Dans le dernier numéro de Catholica (n°154, Hiver 2022), Bernard Dumont revient le dernier Motu Proprio regardé aussi dans la perspective de la fin du Pontificat. Il invite ainsi à regarder ce texte dans cette pespective en raison des soucis de santé du Pape François qui se sont multipliés ces derniers mois.
La question de la succession du pape François est posée depuis son hospitalisation en juin de l’année passée. Il avait déjà lui-même évoqué la possibilité de se retirer, et fait allusion à la préparation d’un règlement sur le statut inédit d’un éméritat papal, sans toutefois être plus précis sur ses propres intentions. Le journaliste Marco Politi présentait ainsi récemment cette situation : « Le paradoxe des manœuvres de pré-conclave, qui se développent toujours lorsqu’un pontife atteint un âge avancé, est que les opposants à François savent qu’ils ne pourront probablement pas compter sur un pur conservateur, tandis que les réformistes savent qu’il n’y aura pas place pour un François II. » C’est sur ce fond événementiel qu’il paraît nécessaire de comprendre certains faits, méthodes et manœuvres en vue d’un avenir qui se fait prochain et qui mobilise au plus haut point tous ceux qui ont placé leur espoir de transformation radicale de l’Église en Jorge Mario Bergoglio, et ce dernier lui-même dans l’efficacité de ses efforts pour atteindre le même but.
C’est ainsi notamment que peut s’éclairer, au moins partiellement, l’affaire du motu proprio Traditionis custodes, du 16 juillet 2021, texte d’une brutalité soudaine tendant à mettre un terme à la situation de cohabitation entre les liturgies post-conciliaires et la forme antérieure dite tridentine, situation qu’avait temporairement stabilisée Benoît XVI avec son motu proprio Summorum Pontificum de juillet 2007. Ce dernier était en harmonie avec la distinction entre une « herméneutique de la discontinuité et de la rupture » et une « herméneutique de la réforme dans la continuité », celle-ci étant présentée comme synthèse entre le contenu et l’expression, au sens extensif, du dépôt révélé. Malheureusement, il est dans la nature de toute herméneutique de donner lieu à une diversité insurmontable d’interprétations.
Le texte du motu proprio Traditionis custodes, qui vise à annuler le précédent, est d’une formulation extrêmement autoritaire. Préparé activement depuis un semestre au moins, et quoique hâtif dans sa rédaction, il a pour objectif de sauvegarder la rupture symbolique, liturgique en l’occurrence, opérée, faut-il le rappeler, non pas en 1963 avec la constitution conciliaire Sacrosanctum concilium, laquelle restait ouverte du fait d’une certaine ambiguïté sur l’ampleur des changements, mais six ans plus tard, avec ce que, de manière significative, on a appelé communément la « nouvelle messe ». En 1969, la définition initiale du nouvel ordo liturgique formulée dans l’Institutio generalis Missalis romani qui le présentait avait alors soulevé de nombreuses difficultés et entraîné des réactions négatives à cause de la manière dont y étaient définis l’acte liturgique principal, sa nature et sa finalité. Il avait en conséquence été jugé nécessaire de procéder à une nouvelle rédaction de ce texte, en 1970. Déjà, donc, il apparaissait qu’un certain parti activiste tentait de radicaliser la rupture avec le passé dans ce domaine comme dans d’autres, tandis que Paul VI visait au contraire à atténuer les tensions afin d’élargir le consensus autour des dispositions nouvelles qu’il voulait faire accepter sans susciter d’oppositions. L’objectif final était peut-être le même – les historiens peuvent en débattre – mais le tempo bien différent. On sait toutefois que la réalité pratique fut plus désordonnée que ce que Paul VI avait déclaré vouloir. Il en fut ainsi en raison de l’hostilité, alors très répandue, au principe même d’une unicité stable de culte fondée sur le respect de « rubriques » définissant avec précision le déroulement de la messe, débouchant à l’inverse sur une grande « créativité » et donc sur une non moins grande diversité, encore accentuée par les expériences d’inculturation et la pluralité des traductions officielles. Sous cet angle, lorsque le motu proprio de juillet 2021 commence par affirmer que « [l]es livres liturgiques promulgués par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformément aux décrets du Concile Vatican II, sont la seule expression de la lex orandi du Rite Romain », il est en réalité bien plus fait référence à un esprit qu’à une norme juridique unique.
Il est certain que le domaine liturgique, de par son caractère symbolique immédiatement palpable dans le vie chrétienne, constitue un terrain de prédilection pour les luttes qui ont jalonné la vie interne de l’Église depuis le milieu du XXe siècle. On en a donc une nouvelle illustration avec la campagne menée au premier semestre 2021 et s’achevant provisoirement avec Traditionis custodes. Ainsi serions-nous aujourd’hui devant un acte de reprise de pouvoir de liturgistes considérant d’un mauvais œil la force d’attrait sur les générations les plus jeunes de fidèles, parmi lesquels de nombreux prêtres, d’une forme qu’ils avaient souhaité voir définitivement enterrée mais à laquelle Benoît XVI avait commis, à leurs yeux, la maladresse de redonner droit de cité. Il s’agirait alors de bloquer cette régression afin d’en revenir à la conception « conciliaire », plurale et évolutive, signe d’un nouvel éon. On peut donc y voir un message à l’adresse des « conservateurs » qui chercheraient à arrêter un processus sans fin, et cela bien au-delà du seul champ liturgique. Vu sous cet aspect, Traditionis custodes constitue un acte à double effet, dans des conditions de préparation de la succession d’une phase bergoglienne considérée comme une entreprise de « réforme » de l’Église bien entamée, mais très inachevée. Par la même occasion, derrière la remise cause du compromis liturgique établi par Benoît XVI, c’est toute la recherche d’un apaisement dont il a été le symbole le plus clair qui se voit attaquée. Dans cette hypothèse, la cible principale n’est pas la minorité fidèle à la liturgie traditionnelle, dont le « danger » n’est au demeurant qu’à terme lointain, que l’ensemble des « conservateurs » qui freinent la poursuite des transformations entamées depuis bientôt neuf ans.
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On pourra également lire deux autres articles qui nous semblent très interéssant : “De la tragédie à la farce” (sur la synodalité) du RP Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé, et un autre “Sur le concept de Tradition vivante” du chanoine Laurent Jestin, ICRSP.