Mgr Livio Melina, ancien doyen de l’Institut pontifical Jean-Paul II, a prononcé un discours à l’ouverture de la conférence Une réponse à la publication de l’Académie pontificale pour la vie : Éthique théologique de la vie. Écriture, Tradition, Défis pratiques (Rome 8-10 décembre). Extrait :
Le “texte de base”, présenté dans le volume [Éthique théologique de la vie. Écriture, Tradition, Défis pratiques, LEV, Cité du Vatican 2022] et nombre de commentaires théologiques publiés à son appui, proposent comme “progrès théologique” le dépassement de l’observance littérale de la norme enseignée jusqu’à présent par le Magistère, qui a défini la contraception et la procréation artificielle, même homologue, comme des actes “intrinsèquement mauvais”, indépendamment de l’acte conjugal. En contradiction explicite avec l’encyclique Veritatis splendor de saint Jean-Paul II (cf. n° 78), les auteurs affirment qu’il n’est pas possible de spécifier moralement un acte par son seul objet, mais qu’il faut également tenir compte de la singularité des circonstances et de l’intention subjective de la personne qui agit, et ils appliquent également ce principe aux actes intrinsèquement mauvais.
Dans un tel nouveau modèle, on ne pourrait donc plus considérer la contraception ou la procréation artificielle de remplacement comme des actes toujours intrinsèquement mauvais, et donc à éviter, mais on devrait faire un discernement circonstanciel en conscience. Les normes morales négatives ne représenteraient plus des absolus, mais seulement un premier et lointain point de référence pour le jugement subjectif de la conscience. […]
L’expression “nouveau paradigme” a été lancée par Card. Walter Kasper, dans un essai où il fait le point sur la première réception de l’exhortation apostolique Amoris laetitia. Face à l’accusation de changement de doctrine, le cardinal allemand répond : “Ce n’est pas un changement de doctrine, mais plutôt un changement de paradigme. […]
La suggestion d’un changement de paradigme, proposée par Card. Kasper pour l’herméneutique du Magistère, est ensuite reprise par le pape François lui-même dans la constitution apostolique Veritatis gaudium, où au n°3, elle est recommandée dans l’enseignement théologique comme un outil pour une ” révolution culturelle courageuse “. Le recours surprenant à un concept aussi maoïste et soixante-huitard est toutefois tempéré en replaçant le changement de paradigme dans la tradition catholique, avec une référence à saint Vincent de Lérins et au développement nécessaire de la doctrine selon laquelle “annis consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate”. Et pourtant, si l’on considère l’ensemble de l’œuvre du moine franc du Ve siècle, on voit bien qu’il ne parle jamais de changements de cap, qui pour lui sont au contraire la marque des hérétiques. […]
Mais maintenant, après cette première approche, encore formelle, de la question du changement de paradigme, […] il faut passer à l’examen des contenus déterminés du ” nouveau paradigme “. Au numéro 109 du “Texte de base” sont exprimés les deux traits caractéristiques qui concernent, d’une part, la primauté de l’herméneutique dans le lien inséparable entre anthropologie et éthique, et, d’autre part, une nouvelle conception de la conscience, dans le lien entre norme, discernement et conscience elle-même. Nous devons donc nous attarder sur ces deux points pour une analyse critique.
Primauté de l’herméneutique et dissolution du droit naturel
Pour saisir la portée du nouveau paradigme, nous devons prêter attention à une question méthodologique préliminaire : la revendication d’une primauté de la pastorale sur la doctrine. C’est le pas souhaité pour cette “conversion pastorale “, qui devrait également investir la théologie, afin de dépasser la dépendance de la pastorale à l’égard de la doctrine, en faveur d’une circularité entre les deux dimensions, voire d’une participation de la praxis pastorale à la reformulation de la doctrine.
A cela correspond sur le plan théorique l’affirmation de la primauté de l’herméneutique dans l’accès à la vérité et aux normes morales. L’action est toujours et uniquement fondée sur l’interprétation historique, qui ne peut qu’avoir le caractère d’une révision continuelle et donc d’un caractère provisoire. […]. Ainsi, la vérité n’est pas donnée de manière absolue, mais se dissout dans les multiples situations herméneutiques et dans la relativité des visions du monde historiquement conditionnées. […]
Aujourd’hui, dans le “nouveau paradigme”, la loi naturelle n’est réinterprétée que comme une herméneutique – toujours conditionnée historiquement et culturellement – de l’expérience humaine générale. L’accès à l’expérience de l’ “anthropologie universelle” (la nature) ne serait possible que dans les formes historiques multiples et variables des cultures. Rejetant l’idée que le droit naturel est un système de principes immuables et a-historiques, le “nouveau paradigme” affirme son historicité immanente, et donc la nécessité de son herméneutique continue, qui doit fonctionner dans deux sens. D’abord pour reconstruire la genèse historique de la norme, qui remonte à une synthèse d’expériences particulières ; ensuite pour favoriser la compréhension actuelle de la norme dans la culture et la situation : elle doit en effet être comprise au-delà du sens littéral, en vue de sa “praticabilité”. […]
Hypertrophie de la conscience et négation des “absolus moraux“.
Le personnalisme affirmé de cette réinterprétation de la loi naturelle, rejetant une conception ” une fois pour toutes ” de sa nature, finit par identifier de manière réductrice le sujet moral à sa conscience, résolvant en elle toute donnée antérieure qui pourrait faire l’objet d’une connaissance véridique et normative. C’est une véritable hypertrophie de la conscience. […]
Le mot clé pour interpréter le rôle de la conscience dans le ” nouveau paradigme ” est celui de ” discernement “, défini comme ” un va-et-vient continu entre le raisonnement et l’expérience “, dans lequel la norme morale, […] est interprétée, à la lumière des circonstances multiples et singulières de la situation, par la conscience. En effet, l’appel au discernement devient l’instrument pour élaborer une éthique de l’intention et des circonstances, qui annule la primauté de l’objet dans la qualification morale des actes humains (VS 78). […]
Un autre concept clé caractérisant le ” nouveau paradigme ” est celui du ” bien possible “, qui a également été utilisé dans l’exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitia (n° 308). […] D’une part, en effet, il exprime l’idée tout à fait traditionnelle que seul ce qui est possible peut être un bien obligeant (ad impossibilia nemo tenetur). En revanche, lorsqu’elle est utilisée, comme c’est le cas dans le Texte fondamental, en référence à de prétendus conflits de normes, pour affirmer qu’ils ne constitueraient qu’un idéal trop difficile à exiger, alors, comme l’a justement observé Angel Rodriguez Luño, “on court le risque de faire du bien possible le second nom du mal”. […]
Et c’est précisément ici que se manifeste le point le plus critique de la proposition de “nouveau paradigme”. Au nom d’un personnalisme équivoque et du primat de la conscience, il nie la possibilité d’absolus dans la vie morale, c’est-à-dire de normes morales négatives incompatibles avec le bien de la personne, c’est-à-dire avec les vertus morales et la charité, en raison de leur contenu intentionnel objectif. Comme l’enseigne l’encyclique Veritatis splendor, n° 78, de saint Jean-Paul II, de tels actes sont exclus toujours et dans tous les cas, parce qu’ils sont contraires aux commandements de Dieu, et ne peuvent être soumis à un discernement subjectif de la conscience, qui les autorise exceptionnellement comme le seul ” bien possible “.
Nous pouvons donc voir que ce que le “nouveau paradigme” autoproclamé rate, c’est précisément le mystère de l’action morale elle-même, c’est-à-dire ce lien intime entre la personne et son acte, par lequel le sujet agissant, par ses choix libres, non seulement produit des changements dans le monde extérieur, mais se change lui-même, générant en quelque sorte sa propre identité éthique. […]
Aller “au-delà” de la lettre de la loi ?
Le document de l’Académie pontificale pour la vie propose […] une réinterprétation des normes morales enseignées par le Magistère dans l’encyclique Humanae vitae et dans l’instruction Donum vitae, concernant la contraception et la procréation médicalement assistée, sur la base desquelles le discernement de la conscience pourrait conduire à aller au-delà de la lettre de l’interdiction […].
Comme on le voit, il ne s’agit pas seulement ici d’une interprétation qui confirme le sens de la norme morale, mais d’une véritable remise en question de l’ensemble de la morale et de la vie sexuelle, que l’Église catholique a jusqu’ici enseignée. En fait, les normes morales […] expriment les exigences d’une vérité sur l’amour humain dans le projet divin, qui voit la sexualité humaine comme un appel à l’amour dans le respect du langage corporel, dans le don de soi et dans l’ouverture au nouveau don de la vie, qui vient de Dieu.
Lorsque l’on contredit les préceptes moraux qui protègent le sens oblatif de la sexualité et de la génération humaines, on ne va pas seulement au-delà de la lettre d’une norme particulière, mais on va contre l’esprit et le sens de la loi même que Dieu a inscrite dans nos cœurs et qu’il nous a révélée dans l’histoire du salut.