Quelques remarques…
I.
- Le Concile Vatican II est-il le Concile Vatican II au sens où il est “le deuxième Concile du Vatican”, ou au sens où il est “le Concile Vatican d’eux”, c’est-à-dire la propriété imaginaire de ceux qui en ont été, avant-hier, les concepteurs et les artisans les plus énergiques et enthousiastes, puis celle de ceux qui en sont, encore aujourd’hui, les partisans et les promoteurs presque inconditionnels, parfois coûte que coûte et à tout prix, au point de continuer à le prescrire d’une manière partiale et de continuer à proscrire, d’une manière tout aussi partiale,
– la prise de conscience de son caractère partiellement dysfonctionnel,
– la remise en cause de certaines de ses applications ou implications les plus spécifiques,
– la mise en oeuvre d’un recentrage et d’une remédiation à l’auto-décatholicisation à laquelle il a contribué, même si l’approche des experts et des Pères du Concile a été, ou s’est voulue, bien intentionnée ?
- Avant de répondre à cette question, je rappelle que l’on ne comprend pas le Concile Vatican II tant que l’on ne considère pas les composantes ou dimensions suivantes, relatives à toute une ambiance, à tout un contexte, et à toute une époque, qui ont eu une importance et une influence considérables, au moment du Concile, ET QUI SONT A PRESENT REVOLUES.
- A – Le Concile Vatican II a été le Concile de théologiens et d’évêques qui ont vraiment cru qu’ils étaient “les meilleurs et les plus intelligents” ; si l’humilité est la condition sine qua non de la lucidité, il n’est pas sûr que l’on puisse dire que toute une génération de clercs catholiques, très amoureuse d’elle-même, a brillé par l’humilité et par la lucidité, or il suffit de relire aujourd’hui ce que certains de ces théologiens et de ces évêques ont pensé et ont dit, avant-hier, sur leurs contradicteurs ou sur leurs prédécesseurs, pour savoir à quoi s’en tenir, sous cet angle précis ;
B – Le Concile Vatican II n’a pas été l’équivalent du Concile de Trente, glorieux, mais celui du Concile des Trente…glorieuses, et il est même situé précisément au beau milieu des Trente glorieuses : il commence à peu près 15 ans après 1945 et se termine à peu près 15 ans avant 1980 ; il a correspondu
– à une période marquée par une tendance à la confusion entre l’accumulation des conditions et des moyens propices au bien-être culturel et matériel, aux intérêts particuliers, et le développement des actions et des conduites propices au bien-agir personnel et collectif,
– à une période marquée par une tendance à la confusion entre la christianisation et l’humanisation, à la confusion entre l’Espérance chrétienne et l’optimisme humain et mondain, ou encore à la confusion entre le salut chrétien et le bonheur humain et mondain,
– à une période marquée par une tendance à la détente apparente entre l’Est et l’Ouest, dans le contexte de la bipolarisation, et par une tendance à la détente apparente entre le Nord et le Sud, dans le contexte de la décolonisation,
– à une période de mépris et d’oubli, puis d’oubli de cet oubli, à l’égard de ce que sont vraiment le bien commun et la loi naturelle, et vis-à-vis de ce que sont vraiment la personne humaine et la vérité objective (ou, en d’autres termes : la formulation la plus objective possible de la réalité et la recherche la plus objective possible de la vérité) ;
C – Le Concile Vatican II a été le Concile de la bienveillance sans vigilance ou, en tout cas, de la plus grande bienveillance possible et de la plus faible vigilance possible, au bénéfice et à destination des confessions chrétiennes non catholiques, des religions ou traditions croyantes non chrétiennes, et de telle conception dominante, plutôt anthropocentrique, individualiste ou collectiviste, et utilitariste, de l’homme et du monde contemporains : IL Y A EU LA UN PARTI-PRIS, que d’aucuns ont voulu “post-constantinien” ou, en tout cas, “post-tridentin” ;
D – Le Concile Vatican II a été le Concile de la rénovation des structures mentales et des relations sociales des catholiques : certes, cette rénovation a commencé en amont du début des années 1960, puisque l’on en trouve quelques signes avant-coureurs dès le début des années 1930, puis des traces annonciatrices, plus marquantes et plus nombreuses, à partir de 1945, mais il n’est pas malhonnête de considérer que la réception dominante du Concile, ou la relation dominante au Concile, voit en Vatican II un Concile de légitimation et de valorisation de cette rénovation, qui n’est bonne, en elle-même, que si elle n’est considérée que comme un moyen (amendable, complétable, corrigible, perfectible, au vu de ses limites), dès lors que ce moyen est compatible, en plénitude, avec la conservation ET la propagation de l’essentiel : la conversion et la formation des êtres, le salut et le souci des âmes, dans et par la Foi, l’Espérance, la Charité, et dans le respect et le souci des sacrements de l’Eglise.
Certes, le Concile Vatican II n’est pas avant tout ni seulement “tout cela”, mais il est aussi “tout cela”, c’est-à-dire une tentative d’instauration d’un maximum de contiguïté ou de proximité culturelle, entre l’Eglise catholique et son environnement extérieur ou, si l’on préfère, une tentative d’assimilation ou d’incorporation, dans et par l’Eglise catholique, de tout un rapport aux choses et de toute une vision des choses, caractéristiques et représentatifs du monde contemporain.
- Ce renouveau dans la contiguïté a découlé d’une certaine forme de renouveau dans la disproportion, ou a débouché sur un certain type de renouveau dans la disproportion, dans la mesure où bien des théologiens, bien des évêques, avant, pendant, et surtout après et depuis le Concile, ont commencé puis continué à accorder une importance démesurée à certaines notions, à certains thèmes, au préjudice non négligeable d’autres notions et d’autres thèmes : par exemple, depuis à présent un peu plus d’un demi-siècle, à combien de prises de parole sur et pour le dialogue interreligieux et la liberté religieuse n’avons-nous pas eu droit, et, a contrario, de combien de prises de position, sur et pour l’annonce de la religion chrétienne ad extra, la conversion des croyants non chrétiens, la vérité en matière religieuse, ou sur et contre telle erreur en matière religieuse, avons-nous été témoins, en provenance des clercs ?
- Comment faire pour que le Concile Vatican II, malgré ses imperfections, ses limites, et surtout malgré les abus et les excès, banalisés ou légitimés, mais caractéristiques de sa mise en oeuvre, cesse d’être, ou ne reste pas, le Concile “Vatican d’eux”, c’est-à-dire la propriété imaginaire de tous ceux, moins fervents ou moins nombreux, de décennie en décennie, qui entendent bien continuer à faire obstacle, quelles que soient les conséquences, à la plus nécessaire et salutaire des remises en cause, en ce qui concerne certaines des applications ou implications données au Concile ?
- La redécouverte, la réhabilitation, des deux Constitutions dogmatiques, de la Constitution pastorale, et des décrets d’application ad intra du Concile Vatican II, la remise à leur juste place de la Constitution pastorale, du décret et des déclarations d’application ad extra, sont indispensables à une certaine forme de recentrage et à un certain type de rééquilibrage, mais il faut aussi citer ici les documents ultérieurs les plus propices à ce recentrage, à ce rééquilibrage, alors que ces documents sont méconnus et négligés, sinon méprisés et nullifiés.
- Nul ne peut “refaire l’histoire”, nul ne peut garantir après-coup que si les accents toniques avaient été placés, plus fermement, plus fréquemment, aux bons endroits, au sein d’une partie de la théologie ante-conciliaire, du Magistère conciliaire au sens strict, et de la pastorale post-conciliaire, nous ne serions certainement pas dans la situation actuelle, mais il n’est ni insensé ni interdit de penser que si, après le Concile, et jusqu’à nos jours, davantage d’attention avait été accordée à ce que l’on trouve dans Dei verbum, dans Lumen Gentium, dans Sacrosanctum concilium, nous serions aujourd’hui en présence d’un catholicisme contemporain bien plus porteur de priorités surnaturelles et théologales.
- On rappellera par ailleurs que l’on est droit de s’interroger sur le degré de fidélité effective (ou à géométrie variable ?) des partisans du Concile “Vatican d’eux”, à l’égard du contenu, vis-à-vis de la doctrine, présente dans les textes du Concile, quand on voit leur aptitude à élever, presque au rang de Constitutions dogmatiques, des textes, tels que Dignitatis humanae et Nostra aetate, qui ne sont que des déclarations pastorales, et quand on voit dans quelle mesure il y a un fossé non négligeable entre les exhortations conciliaires favorables au recours à l’étude de Saint Thomas d’Aquin (cf. GE 10 et OT 16) et la situation actuelle de la philosophie, de la théologie, de la formation des étudiants et des futurs prêtres, qui ne sont pas, manifestement, avant tout “thomasiennes”, dans les Facultés catholiques et dans les séminaires.
- Quant aux documents postérieurs au Concile, et méconnus et négligés, sinon méprisés et nullifiés, il s’agit du Catéchisme de l’Eglise catholique, des documents de Paul VI qui traitent de questions non ou peu traitées au Concile (Mysterium fidei, Sacerdotalis caelibatus, la Profession de Foi de Pierre, Humanae vitae, Evangelii nuntiandi), des exhortations apostoliques et des lettres encycliques de Jean-Paul II et de Benoît XVI, qui permettent d’accéder à une vision assez complète et assez précise de ce qu’aurait dû pouvoir être une mise en oeuvre du Concile inspirée par Vatican II, mais aussi par les compléments ou correctifs, prolongements ou remédiations, présents dans ces mêmes documents.
- Dans cet ordre d’idées, on ne peut que se réjouir, quand on prend connaissance de ceci :
http://www.vatican.va/archive/compendium_ccc/documents/archive_2005_compendium-ccc_fr.html
http://scjef.org/biblio/Documents_actualite/Homelie_Directoire_sur_2014.pdf
mais il reste à savoir si des documents d’une telle teneur et d’une telle valeur sont ou seront accueillis ou appliqués, dans les diocèses et les paroisses, en l’occurrence dans le cadre de la catéchèse et dans celui de la prédication.
II.
- Cette appropriation rétrospective de tout un corpus qui, s’il avait davantage été pris en considération par ceux-là mêmes qui avaient vocation à le faire, aurait permis de contribuer à remédier à certaines déficiences inhérentes au Concile, est-elle encore d’actualité, ou encore à l’ordre du jour ? Notamment depuis mars 2013, mais pas avant tout ni seulement depuis le début du pontificat du Pape François, loin de là, il est permis d’en douter, au vu de ce qui suit.
- D’une part, la référence au Concile Vatican II est de moins en moins clairement et fermement évocatrice et informative, ou inspiratrice et orientative, notamment pour les catholiques qui auront entre 20 et 40 ans…en 2020. D’autre part, la référence au Concile Vatican II est moins omniprésente ou surabondante qu’avant, dans le Magistère et la pastorale du Pape François, ou dans celui et celle de la majorité des évêques, depuis le début de son pontificat.
- On pourrait presque s’en réjouir, si cette tendance était synonyme de recentrage, notamment autour du Catéchisme de l’Eglise catholique, mais il n’est pas impossible de considérer qu’elle est plutôt synonyme d’une volonté de contournement ou de dépassement de ce qui est considéré comme étant encore trop exigeant ou normatif, pas assez contemporain ou postmoderne, et qui est présent dans les documents du Concile Vatican II et dans le Magistère pontifical ultérieur.
- Et c’est ici, il faut bien le dire, que l’on est en droit de se poser la question de savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point les théologiens et les évêques d’aujourd’hui se sentent liés, tenus, engagés et obligés, par un Concile qui s’est déroulé avant-hier et par le Magistère pontifical qui s’est inscrit dans son sillage jusqu’à hier.
- Est-il vraiment nécessaire d’attendre, par exemple, le début de la prochaine décennie, pour pouvoir répondre à cette question, quand on analyse le contenu du document Amoris laetitia, mais aussi et surtout celui des arguments et des réactions des uns et des autres, à propos de ce document du Pape François ? Certains ne sont-ils pas frappés d’amnésie, à l’égard du Concile Vatican II et du Magistère ultérieur, au point d’avoir une attitude acritique, vis-à-vis d’un mode de raisonnement, présent au sein ou autour de AL, et dont il n’a jamais été question, à propos de la question traitée, ni dans le cadre du Concile Vatican II, ni dans celui du Magistère et de la pastorale de Paul VI, de Jean-Paul II, et de Benoît XVI ?
- On est même en droit de se demander où serait la cohérence, doctrinale et pastorale, si l’Eglise catholique continuait à exiger de telle communauté ou fraternité “traditionnelle” une prise en compte et une mise en oeuvre “obéissantes” du Concile Vatican II, alors que ceux-là mêmes qui la conduisent ou la dirigent, depuis Rome, semblent commencer à prendre quelques distances, par rapport au Concile Vatican II (dans AL, notamment par rapport à GS II, ch. I), d’une manière et dans des matières telles que l’on peut dire que cette “distanciation” n’est certainement pas sans gravité, mais est certainement sans précédent.
- Presque au terme de ces quelques mots, comment ne pas voir que la crise que le catholicisme contemporain s’inflige à lui-même, au moins depuis 1945, c’est-à-dire depuis bientôt trois quarts de siècle, risque fort de ne pas connaître son terme, si les uns et les autres persistent, pour ainsi dire, à ne retenir du Concile Vatican II que ce qui contribue à toujours plus d’accommodemements avec les confessions chrétiennes non catholiques, avec les religions ou traditions croyantes non chrétiennes, et avec telle conception dominante, notamment postmoderne, de l’homme et du monde ?
- Le christianisme n’est certes pas assimilable ni subordonnable à du dualisme, mais il existe, au sein même de l’Ecriture et de la Tradition, des distinctions dualistes dont le caractère légitime n’est pas contestable, comme entre l’Esprit de Dieu et l’esprit du monde, la Lumière et les ténèbres, les oeuvres et la vie selon l’Esprit et les oeuvres et la vie selon la chair, etc. Ce sont ces distinctions, notamment johanniques et pauliniennes, qui sont, entre autres choses, caractéristiques du christianisme, or ces distinctions ont été perdues de vue, avant, pendant, et surtout après et depuis le Concile Vatican II, et d’autres distinctions ont été atténuées ou effacées, “minimisées” ou “passéisées”, comme entre le catholicisme et les autres confessions chrétiennes, ou entre le christianisme et les autres religions ou traditions.
- Pour cette raison, on est en droit de se demander si nous ne sommes pas en présence d’un Concile Vatican II dont la part d’angélisme, d’irénisme, d’utopisme, d’excès de bienveillance, de défaut de vigilance, présente dans la Constitution pastorale, le décret et les déclarations pastorales ad extra, se prête vraiment extrêmement bien à son appropriation et à son imagination par les partisans et les promoteurs du Concile “Vatican d’eux” qui ont réussi, avant-hier, et qui réussissent, encore aujourd’hui, à le faire passer pour une instance d’accréditation et de légitimation, par anticipation, de l’opinion ou de la position selon laquelle toute différenciation objective, entre des principes ou des pratiques hétérogènes, et non identiques, est synonyme de discrimination arbitraire, archaïque, méprisante, prétentieuse, contre des personnes, notamment non catholiques ou non chrétiennes.
- Comment faire face à ce détournement de finalité du Concile Vatican II, et à ce contournement de formulations présentes dans le Magistère conciliaire, au sens strict, ou dans le Magistère pontifical qui s’est inscrit dans son sillage ?
Notamment par la diffusion de la connaissance et de la compréhension, non culturellement ni sociétalement correctes, des origines et des conséquences préoccupantes
– d’une tendance, probable, à l’indifférenciation confusionniste et consensualiste, “sans-frontiériste”, entre ce qui est vrai et ce qui est faux, en matière religieuse et en matière morale, cette indifférenciation étant susceptible d’être articulée avec une différenciation “périphériste” entre ce qui est juste et ce qui est injuste, en matière politique et en matière sociale,
– de l’ignorance ou de la négligence des fondements et du contenu ayant trait à la différence de nature entre le catholicisme et les autres confessions chrétiennes, ou inhérents à la différence de nature entre le christianisme et les autres religions ou traditions croyantes,
– de la mise en opposition entre “l’esprit de l’Evangile” et la lettre de l’orthodoxie, cette mise en opposition étant “parfois” susceptible de découler d’une vision ou de déboucher sur une vision fallacieuse ou tendancieuse,
– d’une certaine forme de nominalisme, d’après lequel tous ont “le même Dieu”, doté de “plusieurs noms”, et d’un certain type de perspectivisme, selon lequel la sincérité du croyant importe, et non la véracité de la croyance, alors que ce nominalisme et ce perspectivisme forment vraiment l’antichambre du relativisme et du subjectivisme.
Il y a encore une autre manière, et ce sera la dernière utilisée ici, de dire à peu près la même chose : le croire-ensemblisme oecuméniste et le vivre-ensemblisme eudémoniste n’ont pas à avoir plus d’autorité, plus d’importance, plus d’influence, dans l’Eglise catholique, que le “savoir-croire” chrétien en Dieu et le “savoir-vivre” chrétien dans le monde, aucun de ces deux “savoirs” n’étant évidemment réductible à un “savoir” théologique ou axiologique à caractère uniquement intellectuel ou théorique, mais chacun de ces deux “savoirs”, pensée, prié, vécu, en Jésus-Christ, est promouvable en tant que porteur de la seule vraie sagesse, incarnée par Celui qui est “la Voie, la Vérité, et la Vie”.
En définitive, même si cela n’exclut évidemment pas une prise en compte de ce qu’il y a de meilleur, dans le Concile Vatican II, il n’est “pas encore” interdit de penser que c’est avant tout avec le caractère “réfractaire à l’esprit du monde” du christianisme catholique qu’il convient de renouer davantage, aujourd’hui, d’autant plus qu’il est des formes de résistances à l’esprit du monde qui ne sont pas incompatibles avec la mise en oeuvre de la miséricorde, bien au contraire.
Un lecteur
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