De Marion Duvauchel, historienne des religions
Le monastère de Mardîn en Turquie vient d’être restitué et a fait l’objet d’une reconsécration. C’est une bonne nouvelle. On ignore tout de ce monastère en Europe et dans le monde catholique romain. C’est bien regrettable Il a joué un rôle décisif dans la découverte d’un ouvrage oublié qui met en évidence la fraude littéraire et historique de la prétendue science arabe. C’est un fait mal connu que l’islam s’est approprié un héritage littéraire qui appartient au monde indien. Le Kalila wa Dimna, ou plus exactement le Pañchatantra, en fait partie. Il s’agit d’un recueil de fables attribué à un vieux sage indien du nom de Pilpay qui constitue la source orientale – indienne – d’une partie des Fables de Jean de La Fontaine (dont nous connaissons le plus souvent les sources grecques et latines : Ésope, Phèdre, pour les plus célèbres).
Au VIe siècle après Jésus-Christ, le roi Chosroês ou Khosrô Nouchirvan (531-579) fils de Kawad, gouverne et réforme le Perse. On l’appelle Anouchiravan ce qui signifie « âme immortelle ». Il mit en place une réforme littéraire et fit écrire, d’après les traditions de son empire, la première histoire dont les Perses aient disposé. Il fit collecter les textes du mazdéisme ancien. Ce roi amoureux de l’intelligence (dont la femme professe ouvertement la religion chrétienne dans son palais), va donner à la science, à la philosophie, à la médecine et à la littérature une formidable impulsion. Pour cela, il s’appuie sur une langue – le syriaque -, sur une culture – la culture chrétienne – et sur un héritage ancien, le monde araméen.
Artistiquement, la période sassanide créa quelques-unes des plus hautes réalisations de la civilisation Perse. L’essentiel de ce qui sera connu plus tard sous le nom de culture musulmane, « ou arabe » y compris l’architecture et l’écriture, est tiré de la culture perse, brisée par l’arrivée des bédouins de Mahomet. Les chrétiens forment alors l’élément le plus considérable de la population de la Perse. Ils sont versés dans la science et la philosophie grecque ; la médecine est tout entière entre leurs mains ; les évêques sont des logiciens, des géomètres. Si la cour du roi de Perse est « l’asile de la philosophie grecque expirante» comme l’a joliment formulé Ernest Renan, elle est aussi l’asile des chrétiens appelés improprement Nestoriens qui provoquèrent, durant le VIe siècle, un grand mouvement d’idées helléniques. Gundishapur accueillit non seulement des philosophes grecs mais aussi des chrétiens syriaques et des Nestoriens fuyant la persécution religieuse par Byzance. Et c’est d’eux que le roi commandita la traduction des textes grecs et syriaques.
L’Iran vit en lien étroit avec le monde indien. Un jour, le roi entend vanter plusieurs traités de morale et de politique écrits en langue indienne dans la bibliothèque d’un royaume indien. Il décide d’y envoyer l’un de ses assistants pour le rapporter. Un homme répond aux critères requis pour cette mission. Il s’appelle Burzeyah. On dit aussi Bourzeyah, Barzouyeh, Berzoe, ou encore Burzwayh, Barzeyah, c’est ainsi que nous l’appellerons : Barzeyah. De l’araméen, Fils de la Miséricorde. Il charge ce savant de rapporter ce trésor de sagesse. On dit que redoutant que son livre « ne sorte de l’Inde pour tomber aux mains des Persans s’ils venaient jamais à connaître son existence» Bidpaï formula le vœu que le livre ne quitte pas la bibliothèque. Aussi le roi indien refusa de remettre copie du manuscrit à Barzeyah, mais accepta de le faire lire à haute voix devant lui. Le soir, le polymathe recopiait ce qu’il avait entendu. Une fois en possession de ce livre, le roi perse le gardera jalousement dans son trésor. Et tous les successeurs du roi Khosrô-Anouchiravan feront de même. Burzeyah s’acquitta donc de sa mission et traduisit le précieux livre. On date cette traduction du livre de Bidpâi de l’an 520…
La bataille de Nihavend ouvre l’accès au plateau iranien, et le dernier souverain perse sassanide Yezdegird trouve la mort en 651. C’est la destruction du royaume de Perse et de toute la haute culture qui y prospérait. Les bibliothèques sont volontairement détruites : les traditions racontent que le fleuve Ctésiphon était noir de l’encre des livres. Le livre de Bidpâi disparut. Mais sa renommée traversa les ruines de ce premier moment de la destruction. Un siècle plus tard, le calife Al Mansour en entend parler et parvient à force de recherches à trouver un exemplaire de la version en pehlevi. Il en confie la traduction à « Roozbeh »(de son nom persan) plus connu sous le nom d’Abdallah Ibn-al Mokkafa. Abdallah al-Mukkaffa connut les deux régimes, celui des Sassanides et celui des Omeyades et il grandit sous la protection des Banu l-Ahtam àBasra à l’époque où la ville devenait avec Kufa le centre culturel de l’empire musulman. Ce n’est pas un Arabe et sa conversion à l’islamisme fut toute de façade : les auteurs musulmans continuent de l’appeler zindiq ce qui signifie incrédule, mécréant. Dûment traduite du pehlevi à l’arabe, la version persane qu’on a tant cherchée est ensuite « perdue ». Elle n’a jamais été retrouvée. Le traducteur indisposa le calife et finit écartelé.
La version arabe va prendre le titre de Livre de Kalila wa Dimna, (du nom des deux chacals qui constituent les personnages principaux de la partie la plus importante du texte). Les Orientaux préfèrent garder le titre juste : « Le livre des Apologues de Bidpâi ». A peine parue, elle est signalée de toutes parts : les écrivains du monde islamisé en exaltent le mérite, en citent des extraits dans leurs livres de littérature, en font des versions poétiques. Nasr, fils d’Ahmed, prince samanide qui régna sur la Perse orientale de 914 (301 de l’Hégire) à 943 (331 de l’Hégire), ordonna au poète Roudéghi, qui vivait à sa cour, de le mettre en vers persans. Le livre de Roudéghi, lui aussi est aujourd’hui perdu. C’est donc cette seule version arabe d’al-Mukkaffa vers laquelle les orientalistes se tournèrent lorsque l’orientalisme savant se constitua. Le livre fait l’objet d’une traduction appelé à une certaine renommée par le savant français Sylvestre de Sacy. Il voulut en faire un classique et combina deux manuscrits, mu par l’idée de reconstituer une sorte d’ « archétype », d’original du premier livre qui en serait la version parfaite.
Le livre sera transmis à l’Occident par Byzance, puis par le biais d’une traduction hébraïque, puis espagnole. La dissémination des versions et le cheminement improbable des textes est telle que Theodor Benfey (1809-1881), va s’employer à en constituer la liste. Liste close par une version anglaise et par deux versions allemandes composées sur l’édition du texte arabe, dont l’une en 1859 est son œuvre. Benfey est un chercheur obstiné, et surtout, il sait qu’il existe une autre version que la version arabe, en syriaque. Il veut retrouver cette version, contemporaine du texte pehlevi de Bourzeyah, disparu et remplacé par le texte arabe. Gaston Paris, éminent médiéviste, soutient qu’elle date de 570, soit vingt ans après le travail de Bourzeyah. Elle est attestée très tôt et on la dit antérieure de deux siècles à la version arabe.
Le premier qui mentionne son existence est le patriarche Ebed-Jesu, dans son Catalogue de livres écrits en syriaque, unique autorité sur laquelle on a fondé l’existence de cette version. Autorité fragile aux yeux des orientalistes français et à laquelle Sacy n’accordait aucune valeur.
En mai 1868, le professeur Bickell de Münster, apprend à Théodor Benfey qu’un archidiacre syriaque, Joehannân Bar Bâbisch, venu à Münster pour une collecte de fonds, lui a parlé de prêtres chaldéens de retour d’un séjour chez les chrétiens de saint Thomas en Inde, et qui en auraient rapporté des exemplaires de la version syriaque. Ils en auraient offert une copie au patriarche catholique d’Elkochi, près de Mossoul. Ce qu’il confirmait. Benfey enquêta mais n’apprit rien qui confirmât ou démentît les assertions de l’archidiacre. Deux années s’écoulèrent. Et puis le professeur Bickell avertit Benfey que le patriarche chaldéen d’Elkochi, Youssouf Audo, était à Rome pour participer au concile de Vatican I. Benfey se met en rapport avec lui. Non, on ne lui a pas offert ce livre, mais il atteste de son existence. Il se trouve au couvent de Mardîn.
Benfey prévient alors un de ses anciens élèves, de Bâle, Albert Socin qui voyage en Orient au printemps de 1870.Muni de recommandations censées lui ouvrir la bibliothèque du couvent des Jacobites de Der ez Zaferan, situé à plus de cinq heures de la ville, Socin s’y rend et visite quelques 400 volumes sans rien trouver de rare. Il continue d’enquêter ici et là, mais personne ne lui donne quelque renseignement de valeur. Il se présente alors un jour au couvent des Chaldéens. Avec réticence, on lui montre des livres de prière et des évangiles. Il demande aux moines s’ils n’ont pas quelques livres de fables. Oui, il y en a un, qu’on découvre dans la poussière et qu’on lui apporte. Il l’ouvre et reconnaît au premier coup d’œil le titre tracé en lettres rouges : Kalilag v. Damnag. Il frémit mais ne laisse rien filtrer, rend le livre, prend congé des moines et au bout de deux semaines, envoie un homme de confiance emprunter le livre. Socin peut enfin le feuilleter chez lui à son aise et trouve un copiste qui se met au travail. Les moines, qui ont confié le manuscrit avec répugnance, réclament déjà leur trésor. Socin doit quitter Mardîn mais il semble qu’il a pu acquérir le manuscrit pour la Bibliothèque royale de Gotha. Sauf que de fait, on n’en sait rien. On n’en sait rien mais quelques années plus tard, François Schulthess admet l’existence d’un manuscrit qu’il nomme le « manuscrit de Mardîn ». Il déclare cette version « inaccessible ». En 1911, il donne sa propre version du Kalila wa Dimna, établie d’après quatre copies (avec de nombreuses différences) dont l’une avait été éditée par Gustav Bickell avec une traduction allemande. Cette version donna à la version arabe une nouvelle autorité, en lui servant de contrôle. Les trois autres copies dont disposait Schultess, exécutées pour le compte de M. Sachau, de 1881 à 1882, étaient conservées à Berlin. Schulthess n’avait pas noté que les tables décennales du Journal asiatique signalaient que, depuis 1895, Mgr Graffin possédait la photographie de ce manuscrit de Mardîn et que le père François Nau, immense spécialiste de l’araméen, l’avait décrit très précisément. Or, cette version syriaque fait apparaître un élément nouveau de l’identité du traducteur du Pañchatantra : Boud le Périodeute qui« composa des traités sur la foi, contre les Manichéens et les Marcionites, de plus des questions grecques appelées Aleph Mighin. C’est lui qui traduisit de l’indien le livre de Kalilag et Damnag ».
Ernest Renan s’intéressa de près à cet énigmatique traducteur qu’il tient pour l’un de ces Syriens chrétiens qui réalisèrent en Perse, sous les derniers sassanides un mouvement si remarquable d’études hellénistiques. Il lui apparaît comme un personnage analogue à Paul le Perse, Achudemeh, Uranius, tous nourris de philosophie grecque, qui créèrent ce mouvement littéraire autour du roi Chosroes. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’il ait eu des rapports avec l’Inde, ni qu’il ait lu le sanscrit, mais son nom « Boud », accompagné du titre de Périodeutès est évocateur. Renan signale même qu’on pourrait y voir une influence bouddhique « en rapprochant ces deux mots et en songeant à l’humeur vagabonde des moines bouddhistes qui contribua beaucoup à faire la fortune de la littérature vulgaire des fables et des contes de l’Inde ». On sait par d’autres sources que Boud Periodeute visitait en Inde des communautés chrétiennes : ces chrétiens de saint Thomas dont la liturgie comporte encore des termes araméens.
C’est dans le contexte d’une seconde renaissance byzantine, celle des Comnènes, époque ouverte à l’Orient et très attentive à la culture de la langue, – le grec classique comme le grec populaire – que la traduction en grec du Kalila wa Dimna (au XIe siècle de notre ère) voit le jour. Elle est commandée par Alexis Comnène à Syméon Seth, un savant juif originaire d’Antioche, polymathe, bilingue, homme de cour, médecin, mathématicien, astronome et grand voyageur. Il se construisit une carrière à la cour impériale de Constantinople en tant qu’orientaliste et peut-être drogman. Nutritionniste aussi, il est l’auteur d’une table des aliments.
L’historiographie du livre en Europe est désormais inextricable tant les versions se multiplient. La traduction byzantine va servir de prototypes aux traductions slavonne, latine, italienne, allemande. Le texte grec est publié ensuite avec une nouvelle version latine, (aujourd’hui perdue), à Berlin, en 1697. La version grecque généra une édition italienne publiée en 1583. La traduction latine, publiée en 1666 par le jésuite Pierre Poussines, sous le titre Specimen sapientiæ Indorum veterum est sans doute l’une des versions que Jean de La Fontaine eut entre les mains.
On doit au monastère de Mardîn deux choses : des éléments essentiels au dossier de l’existence d’une première évangélisation de l’Inde et de la Perse, ignorée de toute l’histoire catholique ; et une pièce décisive au dossier d’une science arabe purement fictive, fruit d’une élaboration tardive par l’islamologie européenne. (1809-1881). C’est une excellente nouvelle que ce monastère soit restitué à l’Église.