A quelques jours d’intervalles, le pape François utilise un même mot de façon apparemment contradictoire. D’un côté, prenant la défense des handicapés, il affirme « Le monde ne devient pas meilleur uniquement avec des personnes “parfaites” » et de l’autre, commentant le célèbre Evangile selon saint Matthieu, 5.48, « soyez parfaits comme le père céleste est parfait », il invite à prendre ce chemin de guérison pour ressembler au Père qui est parfait. En fait, c’est une seule et même dynamique, pour peu que nous donnions aux mots leur véritable sens.
La question de la perfection n’est pas sans poser de nombreux problèmes de vocabulaire, surtout si nous la mettons en perspective, comme le fait le Christ, avec la perfection divine. Notons cependant d’emblée que si Jésus nous invite à être parfait comme l’est son Père céleste, c’est que cela nous est accessible. Le Christ ne nous demanderait pas l’impossible. Notons également qu’il ne dit pas que nous serons parfait par la vision béatifique lorsque nous serons ad Patrem. C’est une injonction pour maintenant. Nous avons l’ordre d’être parfaits. Ce qui semble en soit inaccessible, même au juste dont la Bible nous apprend qu’il pêche sept fois par jour. Mais cette perfection est d’emblée qualifiée. La perfection qui nous est demandée n’est pas une perfection humaine, non, ce n’est rien moins que la perfection divine. Toutefois, rappelons-nous que ce « comme » votre Père est parfait, nous renvoie à l’image divine. Nous sommes image de Dieu et non Dieu. C’est bien comme image que nous devons être parfaits et non comme un dieu, ce qui est un miroir déformant de la tentation originelle.
Sur quoi porte donc cette injonction ? Si nous lisons cette phrase célèbre avec attention, l’appel à la perfection est compris entre la ressemblance divine (comme) et la suite d’exemples qui précède (vous donc). Cette invitation appuyée à la perfection vient en effet conclure un appel à aller plus loin dans l’amour, à un dépassement qui conduit à la miséricorde débordante. La perfection de l’homme, image et ressemblance de Dieu, se trouve dans cette vocation à l’amour.
Nous avons en général tendance à comprendre « parfait » comme immaculé, sans tâche. Le parfait serait une sorte de surhomme, doté de toutes les qualités, qu’elles soient morales, intellectuelles, spirituelles ou physiques. Et c’est ce sens, du reste que reprend le pape François lorsqu’il dit que « le monde ne devient pas meilleur uniquement avec des personnes “parfaites” ». Nous pourrions dire ni uniquement, ni même tout simplement. Cette vision de la perfection, partagée par l’inconscient collectif, est erronée. Le pape emploie ici un vocabulaire entendu avec son substrat inexact pour être compris, et selon son style, pour « choquer » et provoquer les réactions des consciences. Il n’en demeure pas moins qu’une personne handicapée ou moins ceci ou cela qu’une autre n’en est pas plus ou moins imparfaite.
La perfection ne signifie en aucun cas demi-dieu. Perfection tire son étymologie de perfectum qui caractérise, en latin, les temps qui désignent une action accomplie. Est parfait ce qui est accompli. La perfection n’est rien d’autre qu’accomplir ce pour quoi nous sommes faits, nous personnellement et non notre voisin. Nous bien entendu avec ce que nous avons en commun avec toute l’humanité, mais spécifiquement avec ce que nous sommes, nos dons, nos talents, mais aussi nos limites. Une personne handicapée sera parfaite en accomplissant ce qu’elle est, y compris dans son handicap. Une personne bien portante pourra manquer tout à fait son accomplissement.
Aussi, le monde sera meilleur à mesure que chacun accomplira sa propre perfection, celle qui fait que nous apportons au monde notre propre part. Cette part qui précisément fait défaut à l’harmonie du monde si nous ne la lui donnons pas.
C’est ainsi que nous comprenons cette injonction du Christ, cet appel à la perfection. Nous devons accomplir ce que nous sommes, comme le Père accomplit ce qu’il est. Or, en la matière, qu’est le Père sinon l’amour accompli et surabondant ? Quelle est la vocation de l’Homme sinon de tendre toujours plus vers cet amour, d’en vivre et de le donner au monde ?
Alors la perfection n’est pas de ce monde ? Bien sûr que si ! Elle l’est à chaque fois que nous nous accomplissons dans l’amour surabondant et miséricordieux. Parler de perfection ne signifie pas un regard nombriliste ou misérabiliste sur soi. Au contraire, la perfection est l’appel au dépassement dans le don et l’amour, pour un accomplissement de soi et, comme tout est bien pensé par Dieu, des autres qui trouvent dans la perfection que j’apporte (progressivement certes) au monde ce qui leur manque pour avancer eux-mêmes sur ce chemin, et réciproquement.