L’hebdomadaire Marianne a proposé à différentes personnalités de définir le mot « républicain », vidé de son sens par des années de langage politique. L’évêque de Nanterre, Mgr Rougé, a accepté de livrer sa réflexion :
La République française, nous le savons bien, s’est construite pour une part contre l’Église catholique. Comment, par exemple, oublier le slogan brandi par Gambetta à la chambre des députés en 1877 : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » ? Quant aux catholiques, souvent enclins à la « réaction » vis-à-vis de la République, ils ne s’y sont ralliés que progressivement, à partir du « toast d’Alger » en 1890 et de l’encycliqueAu milieu des sollicitudes du pape Léon XIII en 1892. Aujourd’hui encore, il est des républicains dont l’identité se construit délibérément sur un laïcisme antireligieux voire surtout anticatholique et il est des catholiques pour qui l’épithète républicaine garde quelque chose de sulfureux et d’inquiétant. En 2009, le titre d’un colloque sur le cardinal Lustiger (1926-2007) et la politique : « Jean-Marie Lustiger, cardinal républicain » a donné l’impression à certains de friser l’oxymore ou même le sacrilège.
Sans doute faut-il, pour la République comme pour la laïcité, préférer l’adjectif au substantif, l’attitude à l’essentialisation potentiellement idolâtre. L’article 1er de la Constitution de 1958 ne dit-il pas : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ? Malgré la majuscule, la République est traitée comme un nom commun et qualifiée entre autres par l’adjectif « laïque ». J’aime la conclusion qu’en tire un ancien grand rabbin de France : « La laïcité n’est pas une doctrine mais un art de vivre ensemble. »
On pourrait en dire autant de la République. Si la Constitution française traite la République comme un nom commun, c’est parce que le modèle républicain préexiste à la forme que lui ont donnée nos République successives, dont les différentes versions nuancent précisément la prétention de majesté. La République puise ses racines dans la conception antique de res publica, à Athènes et à Rome, chez Platon ou Cicéron, qu’on peut traduire peu ou prou par « intérêt général » ou « bien commun ».
Au risque d’être un peu provocateur, on pourrait affirmer que « républicain » et « catholique » sont en fait synonymes, à condition de prendre aussi « catholique » au sens le plus littéral du terme : « général », « universel ». Est « catholique » ce qui concerne toute la personne humaine et tous les humains, ce qui a trait au bien commun, ce qui relève de la res publica. Être républicain, au sens le plus profond et le plus large du terme, c’est donc pratiquer un respect inconditionnel de la dignité de chaque personne humaine et cultiver une solidarité affective et effective avec tous. Avant de constituer un corpus de valeurs à promouvoir et à défendre, l’idéal républicain s’incarne donc dans des actes de respect et de service qui sont reconnus comme étant dus par chacun à l’égard de tous. Être républicain, c’est faire le choix délibéré et persévérant d’une éthique du bien commun.
Cette éthique républicaine, cette éthique du bien commun a de multiples dimensions. Elle passe par le respect inconditionnel de toute vie humaine, par la prise au sérieux de ces libertés fondamentales que constituent la liberté religieuse et la liberté de conscience et par une attention prioritaire à l’égard des personnes les plus fragiles, qui risquent toujours d’être mises à l’écart de l’espace commun de la république. La République française en tant que telle ne peut jamais s’enfermer dans un nationalisme qui oublierait que c’est l’humanité entière qui constitue l’horizon authentiquement républicain.
Pour autant, il n’est pas antirépublicain de valoriser les cercles de proximité dans lesquels s’incarne l’idéal républicain, comme la nation, la région ou la famille. La République française, en dépit des soubresauts et des raidissements de son histoire, ne peut donc pas constituer une île séparée du reste du monde ni un cadre exclusif de toute autre appartenance. Elle appelle plutôt un équilibre du particulier et de l’universel, elle favorise l’ouverture à l’universel de chaque appartenance légitimement particulière.
L’éthique républicaine a besoin pour se déployer d’une conversation démocratique apaisée où la variété des opinions peut s’exprimer et s’expliquer sans que soient brandis aussitôt les anathèmes du tribunal médiatique et du politiquement correct. Le spectacle d’outrance, de hurlements, d’invectives, d’absence de courtoisie minimale que donne quotidiennement l’Assemblée nationale met en lumière voire alimente la violence qui blesse aujourd’hui notre cadre républicain.
Certes, la passion politique est légitime et le Parlement est fait pour cristalliser et mettre en scène voire ritualiser les débats internes de notre société mais il y a quelque chose de pathologique quand l’affrontement et l’exclusive se substituent perpétuellement au champ du débat et de la rationalité. L’estime de la raison, la précision du langage et le goût de la vérité sont des conditions de possibilité d’une éthique républicaine partagée. L’évêque catholique que je suis n’est pas tiraillé entre appartenance spirituelle et citoyenneté. Je puise au contraire dans ma foi le goût et l’énergie d’une éthique de l’universel authentiquement « ré-publicaine ».