Jean-Pierre Maugendre, Président de Renaissance Catholique, signe une chronique pour répondre à l’éditorial du dernier numéro du journal La Nef : « A quand la paix liturgique ? » :
Dans le dernier éditorial de la revue catholique La Nef (No 382, juillet-août 2025), son directeur, Christophe Geffroy s’interroge : A quand la paix liturgique ? La bonne nouvelle est que, la question ainsi posée, le débat ne semblerait plus devoir porter que sur la date de signature de cette paix tant attendue. Or, il n’en est rien sous la plume d’un auteur qui est certes favorable aux traditionalistes mais n’en fait pas partie, si on donne comme définition à ce terme le fait d’être un usager habituel et régulier de la forme traditionnelle du rite romain.
D’étranges affirmations
Convenons d’abord avec l’auteur que « les querelles entre catholiques sont un scandale ». Certes, mais est-il permis de s’interroger sur la légitimité d’une réforme qui dans la pratique a introduit une rupture que chacun a pu observer et qui a été, à tout le moins concomitante d’une désertion massive de la pratique ? L’historien Guillaume Cuchet l’observait à propos de la déchirure des années 60 : « Un observateur extérieur pourrait légitimement se demander si, par-delà la continuité d’un nom et de l’appareil théorique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion », (Comment notre monde a cessé d’être chrétien). Un autre observateur pourrait se dire que dans n’importe quel autre domaine de la vie sociale, la faillite observée dans l’Eglise depuis 1965 aurait convaincu le responsable de toute institution que les méthodes utilisées et les cadres qui les avaient mis en œuvre devraient faire l’objet d’une évaluation. Christophe Geffroy s’en abstient. Et il assène, là-contre, plusieurs informations dont nous ignorons les sources. Qu’est-ce qui lui permet de dire, en effet, que l’immense majorité des pèlerins de Chartres n’a aucun problème avec la messe de Paul VI ? Le fait que, n’ayant pas d’autre choix, ils assistent à la liturgie réformée ne nous dit rien de ce qu’ils en pensent. De même, nous dit-il, seule « une minorité de tradis aurait des positions liturgiques à l’encontre de l’ordo actuel ». Cette information n’est, elle non plus, pas sourcée. On lui fera amicalement observer qu’il ne suffit pas qu’une position soit la sienne pour qu’il puisse présumer qu’elle est majoritaire. Enfin, la paix liturgique exigerait, dit-il, que chacun fasse un pas vers l’autre. Les évêques en « accueillant plus généreusement les traditionalistes », les « tradis » en cessant de remettre en cause « la valeur » et la « sainteté » de la célébration du nouvel ordo. Cet apparent équilibre relève en réalité d’une grande confusion et d’une grande injustice car cette proposition est doublement déséquilibrée.
D’abord parce que le traditionalisme est une résistance, une blessure qui a provoqué une forme de perte de confiance dans l’autorité ecclésiastique, conséquence des exclusions vécues et des mesquineries subies dans de nombreux diocèses, aujourd’hui encore à Grenoble et à Quimper, à Valence et à Tours, à Rouen et à Rennes. Or, on ne voit dans les propos de Christophe Geffroy aucun appel à un peu de repentance et de compassion de la part des « pasteurs » qui ont persécuté, au mépris de tout droit et de toute charité, une partie de leurs ouailles et portent ainsi une large part de responsabilité dans l’affaiblissement de la vie de la foi en France. Ensuite, parce que semblant réduire le débat sur la légitimité des demandes traditionalistes à des considérations psychologiques : fustiger le mépris qu’ils manifesteraient à l’égard des tenants de la réforme en refusant de participer aux rites conciliaires, Christophe Geffroy passe ici à côté de la question de fond. Il ne s’agit pas en effet de juger de la « valeur » et de la « sainteté » des usagers et acteurs du rite réformé par conviction, obéissance, fidélité, conformisme, habitude, obligation… mais de la conformité, ou non, de cette réforme à la tradition doctrinale et liturgique de l’Eglise.
Un rite équivoque
Dès 1969 deux cardinaux (SER Ottaviani et Bacci) s’étaient inquiétés que « le nouvel ordo s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail de la théologie de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXIIème session du Concile de Trente » (Bref examen critique du Nouvel Ordo Missae). Propos récemment confirmés, d’une certaine manière, par l’actuel Préfet du dicastère pour le culte divin le cardinal Roche affirmant benoîtement le 12 mars 2023 sur la BBC : « Vous savez, la théologie de l’Église a changé. Alors qu’auparavant le prêtre représentait, à distance, toutes les personnes (…) ce n’est pas seulement le prêtre qui célèbre la liturgie, mais aussi ceux qui sont baptisés avec lui ». Et encore il y a quelques jours par le célèbre liturgiste Andrea Grillo, sommité de l’Athénée pontifical Saint-Anselme de Rome, proche du pape François et inspirateur officieux du Motu Proprio Traditionis Custodes, affirmant que les deux rites étaient « contradictoires » et que « l’ancienne liturgie conduit à une autre Eglise » , ce qui revenait à reconnaitre que le rite réformé avait permis d’en façonner une nouvelle !
Le vrai débat est donc de savoir si le nouveau rite de la messe opère, au pire, une rupture avec la tradition de l’Eglise ou si, a minima, il est porteur d’ambiguïtés mettant, in fine, en cause la profession intégrale de la foi catholique et le culte ainsi rendu à Dieu. Or, de très nombreux éléments témoignent de la mise en œuvre, dans la liturgie réformée, d’une autre théologie et d’une autre foi que celles communément admises dans l’Eglise jusqu’au Concile Vatican II.
Citons, de manière non-exhaustive :
– La suppression des prières au bas de l’autel au début de la messe, qui introduit une nouveauté radicale en ce sens qu’au lieu de d’abord s’adresser à Dieu dans le sanctuaire duquel il pénètre, le prêtre commence l’office, dans le rite réformé, par un dialogue avec le public qu’il a rassemblé pour une prière commune.
– La notion de sacrifice offert à la gloire et à la louange de la Sainte Trinité, qui est estompée par la suppression de toute référence trinitaire dans l’offertoire.
– Le bouleversement de cet offertoire qui manifestait notre participation humaine au sacrifice rédempteur du Christ, et qui est devenu une simple prière de bénédiction de repas inspirée de la liturgie juive.
– Le caractère sacrificiel de la messe, qui est estompé par la diminution du nombre de signes de croix effectués par le célébrant (de 47 à 8) Il est souvent objecté par les tenants de la réforme liturgique qu’il est inutile de répéter de multiples fois les mêmes prières ou gestes. Il y aurait dans l’ancienne liturgie de regrettables « doublets » selon Andrea Grillo. Le rite rénové aurait dès lors, par sa sobriété, renoué avec la pureté et la simplicité originelles des premières assemblées chrétiennes avant les « ajouts » et « redondances » de la contre-réforme. C’est là gravement ignorer la pédagogie humaine et divine dont la répétition est une clé essentielle. Que deviennent les 150 Ave Maria du rosaire dans cette pédagogie éradicatrice et simplificatrice ?
– Les marques d’adoration dues au Christ présent substantiellement sous les apparences du pain et du vin (culte de latrie), qui sont réduites par la réduction du nombre de génuflexions du célébrant (de 12 à 2).
– La désacralisation de la célébration par l’assouplissement des rubriques. Si le choix est parfois laissé au célébrant entre 2, 3, 4 ou 5 formules, d’autres rubriques laissent totalement place à la créativité. Nous lisons ainsi dans la Présentation Générale du Missel Romain (édition de 2002) : « En ce qui concerne le signe de paix à transmettre, la façon de faire sera décidée par les Conférences des évêques selon la mentalité et les us de chaque peuple ». Ce qui est sacré est figé, ce qui varie au gré des humeurs du célébrant ne l’est plus. Or, cette « liberté de création » tranche radicalement avec la discipline antérieure. Dans le rite traditionnel le prêtre est un simple instrument entre les mains de l’Eglise. Sa marge de manœuvre est inexistante, tout est parfaitement codifié. Dans le rite réformé le prêtre devient acteur, dans les deux sens du terme, ce qui débouche trop souvent comme le déplorait Benoît XVI sur « l’autocélébration » de la communauté.
– La récitation du canon à voix haute, qui contribue symboliquement à la banalisation de l’action sacrée, ressentie comme un simple récit, au même titre que la liturgie de la parole qui l’a précédée, et au détriment du mystère que le silence rehaussait comme une iconostase.
– La multiplication des canons – officiellement 11 mais en réalité plus, au gré des conférences épiscopales- qui a introduit dans la messe l’idée que la prière de l’Eglise devait être adaptée au public et aux circonstances, pulvérisant ainsi la notion de règle stricte à suivre (canon) et l’idée même que la liturgie est un cadre reçu de l’Eglise, non une mise en scène à réinventer, ouvrant la voie à toutes les créativités.
– La suppression de la génuflexion du prêtre suivant immédiatement les paroles de la consécration, qui rend moins manifeste l’expression de la foi catholique dans la consécration du corps et du sang du Christ par les seules mains du prêtre à l’encontre de la foi luthérienne dans une consécration qui serait opérée par la prière des fidèles.
– L’expression Mysterium fidei qui suivait immédiatement les paroles de la consécration a été déplacée à la fin du récit de l’institution de l’eucharistie. Le mystère qui était celui de la transsubstantiation devient celui qu’il existe encore des personnes pour « faire mémoire de l’unique sacrifice déjà accompli » selon la définition de la messe donnée dans le fameux missel à fleurs des années 70.
– Rien là qui porte atteinte en soi à la validité de la nouvelle messe, célébrée par un prêtre qui a l’intention de faire ce que demande l’Eglise. N’empêche : la messe comme renouvellement non sanglant du sacrifice du calvaire produisant, par les mains d’un prêtre agissant in persona Christi, le miracle de la transsubstantiation des saintes espèces semble par ces signes convergents avoir potentiellement laissé place dans le rite réformé à la messe comme signe de communion et banquet spirituel, ce qu’ont confirmé à l’envi les applications post conciliaires certes non exprimées dans les textes de la réforme mais incontestablement présentes dans l’esprit des novateurs et rendues possible par son économie générale : abandon du latin (que rendait souhaitable la récitation du canon à voix haute, mais qui s’est révélé propice aux improvisations), célébration face au peuple (qu’imposait par conséquence logique le mode du récit préféré à celui du tête à tête avec Dieu, mais qui a fait perdre son évidence au fait que le prêtre ne présidait pas une réunion de prière, qu’il célébrait un sacrifice à l’autel de Dieu), communion debout et dans la main (rendue logique par la volonté de placer le prêtre et les fidèles dans une situation de dialogue et d’égalité, et engendrant par suite une nouvelle perte de la foi dans la présence réelle du Christ dans la moindre des parcelles de l’hostie consacrée).
Or, il est frappant de constater que cette mutation correspond à merveille à la définition de la messe que les réformateurs eux-mêmes avaient donné dans leur première rédaction du fameux article 7 de l’Institutio Generalis présentant le nouveau du Missel Romain de 1969 : « La Cène dominicale est la synaxe sacrée ou le rassemblement du peuple de Dieu se réunissant sous la présidence du prêtre pour célébrer le mémorial du Seigneur. C’est pourquoi vaut éminemment pour l’assemblée locale de la sainte Eglise la promesse du Christ : Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mat, XVIII, 20) ». Devant le scandale, le pape Paul VI avait certes fait réécrire l’article contesté. Il n’en exprimait pas moins, dans sa spontanéité première, la pensée de ceux qui l’avaient rédigé, au terme de leur travail de réforme de la Messe. Plus d’un demi-siècle plus tard, au vu des résultats, on ne peut exclure qu’il en donné en réalité la clé.
Simplification ou mutilation ?
Car ce qui est certain, c’est que ce caractère équivoque de la liturgie réformée n’a pas été sans conséquence. Toutes les enquêtes sur les croyances aujourd’hui diverses des catholiques mêmes pratiquants en témoignent. Lex orandi, lex credendi. La loi de la prière est la loi de la foi. Une expression liturgique équivoque génère inéluctablement une diversité de croyances. Ainsi une étude de 2019 du Pew Research Center mettait en avant le fait que seulement 1/3 des catholiques américains croyaient en la présence substantielle du christ sous les apparences du pain et du vin après la consécration. On peut penser qu’une enquête sur la réalité sacrificielle de la messe donnerait des résultats encore plus dramatiques.
Devant le désastre, l’heure ne serait-elle pas, enfin, venue de dresser, loin des postures idéologiques et des incantations, dans la vérité et la charité, un bilan réaliste et apaisé des conséquences d’une réforme liturgique, imposée avec une rare brutalité, sur la vie de l’Eglise et la transmission de la foi ?
Jean-Pierre Maugendre