Res Novae publie l’essentiel d’une étude de l’abbé Grégoire Célier parue dans la Lettre à nos frères prêtres. Lettre trimestrielle de liaison de la Fraternité Saint-Pie X avec le clergé de France (n° 101, mars 2024), concernant les conséquences de la réforme liturgique sur la transformation des édifices du culte. Ce bouleversement de l’espace sacré exprime et souligne la théologie qui le sous-tend. L’étude a l’intérêt de donner un florilège des textes publiés par des spécialistes reconnus de 1965 à 1985, durant les deux décennies où la réforme était « fraîche et joyeuse », constituant un témoignage historique précieux sur son contexte et ses intentions :
Les auteurs que nous avons consultés soulignent d’abord qu’une église, comme tout autre bâtiment d’ailleurs, reflète par son architecture les conceptions de ceux qui l’ont édifiée. Construite pour une certaine liturgie, un certain cérémonial, une certaine théologie, elle en exprime forcément les valeurs. Elle crée par son agencement un climat particulier, favorable au déploiement de la forme d’expression religieuse qui a présidé à sa conception. En conséquence, « s’intéresser à la liturgie sans s’inquiéter de l’aménagement des lieux où elle se déroule serait un non-sens. Car il existe une affinité profonde entre l’espace aménagé selon l’art, et la liturgie qui s’y déploie[1]. »
Or, un bâtiment est par nature un objet stable, qui traverse le temps. « Un édifice ne se modifie pas à la manière d’un rite[2]. » Il transporte donc l’enveloppe qu’une période de la vie de l’Église avait mise en place pour s’y mouvoir à son aise, dans une époque où, peut-être, la vie de l’Église a profondément changé, ce qui peut provoquer une distorsion entre le contenant et le contenu. A la suite de Vatican II, précisément, du fait d’une rapide et radicale évolution rituelle (et théologique), une liturgie passablement nouvelle devait se déployer dans des espaces architecturaux réalisés selon d’autres canons et pour d’autres usages. Car « la plupart de nos lieux de culte ont été conçus et construits il y a parfois plusieurs siècles, pour des besoins différents des nôtres[3]. » Les édifices anciens se sont donc révélés donc plus ou moins inadaptés à la mise en place des nouvelles normes de la célébration chrétienne.
Dans cette optique, « une double question se pose : comment utiliser les lieux de culte tels qu’ils nous ont été laissés et comment en concevoir de nouveaux plus adaptés à notre mode de vie urbaine et à la situation de l’Église aujourd’hui[4]. »
« Deux amours ont fait deux cités… » (saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, 28)
La question, dès le départ, est celle-ci : « Comment obtenir que la liturgie d’aujourd’hui se déroule au mieux dans un cadre prévu pour la liturgie d’autres époques ?[5] » Car, comme le notait le père Congar à propos de Saint-Pierre-de-Rome (mais sa remarque s’applique d’une façon équivalente aux autres églises), « toute une ecclésiologie est déjà inscrite dans la disposition des lieux[6]. »
Le père Quellec explique de façon très claire ce qui est en jeu : « La configuration extérieure d’un édifice, la distribution et l’organisation de ses espaces internes, le style des objets qui y sont répartis, forment déjà une image plus ou moins nette du Dieu qu’on y rencontre. […] Notre façon d’occuper l’espace de nos églises, de disposer le mobilier, d’aménager le sanctuaire, comme aussi le choix d’une croix, d’une icône ou d’un autel, implique que nous nous référons, que nous le voulions consciemment ou non, à des images diversifiées de Dieu. On a fréquemment souligné que l’image du Christ de l’eucharistie est assez différente selon que l’autel ressemble à une simple table ou tient davantage du tombeau monumental. […] Il faut noter que, dans la plupart des cas, on n’a pas eu l’occasion de poser des choix révélateurs d’une spiritualité : on a reçu l’église, presque en l’état, de ceux qui l’ont conçue et organisée. Il faut noter aussi que, tout aussi fréquemment, il existe une sorte de hiatus entre la sensibilité et les idées religieuses des contemporains et celles qui ont présidé à la construction d’un édifice[7] ».
Par exemple, « les autels-retables du XVIIe siècle, conçus, comme le demandait le concile de Trente, pour l’adoration, représentent une certaine vision de la foi. Nous avons maintenant une autre idée de la présence réelle[8]. » « Depuis l’époque de la Contre-Réforme, la sainte réserve a été souvent liée à l’autel majeur avec lequel elle apparaissait comme le centre vital de l’édifice. Mais la rénovation actuelle de la célébration liturgique, en restaurant la valeur propre de chaque moment de la célébration, a remis en valeur les autres modes de présence du Seigneur[9]. »
« A la première conception de l’Église, celle d’avant Vatican II, correspond, à titre d’exemple, une architecture d’église dans laquelle le sanctuaire est démesurément énorme, bien séparé du peuple, dominant l’ensemble des fidèles, corps insignifiant (dans le vrai sens du terme) avec une tête hydrocéphale. A la théologie de Vatican II correspond au contraire une architecture dans laquelle sanctuaire et nef s’intègrent de plain-pied dans un ensemble harmonieux[10]. »
Or, l’architecture sacrée « doit présenter une image de l’Église qui soit pleinement cohérente avec celle que s’efforce de donner, pour sa part, la liturgie[11] » C’est pourquoi, « il n’est pas jusqu’à l’aménagement des lieux de culte qui n’ait subi les effets du renouveau[12]. »
Une modification théologique des édifices du culte
L’unique solution envisageable consiste, en redéfinissant l’agencement des volumes et des objets, à aménager l’espace architectural. Mais cette reconversion est difficile, du fait de l’inertie caractéristique du bâtiment. « Célébrer dans un édifice ancien pose des problèmes techniques, des problèmes de protection et des problèmes qui tiennent à l’évolution de la liturgie : depuis Vatican II, la prédication, les célébrations eucharistiques par exemple, ne requièrent pas tout à fait les mêmes mouvements qu’auparavant[13]. »
« Puisque la réforme liturgique a entraîné des modifications dans la disposition de l’espace, on doit bien voir que ces changements ne vont pas sans problème, surtout lorsqu’ils interviennent dans des édifices conçus selon une autre logique. Par exemple, on occupe aujourd’hui des points de cet espace où il n’avait pas été prévu que des paroles soient prononcées. Alors, on fait violence au lieu. L’architecture violentée n’entre plus en résonance avec l’assemblée. Elle ne le peut – elle ne peut répondre – que si l’on se maintient à la juste place[14]. »
« Le problème de la reconversion des églises traditionnelles, on s’en est suffisamment rendu compte, n’est pas simple ni facile à résoudre. La forme de nos anciennes églises ne se prête pas d’emblée aux aménagements souhaités par le concile[15]. » Par exemple, « une fois l’autel définitif installé [face au peuple], il faudra envisager la suppression, le déplacement ou tout autre parti pour l’ancien autel. Une telle opération ne peut pas se faire sans l’avis d’un architecte compétent. L’architecture d’une église a souvent été conçue en fonction de l’autel au fond du chœur. Changer l’autel ne modifie pas seulement le mobilier, mais transforme les lignes architecturales[16]. »
« Les églises se prêtent difficilement à des usages différents de ceux pour lesquels elles ont été conçues : dans la plupart d’entre elles, l’ensemble est conçu pour des assemblées “en longueur”. Depuis quelque temps, le plan des églises change : elles sont conçues pour des assemblées “en largeur”, où l’on se voit, où l’on peut s’entendre, communiquer. Parfois on peut aménager une église ancienne dans cette perspective : c’est toujours difficile[17]. » « Il est bien certain que nos belles églises allongées et remplies d’une forêt de piliers favorisent plus la prière solitaire que le rassemblement d’un peuple ; les églises nouvelles nous empêchent au contraire de nous isoler[18]. »
Comme la qualité de la célébration selon les nouvelles normes liturgiques dépend d’un environnement architectural approprié, il n’est pas possible de laisser les choses en l’état. Le père Gélineau note en effet « la difficulté trop évidente qu’on rencontre en voulant inscrire la liturgie d’après Vatican II dans des espaces et des volumes conçus pour une liturgie d’un type très différent[19]. »
Les liturgistes ne déclarent pas forfait : « Soulignons encore que les prêtres sont invités à poursuivre l’aménagement des églises en fonction des exigences de la liturgie. Il leur est en particulier recommandé de mettre le Saint-Sacrement dans une chapelle distincte du vaisseau principal de l’église, et de donner une nouvelle place aux trésors d’art sacré s’il faut les retirer de leur emplacement actuel[20]. »
Il faut donc envisager la modification de la disposition des églises, autant que cela est nécessaire et possible, pour les adapter à la liturgie nouvelle. On notera que, dès le départ, certaines dispositions sont plus favorables que d’autres. « Une église de type semi-circulaire, où tous se voient les uns les autres, se sentent en relation, permet certainement une meilleure mise en œuvre de la réforme postconciliaire qu’une nef allongée, construite selon d’autres canons esthétiques et religieux[21]. »
Mais puisque souvent tel n’est pas le cas, il faut songer à « la transformation de l’aménagement intérieur des églises à travers le monde, en vue du renouveau de la célébration de l’eucharistie[22]. » Il faut donc installer l’autel face au peuple[23], prévoir l’ambon, resituer la réserve eucharistique, redistribuer les sièges. « Cet esprit nous pousse plus loin encore : le choix de bancs plutôt que de chaises (afin d’éviter les mouvements de retournements et le bruit qu’ils entraînent), la suppression des agenouilloirs (le fidèle restant debout ou assis pendant l’action liturgique)[24]. »
Bref, on doit reconsidérer l’aménagement général de la domus ecclesiæ. « Cette prescription sévère à l’égard des autels mineurs [à savoir leur suppression] vaut a fortiori pour les multiples objets de dévotion qui parsèment si souvent encore les murs et les colonnes de nos églises : chemin de croix, statues, confessionnaux indiscrets, etc. S’ils ont leur place dans des chapelles séparées de l’espace principal de l’église, ils dispersent l’assemblée lorsque celle-ci, dans l’eucharistie, est appelée à donner un signe d’unité[25]. »
« Les églises, en effet, même classées, ne sont qu’accessoirement des musées. Elles remplissent d’abord une fonction cultuelle précise. Il est donc normal que leur aménagement, leur mobilier, répondent aux besoins de la liturgie, et plus particulièrement de la liturgie du moment. Or celle-ci implique de nouvelles façons de se rassembler ; elle exige un mobilier réellement mobile ; elle conduit à l’abandon de l’usage de certains objets liturgiques ; en regroupant des paroisses, elle laisse des églises inutilisées. Tout cela a des conséquences pratiques importantes et il faut bien reconnaître que les églises anciennes ne se prêtent pas toujours aux aménagements souhaitables[26]. » « La réforme requiert des créations nouvelles : l’aménagement des églises, avec l’autel tourné vers les fidèles, le lieu où est célébrée la parole de Dieu, le siège du célébrant, la chapelle du Saint-Sacrement, une nouvelle conception du confessionnal[27]. »
Des églises pour une autocélébration de l’assemblée
« En modifiant le rite, la réforme comportera également une nouvelle conception de la structure de nos églises ? Oui, et sous différents aspects. Tout d’abord, en insistant sur le sens communautaire de la messe en tant qu’assemblée du peuple de Dieu, la réforme impose que tout le monde soit en mesure de suivre le rite se déroulant à l’autel. D’un côté, donc, elle tend à éliminer tous les écrans (colonnes, piliers…) empêchant une vue claire de l’autel, ce qui est rendu possible aujourd’hui par l’évolution des techniques architecturales. D’autre part, elle replace l’autel au centre non pas géométrique, mais idéal et le préfère décidément et justement tourné vers le peuple. De plus, en mettant en valeur le service de l’assemblée, la réforme rend nécessaire la recherche d’emplacements convenables pour le célébrant, ses ministres, les lecteurs, l’ambon, etc. Elle réduit, pour les mêmes raisons, les autels mineurs, dommageables pour l’unité de l’assemblée et elle simplifie par là même les ornements qui finissaient par écraser l’autel[28]. »
Cette nécessité d’un réaménagement architectural ne peut surprendre, car si le contenant influe sur le contenu, à son tour le contenu doit réagir sur le contenant. « L’Église postconciliaire connaît une profonde mutation et il est normal que l’église-bâtiment en subisse les effets.[29] » Effectivement, « la réforme liturgique impose à beaucoup un nouvel aménagement des lieux de culte[30]. »
« Que [la rénovation de la liturgie] ait des incidences sur les lieux de culte et que ceux-ci se trouvent partiellement inadaptés du fait de l’évolution subie par la liturgie, nul ne saurait s’en étonner. Dans la mesure où les actions sacrées se sont modifiées, dans la mesure où l’accent a été mis sur une participation plus totale du peuple fidèle, les édifices construits en d’autres temps et dans une optique différente devront eux aussi être aménagés pour répondre à leur nouvelle destination[31]. »
C’est toute la nouvelle vision ecclésiologique qui s’exprime naturellement dans cette structuration autre de l’espace sacré. « Il est bien évident que la réforme liturgique ne peut se limiter à quelques changements dans la teneur des textes lus par les ministres, ou dans les gestes des célébrants. (…) Elle transforme la relation entre le célébrant et les fidèles. Elle répartit de façon nouvelle pour nous, quoique profondément traditionnelle, les fonctions respectives du célébrant, des ministres, de la schola, du peuple. Il s’ensuit qu’elle appelle une disposition des lieux de la célébration assez différente de ce qu’elle était jusqu’ici[32]. »
Car « la construction et l’aménagement des églises peuvent aujourd’hui se faire à la lumière d’une conception beaucoup plus complète et élaborée de l’espace liturgique[33]. »
Le père Roguet, bon juge, avait discerné très tôt l’inévitable avènement de cette incarnation sensible du renouveau. « Certaines réformes, qui semblaient ne concerner que des agencements de textes et de rites, vont modifier insensiblement certains accessoires de nos églises et même certaines de leurs structures architecturales[34] ». C’est ce que tous pouvaient comprendre un peu plus tard. « La réforme liturgique vise de toutes ses forces la participation pleine et active de tout le peuple. Pour que cela soit possible, il faut une architecture adaptée. […] Le renouveau liturgique et la façon dont l’Église se situe dans le monde appellent un nouveau type d’architecture[35]. »
* * *
Nous conclurons en citant ce message du cardinal Lercaro, alors président du Consilium pour la réforme de liturgie, au symposium des artistes tenu le 28 février 1968 à Cologne. « Sans aucun doute, y disait-il, une chose est bien claire : les structures architecturales des églises doivent se modifier aussi rapidement que se modifient aujourd’hui les conditions de vie et les maisons des hommes. Nous devons avoir bien présent à l’esprit, même lorsque nous construisons un lieu de culte, le caractère extrêmement transitoire de ces structures matérielles dont toute la fonction est une fonction de service par rapport à la vie des hommes. De la sorte, nous éviterons que les générations à venir se trouvent conditionnées par des églises que nous considérons aujourd’hui comme des églises d’avant-garde, mais qui pour elles risqueraient de n’être plus que des édifices vieillis. Nous éprouvons aujourd’hui, pour notre part, ce conditionnement : nous ressentons avec quelles difficultés les merveilleuses églises du passé s’adaptent à notre sensibilité religieuse, avec quelle force d’inertie elles s’opposent aux indispensables réformes de l’action liturgique. […] N’ayons donc pas la prétention de construire des églises pour les siècles à venir, mais contentons-nous de faire des églises modestes et fonctionnelles, qui conviennent à nos besoins et devant lesquelles nos fils se sentent libres d’en repenser de nouvelles, de les abandonner ou de les modifier comme leur temps et leur sensibilité religieuse le leur suggéreront[36]. »
Abbé Grégoire Célier
A titre d’illustration, voici la future église Saint-Joseph le bienveillant, en cours de construction dans le diocèse de Versailles, au sein de la ville nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines :