Res Novae consacre une série d’articles à l’écriture et la réception de l’encyclique Humanae Vitae. L’abbé Perrot évoque l’histoire de la gestation de cette encyclique, dès le Concile, et termine en soulignant sa réception :
[…] On compare parfois le temps que mit Paul VI à condamner la contraception chimique (près de trois ans), à celui que mit Pie VI à condamner la Constitution civile du Clergé (huit mois). Temps d’incertitude plus long dans le premier cas et « rétractation » combien plus difficile des époux qui avaient adopté cette pratique.
En juillet 1968, l’encyclique Humanae vitae prenait en effet le contre-pied de ces conclusions, comme de la pression médiatique, qu’elle vînt d’organes catholiques comme l’Ami du Clergé qui s’était fait pourtant le propagateur zélé des rappels à l’ordre du Saint-Office durant toute la première moitié du siècle ou de publications profanes comme France-Dimanche titrant le 16 juillet 1964 : « Saint-Père, vous devez autoriser la pilule ».
Il semble que ce soit un rapport présenté par le cardinal Ottaviani au nom de la « minorité » qui convainquit Paul VI : cette doctrine, avançait-il, avait été présentée de manière constante et universelle au moins depuis 1816, date de la première réponse du Saint-Office à une question sur le sujet, quel que soit le moyen utilisé pour empêcher la fécondité de l’acte du mariage. Dès lors, il ne s’agissait pas de discuter du caractère infaillible ou non de l’encyclique Casti connubii de Pie XI, mais de prendre acte de la continuité de l’enseignement du magistère ordinaire. La position traditionnelle devait être reçue comme une vérité morale irréformable.
Il n’est pas certain qu’il y eut, dans l’histoire de l’Église, texte magistériel plus mal reçu, tant décrié et si peu obéi, au final si vite (volontairement) oublié, que l’encyclique Humanae vitae.
Si l’Afrique et l’Amérique latine, dans une moindre mesure l’Asie, firent un accueil très positif, les épiscopats des pays occidentaux, à quelques exceptions près (comme l’Espagne, l’Italie), furent pour le moins embarrassés. Il n’était pas possible de s’opposer frontalement au document ; on commença alors par mettre en exergue des constats désolés sur les fidèles désorientés par le texte : non les tièdes, déjà acquis au monde, mais ceux qui s’efforcent de vivre avec sérieux leur foi et qu’on venait charger d’un fardeau pour certains insoutenable. En suite de quoi, au nom du souci pastoral envers tous, mais surtout envers ceux-là, on apportait certes son soutien à l’encyclique, mais on faisait appel à la possibilité pour les foyers de prendre en conscience une décision qui ne s’accorderait pas avec le discours magistériel, éventuellement sur le conseil du confesseur attentif et bienveillant.
La note pastorale de l’épiscopat français, publiée en novembre 1968, se plaça sur cette ligne ; elle légitimait la divergence avec la doctrine de l’encyclique par la notion de conflit de devoirs : un mal ne pouvant être évité (l’harmonie du couple si on accepte la doctrine, la désobéissance si on la refuse), « les époux se détermineront au terme d’une réflexion commune menée avec tout le soin que requiert leur vocation conjugale » ; et si le choix était celui de la contraception, ils ne manqueraient pas de demeurer disponible à l’appel de Dieu, dans une situation différente. Ainsi, sans être un bien, la décision prise par les époux d’user de la contraception demeurerait un désordre, mais « non coupable »…
Don Pio Pace revient sur la terrible note pastorale de l’épiscopat français sur ce sujet :
La note pastorale de l’épiscopat français de novembre 1968 torpillait Humanae vitæ par la notion de conflit de devoirs ou, ce qui revient au même, de conflit entre deux maux, dont on choisit le moindre.
En fait, l’expression si courante de « moindre mal » ne se trouve chez les auteurs traditionnels que pour dire qu’on peut le tolérer dans le cadre dit d’un « acte à double effet ». Par tolérance on entend qu’on peut éventuellement ne pas empêcher la survenance d’un mal moindre lorsqu’on veut procurer un plus grand bien ou empêcher un plus grand mal (Mt 13, 24-30 : le Maître de la moisson tolère la croissance de l’ivraie, car en l’arrachant on pourrait aussi arracher la bonne plante). Ainsi, on peut accomplir un acte (par exemple, donner un analgésique à un grand malade), qui aura un effet bon que l’on désire (calmer la douleur), mais qui peut entraîner aussi un effet mauvais non recherché (la narcose peut rapprocher le moment de la mort). Dit autrement, le mal, en l’espèce, n’est pas un moyen voulu mais une conséquence tolérée. Mais on ne peut jamais commettre un mal (euthanasier le malade) pour obtenir un bien (l’abrègement de ses souffrances). Car une fin bonne n’excuse pas d’un moyen mauvais (Rm 3, 8).
Cependant, il peut être délicat, dans certains cas, de tracer la frontière entre l’acte médical dont la fin est de calmer la douleur et l’acte dont la fin est de provoquer la mort. Ou, dans le même domaine, de distinguer entre euthanasie et refus de l’acharnement thérapeutique. La question ne se pose pas lorsque l’acte est, dans son essence, contraire à la norme que porte en elle l’âme, image du Dieu créateur : on ne peut jamais accomplir un acte intrinsèquement mauvais, contraire en lui-même à la loi inscrite par Dieu dans le cœur de l’homme (tuer l’innocent, détruire des populations innocentes, poser une acte de génération détourné de sa fin). Ainsi l’avortement n’est jamais permis, même pour des fins thérapeutiques. Ainsi, une politique de dissuasion nucléaire qui inclut l’intention, même conditionnelle, de tuer les innocents (non combattants), est immorale. Ainsi, user du mariage en rendant directement impossible la procréation est de soi une grave violation de la loi morale.
Enfin l’abbé Barthe souligne l’importance de la prédication morale :
[…] Humanæ vitæ avait constitué en 1968 une sorte de miracle anti-libéral au sein d’une situation ecclésiastique où le libéralisme doctrinal subvertissait l’ecclésiologie traditionnelle. Un enseignement moral s’est ensuite développé sous Jean-Paul II dans une série de textes, entre autres Donum vitæ en 1987, Veritatis splendor en 1993. L’enseignement ferme du pape Wojtyla en ce sens a permis le développement d’une sorte de monde Humanæ vitæ, souvent hélas réduit à la lutte pour la « morale de la vie », avec un ensemble d’intellectuels, à Rome (Université du Latran, de Santa Croce) et en d’autres lieux (Espagne, France, Amérique), un Conseil pontifical pour la Famille, un Institut pontifical Jean-Paul II d’Études sur le Mariage et la Famille, une série de Congrès internationaux à valeur de manifestes, qui constituèrent autant d’occasions pour les moralistes de cette famille d’esprit de se réunir à Rome. Or ces théologiens, ces auteurs, ces journalistes, étaient paradoxalement partisans de l’enseignement pontifical en même temps que minoritaires au sein d’une théologie libérale, dont le dissensus se concentrait sur la revendication symbolique de la communion pour les divorcés remariés et la critique d’Humanæ vitæ, qu’une cascade d’encycliques pontificales et de notes et documents de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi n’enrayait nullement. En réalité, c’est ce magistère moral qui était lui-même minoritaire, non seulement par absence de réception de la part d’une bonne partie des théologiens acquis au relativisme, mais aussi parce qu’il était en lui-même miné par la relativisation magistérielle, celle de l’œcuménisme par exemple.
Ce bastion moral, très faible par conséquent, fut renversé avec la mise en œuvre du programme Martini par le pape Bergoglio, programme dont première visée était de revenir sur le « rigorisme » du pape Wojtyla. Le verrou sauta avec Amoris lætitia, dont le principe de « miséricorde » est applicable à tous autres domaines brûlants de la morale. En quoi l’histoire se répétait : ce qui arriva à la théologie morale wojtylienne au temps du pape Bergoglio était arrivé, toutes choses égales, à l’ecclésiologie pacellienne, au temps du Concile et du pape Montini.
Si donc la grande faiblesse d’Humanæ vitæ et de ce qui en a découlé était d’être une sorte d’anomalie au sein du processus de ralliement des catholiques aux principes de la société moderne, une prédication morale pour le futur devra se replacer au sein d’un bâtiment qui ne soit plus fondé sur le sable, mais sur un enseignement théorique, et en même temps très concret, explicitant la manière de vivre moralement aujourd’hui dans une société bâtie contre la loi naturelle et la loi évangélique. Par exemple, la dénonciation par les pasteurs de l’Église des lois injustes devra s’accompagner du rappel des principes généraux qui commandent la vie de la Cité, mais aussi d’une formation des catholiques à se positionner moralement dans un univers politique radicalement vicié par l’absence de poursuite du bien commun : organisation de la survie catholique, de l’éducation des nouvelles générations, d’une lutte, fût-elle de très longue haleine, pour sortir du cadre de la société bâtie sur les principes de la modernité. On ne peut traiter d’éthique familiale et de défense de la vie sans les intégrer à une visée de restauration de la royauté du Christ sur la Cité.