Sandro Magister vient de mettre en ligne sur son blog Chiesa un nouvel article dont le titre risque de masquer la portée : « Le Saint-Office à portée de souris ».
Cet article n’est pas signé ou, plus exactement, la signature est remplacée par « *** » et il prend pretexte de la mise en ligne d’une page web entièrement consacrée à la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Cette page présente toutes les déclarations de cette congrégation depuis le motu proprio de Paul VI Integrea Servandae du 7 décembre 1965 qui transforma le Saint-office en Congrégation pour la Doctrine de la foi. C’est encore un autre prétexte qui permet à l’auteur anonyme de l’article de présenter un document signé du cardinal Ottaviani. Ce prétexte ou ce « hasard » est présenté ainsi :
Curieusement, la note par laquelle la CDF a présenté sa nouvelle page internet a été publiée précisément le jour de la délicate et importante rencontre entre les dirigeants de ce qui fut le Saint-Office et l’évêque Bernard Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie X lefebvriste.
Le document sur lequel l’auteur anonyme entend attirer l’attention est une lettre envoyée par le cardinal Ottaviani aux présidents des conférences épiscopales du monde au… « au sujet de certains abus et d’opinions erronées dans l’interprétation de la doctrine du concile Vatican II ». La lettre date du 24 juillet 1966 et l’interprétation de Vatican II était déjà posée…
Il me paraît intéressant, à titre documentaire, et malgré sa longueur, d’en publier ici le texte complet, en mettant en avant la note l’accompagnant lors de la publication dans les Acta Apostolicae Sedis :
« Nous avons été autorisés à publier la présente lettre afin de faire connaître sa teneur authentique, car, bien que de par sa nature même elle exigeait la plus grande discrétion, certains quotidiens n’ont pas hésité à en publier certaines parties, mais sans respecter le caractère propre du document. De la sorte, des doutes sont apparus sur le contenu de la lettre et sur la fin que, par elle, se proposait le Saint-Siège ».
Lettre aux présidents des conférences épiscopales
Puisque le Concile œcuménique Vatican II, qui vient de prendre une fin heureuse, a promulgué des documents très sages, soit en matière doctrinale, soit en matière disciplinaire, pour promouvoir efficacement la vie de l’Église, le grave devoir incombe au peuple de Dieu tout entier de s’appliquer, de tout son effort, à conduire à sa réalisation tout ce qui, sous l’influence du Saint-Esprit, a été solennellement proposé ou déclaré par cette très vaste Assemblée des évêques, sous la présidence du Souverain Pontife.
À la hiérarchie appartiennent le droit et le devoir de veiller, de diriger et de promouvoir le mouvement de rénovation commencé par le Concile, de telle sorte que les documents et décrets de ce Concile reçoivent une interprétation correcte et soient amenés à leur effet, selon leur force propre et selon leur esprit observé avec le plus grand soin. Cette doctrine, en effet, doit être protégée par les évêques qui, sous Pierre comme Chef, ont la charge d’enseigner avec autorité. C’est d’une manière louable que beaucoup de pasteurs ont entrepris déjà d’expliquer comme il convient la doctrine du Concile.
Cependant, on doit regretter que, de divers côtés, soient parvenues des nouvelles alarmantes au sujet d’abus grandissants dans l’interprétation de la doctrine du Concile, ainsi que d’opinions étranges et audacieuses apparaissant ici et là et qui troublent grandement l’esprit d’un grand nombre de fidèles. Il faut louer les études et les efforts pour mieux connaître la vérité, en distinguant loyalement entre ce qui est de foi et ce qui est opinion ; mais des documents examinés par cette sacrée Congrégation, il résulte qu’il s’agit de jugements qui, dépassant facilement les limites de la simple opinion ou de l’hypothèse, semblent affecter d’une certaine manière le dogme lui-même et les fondements de la foi.
Il est utile de signaler quelques-unes de ces opinions et de ces erreurs, sous forme d’exemple, telles qu’elles sont connues d’après les rapports d’hommes savants et d’écrits publics.
1. Il s’agit en premier lieu de la sacrée Révélation elle-même : il y en a, en effet, qui recourent à l’Écriture sainte, en laissant délibérément de côté la tradition ; mais ils réduisent l’étendue et la force de l’inspiration et de l’inerrance bibliques et ils n’ont pas une juste notion de la valeur des textes historiques.
2. En ce qui concerne la doctrine de la Foi, on dit que les formules dogmatiques sont à ce point soumises à l’évolution historique que leur sens objectif lui-même est sujet à changement.
3. Il arrive que l’on néglige et que l’on minimise à ce point le magistère ordinaire de l’Église, celui surtout du Pontife romain, qu’on le relègue presque dans le domaine des libres opinions.
4. Certains ne reconnaissent presque plus une vérité objective absolue, ferme et immuable ; ils soumettent toutes choses à un certain relativisme, en avançant comme raison que toute vérité suit nécessairement le rythme de l’évolution de la conscience et de l’histoire.
5. La personne adorable elle-même de Notre-Seigneur Jésus-Christ est atteinte lorsque, en repensant la christologie, on use de notions sur la nature et sur la personne qui sont difficilement conciliables avec les définitions dogmatiques. Un certain humanisme christologique se répand qui réduit le Christ à la simple condition d’un homme qui, peu à peu, aurait acquis la conscience de sa divine filiation. Sa conception virginale, ses miracles, sa résurrection elle-même sont concédés en paroles, mais sont ramenés en réalité à l’ordre purement naturel.
6. De même, dans la manière de traiter la théologie des sacrements, certains éléments sont ou ignorés ou ne sont pas considérés suffisamment, surtout en ce qui concerne la Très Sainte Eucharistie. Au sujet de la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin, il en est qui dissertent en favorisant un symbolisme exagéré, comme si le pain et le vin n’étaient pas changés par la transsubstantiation au corps et au sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais étaient simplement transférés à une certaine signification. Il en est aussi qui, au sujet de la messe, favorisent plus qu’il n’est juste l’idée d’agapes, au détriment de l’idée de sacrifice.
7. Certains aiment expliquer le sacrement de pénitence comme moyen de réconciliation avec l’Église et ne soulignent pas assez la réconciliation avec Dieu offensé. Ils prétendent aussi que pour la célébration de ce sacrement la confession personnelle des péchés n’est pas nécessaire, tandis qu’ils s’appliquent à exprimer uniquement la fonction sociale de réconciliation avec l’Église.
8. Il n’en manque pas qui minimisent la doctrine du Concile de Trente sur le péché originel ou qui la commentent de telle manière que la faute originelle d’Adam et la transmission de son péché sont, pour le moins, obscurcies.
9. Non moindres sont les erreurs qui circulent dans le domaine de la théologie morale. Beaucoup, en effet, osent rejeter la raison objective de la moralité ; d’autres n’acceptent pas la loi naturelle et affirment la légitimité de ce qu’ils appellent la morale de situation. Des opinions pernicieuses sont répandues sur la moralité et la responsabilité en matière sexuelle et de mariage.
10. À tout cela, il faut ajouter une note sur l’œcuménisme. Le Siège apostolique approuve assurément ceux qui, dans l’esprit du décret conciliaire sur l’œcuménisme, prennent des initiatives pour favoriser la charité avec les frères séparés et les attirer à l’unité de l’Église ; mais il regrette qu’il ne manque pas de personnes qui, interprétant à leur manière le décret conciliaire, préconisent une action œcuménique qui offense la vérité sur l’unité de la foi et de l’Église, en favorisant un dangereux irénisme et indifférentisme, ce qui est entièrement étranger à l’esprit du Concile.
Ces erreurs et ces dangers, répandus les uns ici, les autres là, sont rassemblés sous forme de synthèse sommaire dans cette lettre aux Ordinaires des lieux afin que chacun, selon sa fonction et son office, s’efforce de les enrayer ou de les prévenir.
Ce Sacré Dicastère prie instamment ces mêmes Ordinaires des lieux, rassemblés en conférences épiscopales, d’en traiter et d’en faire rapport au Saint-Siège d’une manière opportune en faisant connaître leurs avis avant la fête de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ de cette année.
Que les Ordinaires et ceux à qui ils estimeront devoir les communiquer, gardent sous le strict secret cette lettre qu’une raison évidente de prudence interdit de rendre publique.
Rome, le 24 juillet 1966.
A. Cardinal Ottaviani
Bonjour et bonnes fêtes de Pâques à tous.
Voici la réflexion de M. Madiran, à propos de la réponse de l’épiscopat français, dans Itinéraires de mars 1967, à la page 269, ainsi que ses réflexions, à la suite de la conférence de presse, donnée par Mgr Pichon, sur la réponse de l’épiscopat français, dans Itinéraires de février 1967, à la page 11.
La réponse, par Jean Madiran
” La réponse de la Conférence épiscopale française à la lettre du Cardinal Ottaviani a été rendue publique dans La Croix du 2 février 1967. Elle est, bien entendu, d’un autre ton que la conférence de presse qui reprochait au Saint-Siège d’avoir ” découpé la doctrine comme des tranches de saucisson ” et d’avoir ” mis le Christ au cinquième rang “. C’est en un style beaucoup plus pondéré qu’elle exprime, directement ou indirectement, certains désaccords soit avec le document du Saint-Siège tel qu’il est, soit avec ses implications éventuelles. A cet égard voici, en suivant l’ordre rédactionnel, les passages qui ont dès l’abord frappé notre attention.
1. – ” Certains modes de penser et d’agir peuvent incliner à l’erreur doctrinale. Mais il s’agit plus habituellement de tendances, de courants, de malaise diffus, d’un certain flottement de la pensée. On n’est pas en présence d’un système cohérent. Bref, ci considérer l’ensemble de la situation, il n’y a pas lieu de parler d’une résurgence du modernisme au sens historique du terme. ” (paragraphe 5)
(Il faut voir là, assure l’éditorial de La Croix du 3 février, une intention de répondre à ” des plumes très écoutées “. Celle de Maritain ? Ou celle d’Ecclesiam suam ?)
2. – ” La plupart des évêques français ” [il n’y a donc pas ” unanimité ” sur ce point] ” craignent même que la simple énumération, dans la Lettre romaine, de dix erreurs ou tendances dangereuses, n’accrédite à tort l’idée d’un système coordonné (…). A fortiori faut-il écarter l’hypothèse d’une liste de propositions à condamner. On paralyserait la recherche sans enrayer l’erreur. ” (paragraphe 5)
(La ” recherche ” est donc aujourd’hui d’une nature telle, qu’elle serait non point aidée mais paralysée par une condamnation des propositions erronées…)
3. – ” …De semblables remarques sur la position même du problème, faites à propos des autres points, conduisent les évêques à dépasser l’alternative des questions posées par la Lettre romaine et à rechercher les vraies racines et l’exacte portée des problèmes doctrinaux ainsi soulevés. ” (paragraphe 10)
(La Lettre romaine n’a donc pas vu l’exacte portée et les vraies racines des problèmes doctrinaux en question.)
***
Quand il s’agit de déterminer les causes et d’estimer les conséquences d’une situation concrète, des divergences d’appréciation sont humainement inévitables. (Ce qui ne veut pas dire que toutes les appréciations se valent, en elles-mêmes, ni que les diverses conclusions pratiques qu’elles comportent soient sans importance, ou également opportunes – et bienfaisantes.) On ne saurait, croyons-nous, faire obligation aux catholiques français, sous peine d’excommunication, de penser comme la Lettre de la Conférence épiscopale plutôt que comme la Lettre du Saint-Siège.
Du moins, en droit. En fait, nous avons une expérience assez large et assez constante de ce qu’il peut en être.
***
Comment et par qui la réponse de la Conférence épiscopale a-t-elle été rédigée et approuvée ?
Elle déclare elle-même :
” La Conférence épiscopale, réunie en Assemblée plénière à Lourdes en octobre dernier, s’est saisie avec le plus grand soin de cette importante question. Après un large échange de vues, elle a déterminé les modalités du travail à poursuivre en commun. Deux consultations écrites des évêques ont eu lieu depuis Lourdes. La présente réponse, longuement mûrie, est vraiment celle de la Conférence épiscopale elle-même ” (paragraphe 1)
Ainsi s’exprime le texte de la réponse que La Croix publie le 2 février en page 5 : c’est bien une ” réponse longuement mûrie “.
Mais en page 1 du même numéro, La Croix donne une indication contraire :
” Malgré le peu de temps dont elle disposait, l’Assemblée plénière de l’épiscopat français tint à répondre au Cardinal Ottaviani avant Noël. ”
La Croix donne encore cette précision :
” Mis au point avec d’autres évêques, des théologiens et des experts, le texte dont Mgr Veuillot assura la rédaction fut, après approbation du Conseil permanent, adressé à la Congrégation de la Doctrine de la Foi… ”
Les passages ci-dessus cités, nous les avons reproduits pour mémoire, et sans les commenter autrement ; sans prétendre non plus qu’ils soient les plus importants. Simplement, il nous a semblé utile d’en prendre note immédiatement.
Il y en a encore un que nous désirons noter sans retard :
” La christologie impose, au lendemain du Concile, une attention particulière :
– Dans l’ordre théologique : c’est, par exemple, la nécessité de maintenir les concepts fondamentaux de nature et de personne. A cet égard, la philosophie moderne pose des problèmes nouveaux : l’acception des mots nature et personne est aujourd’hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu’elle était au Ve siècle ou dans le thomisme. ” (paragraphe 7)
Plus loin, à la fin du paragraphe 10, la Lettre de la Conférence épiscopale revient sur la même question :
” …De quelles NOTIONS SUR LA NATURE ET LA PERSONNE faut-il user aujourd’hui pour que ces notions soient capables d’exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? ”
Les ” concepts ” de nature et de personne doivent être maintenus ; mais leur ” acception ” a changé ; il faut donc user d’autres ” notions “, et l’on recherchera lesquelles. Relisons la motivation centrale :
” L’acception des mots nature et personne est aujourd’hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu’elle était au Ve siècle ou dans le thomisme. ”
Ces 26 mots constituent une proposition dont l’impact se situe au niveau philosophique le plus fondamental. Ils me suggèrent trois remarques.
1- PREMIÈRE REMARQUE, apparemment mineure peut-être, introductive si l’on veut : l’acception des mots nature et personne est aujourd’hui différente de ce qu’elle était dans le thomisme. Ce qu’elle ” était “. Si elle ” était” elle n’ ” est ” plus.
Dans la phrase citée, le mot ” était ” ne pourrait d’ailleurs pas être mis au présent, cet imparfait ne peut être une coquille ou un lapsus. On ne pourrait pas écrire sans contradiction et non-sens : L’acception des mots nature et personne EST AUJOURD’HUI différente de ce qu’elle EST dans le thomisme. Elle est différente ” aujourd’hui “. Donc, elle est différente de ce qui a été et qui n’est plus.
La signification obvie et inévitable des 26 mots de cette proposition est qu’aujourd’hui le ” thomisme ” n’existe plus ; ou que la sorte d’existence qui lui reste peut-être n’est même pas digne de considération ; ou encore, à la rigueur, que le ” thomisme ” aujourd’hui n’entend plus les termes nature et personne comme les entendait saint Thomas.
2- AUJOURD’HUI, POUR UN ESPRIT PHILOSOPHIQUE, l’acception des mots nature et personne est différente de ce qu’elle était dans le ” thomisme “. Bon. Très bien.
Seulement, il y a une réalité qui s’accorde mal avec cette proposition.
Il y a en fait des esprits pour qui le mot ” personne ” a la même acception aujourd’hui que chez saint Thomas.
Il y a Jacques Maritain, Etienne Gilson, Marcel De Corte, le Cardinal Journet.
Il y a le P. Gagnebet, le P. Guérard des Lauriers, le P. Philippe de la Trinité, le P. Calmel (peut-être le P. Congar ?) et quantité d’autres théologiens connus ou moins connus.
Il y a ces professeurs de l’Institut catholique de Paris, les Paul Grenet, les Roger Verneaux, les René Simon, qui enseignent aujourd’hui, et qui aujourd’hui publient chez Beauchesne, en une dizaine de volumes très remarquables et très remarqués, un Cours de philosophie thomiste.
Alors, aucun d’entre eux n’est un ” esprit philosophique y ?
3- CE QU’ELLE ÉTAIT AU V° SIÈCLE. La mention du ” V° siècle ” n’est pas une vague formule pour signifier l’écoulement du temps. L’acception du mot ” personne est aujourd’hui différente de ce qu’elle était au V° siècle tout ” esprit philosophique D doué d’une culture religieuse simplement moyenne remarquera aussitôt que Boèce est visé. En fait, et quoi qu’il en soit des intentions.
Oui, Boèce. Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius. Né en 470. Le dernier des grands écrivains romains. Le premier et peut-être le plus grand des théologiens laïcs. Le ministre de Théodoric : que Théodoric emprisonnera puis fera exécuter à Pavie. Boèce, l’inventeur de la définition de là ” personne ” qui est au centre de la théologie catholique.
N’allez pas chercher dans Daniel-Rops, il n’en dit quasiment que des sottises : ” Cet écrivain qui ne nomme pas une fois le Christ. ” (Église des temps barbares, p. 364.) Cet écrivain qui ” ne nomme pas une fois le Christ ” est l’auteur, entre autres, d’un traité de la Trinité qui sera commenté par saint Thomas, et d’un traité sur les deux natures du Christ. Déjà au temps de Daniel-Rops, on pouvait écrie n’importe quoi, aux applaudissements des journaux catholiques.
Ce qu’elle était au Ve siècle
Boèce a inventé la définition de la personne qui s’applique analogiquement et à la personne humaine et aux personnes de la Sainte Trinité. Ou si, hypothèse hypercritique, il ne l’a pas lui-même inventée, il l’a trouvée chez un auteur qui nous est inconnu, dans un ouvrage qui ne nous est pas parvenu, et il a eu au moins le génie philosophique et théologique de la faire sienne et de nous la transmettre. Son oeuvre écrite est considérable. En un temps où il voyait partout monter une barbarie intellectuelle pourtant moins totale, à tout prendre, que celle qui investit aujourd’hui nos docteurs ordinaires, il avait formé le dessein de recueillir en une somme de philosophie naturelle la pensée de Platon et celle d’Aristote, de les accorder ensemble et de les accorder à la foi chrétienne.
Il fut, si l’on veut, plus de sept siècles à l’avance, une sorte de précurseur de saint Thomas. Son oeuvre, comparée aux élaborations ultérieures des grands docteurs médiévaux, contient bien des faiblesses. Mais n’aurait-il eu que ce seul trait de génie, cela suffirait à établir sa gloire et à requérir notre piété : c’est lui qui a défini la personne. Personna est rationalis naturae individus substantia : ” la substance individuelle d’un être raisonnable “. (De duabus naturis, cap. III).
Presque tous les grands docteurs médiévaux ont adopté cette définition comme indispensable instrument de leurs spéculations sur la personne humaine et sur les trois personnes divines. Et jusqu’aujourd’hui inclusivement, la doctrine théologique la plus commune dans l’Eglise catholique, quand elle sonde spéculativement le mystère ineffable de la Sainte Trinité, utilise cette ” acception ” du mot PERSONNE telle qu’elle fut formulée au ” V° siècle “, et que voilà rejetée comme désormais étrangère à tout ” esprit philosophique ” .
Ce n’est pas une ” remise en question ”
S’agirait-il d’une remise en question ? Non pas. La remise en question ” dont on a plein la bouche aujourd’hui, comme d’une admirable invention due au génie sans précédent que n’importe cruel Trissotin du XX° siècle se garantit à lui-même, – la remise en question a toujours été, en droit et en fait, le statut normal de toute notion philosophique. On n’a pas attendu la philosophie ” moderne y pour cela. A chaque époque la définition de Boèce a été remise en question ; à chaque époque, le résultat de la remise en question a été soit de rejeter cette définition, soit de la corriger, soit de la maintenir. Richard de Saint-Victor (mort en 1,173) et Jean Duns, dit Duns Scott (mort en 1308) sont sans doute les plus célèbres parmi les très rares docteurs catholiques de première grandeur qui, à une époque ou à une autre, ont voulu modifier la définition de Boèce. Bien sûr, les évêques français savent tout cela, bien sûr, ils le savent par coeur. Aussi bien, ce n’est pas du tout une ” remise en question ” qu’impliquent ou que réclament les 26 mots de la proposition citée. Avec une brutalité qui n’a d’égale que son inexactitude de fait, cette proposition prononce qu’ aujourd’hui pour tout esprit philosophique, l’acception du terme PERSONNE est ” différente de ce qu’elle était au Ve siècle ou dans le thomisme “. Ce n’est pas une remise en question, avec examen et débat. C’est un verdict déjà prononcé, d’une manière qui ne laisse place à aucun doute ni à aucune procédure d’appel.
Je ne sais ce que Maritain, directement concerné, osera en dire. Je ne sais ce que Gilson, directement concerné, osera en dire. Pour ma part je déclare tenir, maintenir et professer exactement la même ” acception ” du mot PERSONNE que celle qui fut formulée par Boèce au Ve siècle et qui est aujourd’hui non seulement celle du ” thomisme ” mais encore celle de la doctrine théologique la plus commune dans l’Eglise catholique.
Un triple mirage
Relisons l’interrogation finale du paragraphe 10 de la Lettre :
” …De quelles NOTIONS SUR LA NATURE ET LA PERSONNE faut-il user aujourd’hui pour due ces notions soient capables d’exprimer â nos contemporains -la vérité des définitions dogmatiques ? ”
Si l’on rapproche ce passage du passage précédemment extrait du paragraphe 5, on aperçoit en quoi consiste le glissement majeur.
D’une part, on déclarait que les notions traditionnelles de nature et de personne ne sont plus. reçues aujourd’hui par un ” esprit philosophique “.
D’autre part, on en conclut maintenant qu’il faut rechercher de nouvelles notions pour parler â ” nos contemporains “.
Glissement majeur, parce que le terme ” esprit philosophique ” et le terme ” nos contemporains ” n’ont pas, il s’en faut, la même extension ; et ne désignent pas les mêmes personnes. La vérité des définitions dogmatiques et la bonne nouvelle du salut devraient-elles donc aujourd’hui être annoncées en exclusivité, ou en priorité, aux philosophes ? Ou bien seraient-ils tous devenus des philosophes, nos ” contemporains ” ? On l’aurait su…
C’est un triple mirage que nous apercevons dans ce glissement :
1 ° On est parti de la considération de la philosophie dite ” moderne ” (et il est vrai que cette philosophie comprend mal la notion de personne et va jusqu’à nier -radicalement la notion de nature ; et c’est, certes, un problème ; philosophique- en lui-même ; religieux, et pastoral, par ses implications). Mais on a fait aussitôt comme si cette philosophie dite ” moderne ” – idéaliste, phénoménologique, existentialiste, etc. – était toute la philosophie contemporaine ; comme s’il n’y avait plus d’autres philosophes ni d’autres courants philosophiques ; comme si tout ” esprit philosophique ” aujourd’hui était tel. C’est un premier mirage.
2° Ensuite, ce qui vaut pour les philosophes ainsi entendus, on a considéré comme allant de soi de l’appliquer à la totalité de ” nos contemporains “.C’est un second mirage.
Quant aux conséquences de la situation que l’on a ainsi créée – ou plus exactement que l’on a ainsi officiellement confirmée – elles vont être de plus en plus lourdes ; et de plus en plus dramatiques.
Mais il y a encore un troisième mirage.
3° Se demander ” de quelles notions ” de la nature et de la personne il faut user aujourd’hui pour ” exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques “, c’est énoncer une intention nécessaire et louable. Mais c’est en même temps omettre la médiation nécessaire, qui est celle de notions et d’un langage naturellement vrais. La VÉRITÉ n’est pas seulement dogmatique et surnaturelle. La vérité des dogmes n’est pas le seul ” point fige ” à maintenir. La vérité naturelle des notions et du langage est indispensable même à un dessein uniquement religieux. Les diverses notions (verbalement) possibles de la nature et de la personne ne constituent pas un matériel interchangeable. On ne peut pas exprimer aux kantiens ou aux sartriens la vérité du dogme en utilisant la notion kantienne de personne ou la notion sartrienne de nature. La grâce s’ajoute à la nature (et la restaure), elle ne s’ajoute pas à la contre-nature. Le sacrement de l’union charnelle ne sera jamais donné à l’union charnelle des homosexuels.
A aucun moment, saint Thomas n’a cherché à s’exprimer dans un langage adapté à son temps. Il a recherché un langage philosophique qui soit universellement vrai, c’est-à-dire adapté à tous les temps. Car les notions philosophiques universellement vraies peuvent, à toutes les époques, être sans communication avec les modes intellectuelles et avec l’opinion dominante : elles sont toujours en communication et en continuité avec l’expérience commune la plus profonde, la plus essentielle de l’homme en tant que tel.
C’est là-dessus qu’aujourd’hui je veux conclure.
***
La grande multitude des hommes ont vécu, vivent et vivront en deçà des notions philosophiques. Leur seul livre de méditation est l’expérience de la vie. Ils en ont une expérience qui est à chaque époque changeante : celle des moyens de communication, des techniques professionnelles, éventuellement des mœurs, certainement de la rumeur et de l’opinion dominantes. Ils ont aussi une expérience plus profonde, à travers les éclipses du divertissement, une expérience plus commune, car ils l’ont en commun avec les hommes de tous les temps, avec les boutiquiers et les artisans que Socrate rencontrait sur l’agora, avec les Juifs conduits par Moïse de l’Égypte à la Terre promise, avec les bonnes gens qui à Vincennes demandent justice à saint Louis, avec tous ceux qui sont un jour venus en ce monde pour le quitter un jour : l’expérience de la filiation et du compagnonnage, de l’amour et de la haine, de l’injustice et de l’entraide ; l’expérience de la mort d’un père ou de la mort d’un enfant ; l’expérience du temps qui coule et que rien ne retient ; et celle du vent et de la pluie, et du soleil qui se lève et du soleil qui se couche, la notion que nous avons aujourd’hui du mouvement apparent du soleil est forcément différente de ce qu’elle était avant Galilée, et pourtant le soleil se lève toujours et toujours se couche, aurores et crépuscules, chansons et jardins, et il y eut un soir et il y eut un matin, comme aux premiers jours de l’Ancien Testament. Et l’expérience de l’attente et celle de la déception ; et l’expérience de l’attention ; et l’expérience que l’homme a besoin d’un salut qui ne peut pas venir de l’homme.
C’est au niveau de cette expérience commune, essentielle, immuable, que l’Évangile parle à l’homme et que l’homme entend l’Évangile comme une parole vivante : l’homme de la douleur et de la joie, de l’angoisse et de l’amour, de la maladie et de la mort, du tourment et de l’espérance. Dans cet en deçà de la philosophie, il n’y a aucune notion élaborée de la nature et de la personne mais il y a, de la nature et de la personne, une connaissance implicite et connaturelle qui est la même qu’au Ve siècle et qui restera la même jusqu’à la fin du monde.
La philosophie dite ” thomiste ” est en CONTINUITE avec l’expérience commune de cet en deçà de la philosophie. C’est pourquoi la philosophie dite ” thomiste ” ne disparaîtra jamais, ou renaîtra toujours, non sans subir d’incessantes aventures au milieu des philosophies qui sont EN RUPTURE avec l’expérience commune de l’homme en tant que tel, image de Dieu qui passe dans un monde qui passe.
Il faut assurément une pastorale pour les philosophes eux aussi. Pour les philosophes ” thomistes ” et pour les philosophes ” modernes «. Il faut même une pastorale pour cette catégorie en général la plus nombreuse parmi les philosophes : pour les philosophes qui ne sont pas philosophes, pour les ânes savants et pour les ignorants diplômés ; et pour les Précieuses ridicules ; et pour les Femmes savantes. Tout le monde a droit aux paroles et aux sacrements du salut. Je persiste pourtant à souhaiter que l’ensemble de la pastorale et la pastorale d’ensemble n’aillent pas s’orienter principalement en fonction des Bélises, des Vadius et des Trissotin du moment : on sait bien que leur nombre a considérablement augmenté dans la société contemporaine, mais tout de même, pas à ce point. Le peuple chrétien et le peuple incroyant, ce n’est pas eux. Pas du tout.
Jean Madiran.
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Le Christ au cinquième rang
Nous n’avons pas actuellement connaissance du texte même de la réponse de l’épiscopat français à la lettre doctrinale du Cardinal Ottaviani. Nous avons eu connaissance de ce que les journalistes en ont dit, d’après les propos de Mgr Pichon rapportant en une conférence de presse les sentiments de l’épiscopat. C’est donc une connaissance qui n’est même pas de seconde, mais de troisième main : c’est-à-dire par nature fort incertaine. Nous avons d’ailleurs une certaine expérience de la manière plus qu’approximative dont travaillent trop souvent des ” informateurs religieux ” dont la plupart sont dépourvus du minimum de culture théologique qui leur permettrait d’entendre véritablement de quoi l’on parle. D’autre part, nous avons été en mesure d’apprécier personnellement les qualités exceptionnelles de Mgr Pichon en matière d’information, l’attention efficace qu’il apporte à n’avancer rien que de certain, le soin rigoureux qu’il met à rectifier la moindre inexactitude qui aurait pu lui échapper.
Donc, nous nous trouvons en présence de ce que les journalistes ont dit que Mgr Pichon à dit que les évêques français avaient dit de la lettre du Cardinal Ottaviani.
Telle est notre ” information ” à ce sujet : nous n’en avons aucune autre. L’opinion publique n’en a aucune autre.
I1 nous a paru utile de donner clairement, en la commentant, cette précision technique.
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Les journalistes ” informateurs religieux ” ont été à peu près unanimes à dire que Mgr Pichon avait dit que les évêques français avaient dit:
1 ° que les 10 points successifs de la lettre du Cardinal Ottaviani avaient le tort grave de découper les choses en tranches artificielles, alors que, pour être fidèle à l’esprit du Concile, il convient d’envisager les choses globalement ;
2° que dans les 10 points du Cardinal Ottaviani, le Christ arrivait seulement au cinquième rang, ce qui est anormal et contraire à l’esprit du Concile, lequel nous enjoint de mettre le Christ au premier rang et de tout centrer sur lui.
Sans mettre en cause la bonne foi de personne, nous formulons l’hypothèse qu’il y a quelque part un malentendu en cela, et que nul n’a réellement tenu de tels propos.
Non seulement parce que ces propos constitueraient une polémique ouverte, publique, insolente contre un Acte officiel du Saint-Siège.
Mais d’abord, et surtout, parce que de tels propos n’ont aucune espèce de consistance intellectuelle.
Nous trouvons fort dommageable, et digne d’une protestation catégorique, que par le canal de la presse on laisse croire que nos affaires spirituelles les plus graves – celles qui concernent une éventuelle détérioration de la foi qui nous est enseignée – auraient pu être traitées à un niveau intellectuel aussi misérable et dans une perspective spirituelle aussi voisine du néant.
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Dans l’état actuel de la question tel qu’il a été présenté à l’opinion publique, la lettre du Cardinal Ottaviani se trouve sous le coup des deux reproches principaux que nous avons cités. Et aucune voix, à notre connaissance, au moment où nous écrivons ces lignes, ne s’est encore élevée dans la presse catholique française pour montrer l’inanité radicale de ces deux objections prétendues.
Nous prendrons donc la liberté de défendre la lettre du Cardinal Ottaviani contre les insolences absurdes attribuées sans démenti à (voir plus haut).
En cette occurrence, il ne s’agit pas pour nous de défendre la personne du Cardinal Ottaviani, que pourtant nous vénérons. Il ne s’agit pas non plus de défendre un Acte officiel du Saint-Siège. Ni le Saint-Siège ni le Cardinal n’ont aucun besoin de nous. Ils sont, dans le coeur du peuple chrétien, et beaucoup plus qu’on ne l’imagine, hors des atteintes que de telles insolences essayent de leur porter.
Il s’agit pour nous de défendre autre chose : l’existence et l’honneur du langage humain, la cohérence et l’honneur de la pensée humaine, qui ont été beaucoup plus gravement offensés en cette affaire que le Cardinal Ottaviani lui-même.
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Premier reproche.
Le Cardinal Ottaviani a découpé en 10 points successifs la réalité globale ? En effet : il s’est exprimé en langage humain, en langage articulé, en langage intelligible et non en vagissements sonores.
Dire qu’au lieu de dix points il l’allait plutôt trois thèmes
1. – le Christ, 2. – l’Eglise, 3. – la vie de l’homme, ce n’est pas moins ” découper ” la réalité globale, et ce découpage n’est pas moins artificiel que le précédent. Il est peut-être meilleur, il est peut-être moins bon, mais il ” découpe ” lui aussi : on pourrait lui opposer qu’il sépare l’Eglise et le Christ, que cela est contraire à l’esprit du Concile, et cette objection serait aussi absurde, L’art, et l’ ” artificiel “, absolument inévitable du langage humain, est de dire les choses les unes après les autres, selon des distinctions et dans une énumération successive. On ne peut pas faire autrement (à moins de hennir ou de braire des mots sans lien logique). L’énumération gagne à être ordonnée, mais aucun ordre n’est plus obligatoire qu’un autre : elle peut suivre l’ordre chronologique, ou l’ordre logique, ou l’ordre ontologique ; ou même choisir un ordre pédagogique, et ce dernier est variable à l’infini selon les circonstances.
Il n’y a rien de choquant à organiser en trois thèmes la réponse à un questionnaire qui comporte dix points. Le choquant est dans la prétention affirmée d’être plus fidèle que le Saint-Siège à l’esprit du Concile, et surtout dans la prétention de l’être en cela et pour cela, présenté comme plus ” global ” et comme évitant tout ” découpage artificiel ” . I1 est impossible de laisser sans protester l’ensemble des journaux raconter de telles fariboles qui provoqueraient, si on leur accordait par distraction quelque crédit, une éducation intellectuelle à rebours.
Le langage articulé étant successif et ne pouvant tout dire en même temps, il est obligé de distinguer et de parler des choses les unes après les autres : distinguer pour unir, a dit Bossuet, et a redit Maritain. Il existe, au niveau du langage discursif, deux sortes de vues globales : celles qui commencent par faire des distinctions exactes et celles qui, ne distinguant rien, demeurent installées dans une globale confusion.
Second reproche.
La lettre du Cardinal Ottaviani ne mettait pas le Christ au premier rang ; elle n’était pas centrée sur le Christ ; et l’on va enseigner au Saint-Siège, conformément à l’esprit du Concile, à se centrer sur le Christ et à mettre le Christ au premier rang : passons là-dessus, ces gentilles énormités ne sont pas nos affaires.
Mais en quoi la lettre du Cardinal Ottaviani n’était-elle pas centrée sur le Christ et ne Le mettait-elle pas au premier rang ? En ce que le Christ n’est nommé qu’au point numéro 5, et qu’ainsi il arrive seulement au cinquième rang.
Il est hautement caractéristique de notre temps qu’il faille argumenter contre un sophisme de ce niveau, pieusement reçu dans l’ensemble de la presse catholique ou profane sans y soulever la moindre contradiction. C’est donc l’heure du règne des analphabètes intellectuels, et des intellectuels analphabètes. Maritain n’avait pas encore tout vu lorsqu’il a écrit son dernier livre, qui se trouve dès maintenant largement dépassé.
Voyons d’abord les faits.
Est-il habituellement considéré comme obligatoire de nommer le Christ au commencement de la première phrase du premier alinéa d’un texte, sous peine d’être accusé de ne pas l’avoir mis au premier rang ?
Prenons au hasard un texte récent et post-conciliaire, par exemple le Communiqué du Conseil permanent en date du 23 juin 1966 : le Christ n’y est mentionné qu’au quatrième paragraphe, il est donc évident, selon les nouveaux critères que l’on nous propose, qu’on l’a blasphématoirement relégué au quatrième rang. C’est un peu mieux qu’au cinquième. Mais pas beaucoup mieux.
Selon ces critères nouveaux, on reconnaîtra que saint Matthieu et saint Marc mettent le Christ au premier rang, puisqu’ils le nomment dans leur premier verset. Mais saint Luc ne le met qu’au trente et unième rang dans son Evangile : son cas est encore plus pendable que celui du Cardinal Ottaviani.
Quant à saint Paul, il commence souvent ses épîtres en se nommant avant le Christ. Et saint Pierre fait de même. Voilà donc un grave problème, qui pourra opportunément retenir l’attention de la recherche exégétique.
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La lettre du Cardinal Ottaviani parlait en son premier point de ” la sacrée Révélation elle-même ” : il paraît que ce n’est point parler du Christ. Voilà un grave problème pour les théologiens, à moins que ce ne soit pour les psychiatres.
Rigoureusement et admirablement composée, la lettre du Cardinal Ottaviani énonce en ses quatre premiers points les principes de notre connaissance de la Rédemption : 1. l’Ecriture et la Tradition ; 2. – les dogmes exempts de toute variation ; 3. – le magistère ordinaire de l’Eglise, tout cela constituant : 4. – une vérité objective absolue.
Le cinquième point, au centre précisément, concerne la personne elle-même du Christ.
Les cinq derniers points découlent des premiers, ils traitent : 6. – de la théologie des sacrements, et en particulier de l’Eucharistie ; 7. – du sacrement de pénitence ; 8. – du péché originel ; 9. – de la théologie morale et de l’objectivité de la loi naturelle ; 10. – de l’oecuménisme.
Si quelque chose est réellement centré sur le Christ, c’est bien l’ensemble de la lettre du Cardinal Ottaviani.
L’ordre d’exposition qu’elle a choisi, pour rigoureux qu’il soit, n’est pourtant point le seul possible. L’esprit des Conciles de la sainte Eglise, fût-ce celui du dernier en date, n’a rien à voir avec l’ordre d’exposition : en ce domaine il n’y a rien qui soit moralement, religieusement, théologiquement obligatoire. Chaque auteur, en chaque circonstance, choisit l’ordre d’exposition qui lui convient, sans commettre en cela aucun péché de blasphème, de schisme ou d’hérésie.
Saint Thomas, en sa Somme de théologie, suit un autre ordre d’exposition : mais le traité du Verbe incarné et de la vie de Jésus n’y arrive qu’au troisième rang, dans la troisième et dernière partie.
On dirait donc aujourd’hui que saint Thomas fait passer le Christ après tout le reste, qu’il le situe au dernier rang de ses préoccupations. Il est significatif, et malheureusement normal, qu’au moment où l’on n’est plus guère capable de discerner la nature et la gravité des erreurs portant sur le contenu de la foi, on en soit réduit à s’attacher, avec une rigueur inquisitoriale, ii examiner si le Christ est nommé dans le premier paragraphe ou dans le cinquième.
Il n’y a nulle part aucune obligation naturelle ni surnaturelle de demeurer aveugles, immobiles, silencieux devant des phénomènes intellectuels de cette catégorie. Ils ne sont ni réjouissants ni rassurants. Et si l’espérance l’emporte sur l’inquiétude, ce n’est certainement pas à cause de ces phénomènes-là, qui témoignent au moins, et pour n’en pas dire plus, d’une déchéance intellectuelle – d’une décadence humaine – à laquelle chacun a le devoir, pour autant qu’il est en lui, de résister inébranlablement. Le Concile ne nous a enjoint ni de devenir des sous-développés intellectuels, ni de faire semblant de l’être devenus.
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Un propos, en somme, parallèle, s’est répandu dans les journaux concernant le catéchisme. On nous raconte que le plan de l’ancien catéchisme était mauvais parce qu’il passait le Christ sous silence : ” I. – Le dogme ; Il. – La morale ; III. – Les sacrements. ” Et l’on réclame, ou l’on nous promet, un plan du catéchisme qui sera désormais ” centré sur le Christ ” parce qu’il s’énoncera ainsi : ” I. – Les vérités que Jésus nous a révélées ; II. – Les commandements que Jésus nous a donnés ; III. – Les secours que Jésus nous a préparés. ” Ce second plan n’est en réalité ni plus ni moins centré sur le Christ que le premier, pour la bonne raison que c’est exactement le même.
Croire qu’un enseignement sera davantage centré sur le Christ parce que Jésus sera mentionné dans le titre, c’est sombrer dans un verbalisme infantile.
Il paraît que la ” réflexion théologique contemporaine ” a fait de grands progrès. C’est possible. Le P. Congar, dans Le Monde du 28 décembre 1966, a reproché à Maritain, avec ” irritation ” et avec ” peine “, de le méconnaître. Mais si le P. Congar regardait d’un peu plus près la manière dont ces progrès théologiques nous sont monnayés dans la vie quotidienne, dans le journal de chaque jour, et par toutes les techniques d’information, il conviendrait sans doute que cela est plus qu’affligeant. D’ailleurs on peut supposer que le P. Congar n’a plus besoin d’être éclairé sur les grandes pensées de nos docteurs ordinaires.
De la même façon, on a pu lire dans les journaux catholiques que l’abstinence du vendredi était supprimée au cours de l’année et maintenue pour les vendredis de Carême : disposition disciplinaire qui n’est pas en soi immuable et qui peut être changée. Mais la raison que l’on nous a donnée de ce changement est que l’abstinence du vendredi était une fausse pénitence, sans signification réelle, et souvent hypocrite : fort bien, mais alors pourquoi donc maintenir cette hypocrisie ou ce faux-semblant pendant le Carême ?
La vérité est que l’on nous dit n’importe quoi, hâtivement, circonstantiellement, selon la sonorité des mots et non selon leur signification, et sans prendre le temps et la peine d’y réfléchir, ou d’y faire réfléchir quelqu’un si soi-même on en est incapable. Ces discours sans cohérence ne manifestent pas le respect dû aux consciences, et n’apportent aux âmes aucune nourriture substantielle.
Symptôme de désintégration intellectuelle, qui est à son tour promoteur et facteur de désintégration intellectuelle redoublée. Le grammairien et le logicien peuvent assurément porter ce diagnostic sur le langage insensé qu’on nous tient. Mais les causes véritables de cette déchéance se situent sans doute bien au delà de la logique et de la grammaire.”
A bientôt.
A Z
Rebonjour,
A mon sens, sont ici dénoncés, en l’occurrence, à juste titre :
1. L’herméneutisme dans le rapport à l’Ecriture
2. L’historicisme dans le rapport à la dogmatique
3. Le subjectivisme dans l’ordre de la connaissance intellectuelle
4. Le relativisme dans l’ordre de la connaissance intellectuelle
5. et 6. Le naturalisme horizontaliste et humanitariste
7. Le communautarisme ecclésiocentrique
8. L’une des composantes d’un certain type de néo-pélagianisme
9. Le relativisme et le subjectivisme dans l’ordre de l’action morale
10. La confusion contemporaine entre unité et consensus, ou entre oecuménisme et fédéralisme.
J’ajouterai, pour ma part, deux autres opinions erronées, plus souvent répandues à l’intérieur de l’Eglise que combattues par la hiérarchie de l’Eglise :
A – une erreur sur la nature même de la seule vraie religion qu’est la religion chrétienne : celle-ci est LA religion du salut, et non une religion du bonheur, ni, si j’ose dire, encore moins, une religion du progrès, car le salut, “par Lui, avec Lui et en Lui” se situe aux antipodes de l’Evolution de l’Humanité : il nécessite une conversion personnelle et spirituelle, et non un devenir collectif et temporel.
Cette erreur se situe dans le prolongement de l’erreur relative au péché originel, dans la mesure où elle porte, non plus sur le début de l’histoire humaine, mais davantage sur la fin de l’histoire humaine, sur le sens chrétien du jugement dernier.
B – une erreur sur le dialogue inter-religieux (mais le Cardinal OTTAVIANI est mort avant d’avoir “tout” vu) : le dialogue inter-religieux, dans ce qu’il a de plus éclairant, édifiant, exigeant
1° – devrait avoir vocation, surnaturelle et théologale, à être l’occasion d’une exhortation des interlocuteurs non chrétiens à la conversion, sous la conduite et en direction de Jésus-Christ ;
2° – ne devrait pas avoir vocation, naturaliste et “anthropologale”, à être le prétexte, adressé aux interlocuteurs non chrétiens, en vue d’une convergence des diverses religions et traditions, autour d’une vision de la paix dans le monde “auto-centrée à plusieurs”, vision tout à fait éloignée de la vision de la paix qui est celle de Jésus-Christ, en tant que seul vrai Prince de la Paix.
Et cette deuxième et dernière erreur complémentaire se situe dans le prolongement de l’oecuménisme, à telle enseigne que certains auteurs parlent aujourd’hui “d’oecuménisme inter-religieux”.
Merci beaucoup et bonne continuation aux personnes qui acceptent que mes messages soient publiés sur ce site.
A Z