-même successeur de Mgr Barthe, deux évêques de type très classique. V. Herbinet parle de « quatrième voie », ni progressiste, ni intégriste, ni même « troisième voie » du type de celle du cardinal Lustiger dans les années 80-90. Les plans pastoraux très dynamiques de l’évêque de Fréjus-Toulon se sont succédé et complétés à un rythme soutenu, associant un grand souci d’évangélisation avec l’utilisation du charisme de nombreuses communautés. Au total, il apparaît que Mgr Rey a pratiqué un accueil systématique et très pragmatique de communautés nouvelles, de prêtres classiques et de prêtres traditionalistes, tous séduits par son classicisme décontracté. Le résultat est que le clergé du diocèse est le mieux fourni de France, d’un âge moyen très inférieur à la moyenne nationale, et que le séminaire de la Castille est le second après celui de Paris.
Vincent Herbinet accorde une importance décisive à l’articulation entre classiques et traditionalistes, et en fait le point central de la tentative Rey : « Nous faisons le postulat d’une forte originalité du diocèse de Fréjus-Toulon porté par son évêque atypique. À la différence d’un monde traditionaliste encore mis au ban de certains diocèses, dans des chapelles souvent à l’écart, avec des communautés de fait peu enclines au témoignage à l’extérieur, nous notons que les communautés Summorum Pontificum de Fréjus-Toulon portent de manière ostensible cette vocation missionnaire » (p. 188).
« Nous nous demandons pourquoi, au regard des fruits du modèle toulonnais, dit encore V. Herbinet, faussement naïf, d’autres diocèses n’utiliseraient pas un mode de gouvernement semblable » (p. 202). D’autres évêques, dans un contexte identique, auront-ils en eux les ressources morales et spirituelles d’assumer une crise ouverte tant vis-à-vis des bureaux romains, que de la majeure partie de leurs confrères évêques, et d’un certain nombre de prêtres de leurs diocèses respectifs ? Si oui, on entrerait dans une autre phase de l’histoire postconciliaire. Il faut le répéter : la prière pour que Dieu donne de « bons évêques » à son Église est aujourd’hui la plus urgente.