Triste constat que celui de voir les prestigieux fauteuils de l’Académie française se remplir d’êtres de néant ! Un rien provocateur, c’est ce que m’inspire l’élogieux article du diocèse de Besançon au sujet de « la tête pensante de la foi chrétienne ». N’est ce tout de même pas un peu excessif, pour qualifier le successeur du cardinal Lustiger dans les rangs des immortels. Jean-Luc Marion est donc présenté comme le nec plus ultra de la pensée chrétienne, le nouveau Balthazar, dont il est disciple, le saint Thomas d’Aquin des temps modernes, le saint Augustin qui éclipserait l’insipide Ratzinger. Mais qu’est-ce qui a bien pu séduire le chroniqueur du site du diocèse de Besançon au point d’être aveuglé par la lumière éclatante d’un tel astre ? A mon avis (qui ne vaut que ce qu’il vaut), le mot « amour » a dû émoustiller l’ensemble des adeptes du nouveau maître. Un maître qui fait de la philosophie pour ne pas en faire (entendons s’en libérer) et qui, sans nuance, ni vraie référence, nous explique qu’il faut aimer plutôt que savoir, en tout cas aimer avant de savoir.
Grande trouvaille en effet, pour qui n’a jamais lu les pères de l’Eglise, ou tout simplement la Bible, qui ne cessent de répéter qu’aimer c’est connaître. Comment en effet peut-on aimer ce que l’on ne connaît pas ? Quand bien même l’amour serait virtuel, il ne ferait que se porter sur une recomposition à partir de choses connues. Autrement dit, contrairement au postulat de Monsieur. Marion, l’être précède l’amour et c’est heureux. Heureux, car un être non aimé peut tout à fait être. Ce n’est pas mon amour qui fait être les choses.
Monsieur Marion commet de très nombreuses erreurs qu’il éviterait si, précisément, il ne déconnectait pas amour et connaissance. Ce faisant, du reste, il construit une pensée du néant, là où il prétend s’en libérer.
Reprenons plus sérieusement. Distinguer néant, être, savoir et amour est le postulat de base qui fonde la pensée de Monsieur Marion. Regardons alors chacun de ces termes.
Le néant n’est pas le contraire de l’être. Le néant n’est pas le non être, il est l’absence d’être, de sorte que l’être se pose non face au néant, ni en opposition à lui. Au contraire l’être est hors du néant, comme un son qui sort du silence et se tient au-dessus du silence qui le précède sans pour autant être engendré par le silence. Le néant est donc absence d’être. L’expression commune qui veut que l’on retourne au néant est une métaphore soulignant la disparition matérielle de l’être.
Car l’être (non divin et non angélique) est un composé de matière et de ce que, communément mais maladroitement, nous réduisons à la dimension « spirituelle ». Dans ce cas, nous entendons spirituel, non dans le sens de vie spirituelle religieuse, mais plutôt comme tout ce qui n’est pas de la matière. Sans entrer dans la complexité de l’être que vous pouvez retrouver dans un autre article, l’être est une réalité particulière et existante distincte des autres réalités particulière et existantes, se tenant comme lui, hors du néant.
Ce composé, réalité particulière (que nous appellerons comme les philosophes essence) et existence est essentiel. On ne trouve pas l’idée d’homme se promenant dans la nature, mais bien un homme réel existant, c’est-à-dire, au sens étymologique, « se tenir hors ». Ce sont les individus d’une même espèce qui existent et non l’espèce elle-même. Ainsi, l’être est la seule chose hors du néant. L’être, quel qu’il soit, précède donc tout autre chose, il en est comme la base nécessaire.
Dans le cas de l’être divin qui est par nature et sans commencement, il ne saurait être question de ce rapport au néant, puisque Dieu est et n’est donc pas tiré du néant. Il est même celui qui fait advenir à l’être les autres êtres qui n’ont l’être que par participation à l’être de celui qui est.
Allons plus loin, mais aussi, faute de place sur un tel article, plus vite. Dieu est. Il le dit lui-même à Moïse. C’est même ainsi qu’il se présente. Dieu ne dit pas à Moïse « j’aime », il lui dit « je suis ». En d’autres termes, Dieu se caractérise lui-même par son être, par le fait qu’il est. Et c’est là-dessus que tout se fonde et vient à l’existence. C’est du reste le sens du mot Dieu en hébreux. « El » composé de Aleph et Lamed qui sont la semence du taureau (celle qui donne l’être) et Lamed, l’aiguillon qui pique le cul du bœuf pour le faire avancer (la vie même et l’existence). Ainsi, tout est fondé sur l’être. L’Etre divin comme source, socle et participation de l’être des autres êtres. Pourquoi alors s’évertuer à vouloir partir d’autre chose, puisque Dieu lui-même nous le signifie comme fondement ?
On objectera que Dieu est amour. Certes et assurément. Mais la phrase elle-même suppose l’être. Dieu EST amour. Amour ne définit pas la totalité de l’être. Même si en Dieu tout EST, donc l’amour est une totalité plus qu’un attribut au sens strict du terme. Cela étant l’amour est avant tout une relation. Et là est la grande erreur de M. Marion. L’amour relie deux êtres entre eux car, fondamentalement, l’amour est un don de soi et non, comme le sous-tend la « philosophie » de l’académicien, un sentiment. C’est parce qu’il est le don de soi (donc de son être) que l’amour est. Nécessairement l’être précède l’amour. Il ne peut y avoir d’amour sans être, d’une part parce qu’il faut un être qui se donne et d’autre part parce que c’est de l’être même que l’amour naît.
Du reste, le Saint-Esprit qui est l’amour, n’est autre, si je puis m’exprimer ainsi, que la relation entre le Père et le Fils. Le Père se donnant totalement au Fils qui, le recevant, se donne totalement au Père. De ce va-et-vient incessant entre le Père et Fils naît l’Esprit Saint qui est une personne, à savoir la relation de don au sein de la Trinité.
Aussi, quand Jean-Luc Marion souhaite « inaugurer une pensée inédite qui se fonde sur l’amour et non l’être ou le néant », non seulement sa pensée n’est pas inédite, puisque c’est le cœur de tout le message biblique, mais surtout il ne fonde rien, puisqu’il ne remonte pas aux fondements.
Pire, en refusant de s’ancrer dans l’être, il fait de l’amour une volatilité, un sentiment subjectif. Aimer est un acte qui suppose un sujet pour agir et une finalité dans l’agir. Or, qu’il le veuille ou non, pour agir librement (condition de l’amour) il faut connaître. Or qu’est-ce que connaître ? Il ne faut pas confondre science et sagesse. Du reste, les 7 dons de l’Esprit Saint (rappelons encore ici que c’est l’amour même) distinguent le don de science du don de sagesse. Le don de science est destiné à l’action, il est celui qui sait et surtout qui sait justement utiliser son savoir. Rien de plus. En revanche la sagesse est un don de contemplation. Qu’est-ce exactement ? Dieu lui-même le dit à Salomon. La sagesse c’est un cœur qui écoute. Que fait le sage exactement ? Il se pose devant l’être des choses, il les regarde et se laisse enseigner par elles et apprend à les aimer. C’est à dire, non pas à éprouver ce vague sentiment émotif, mais à faire corps avec l’être qu’il contemple. En effet, l’être qui se laisse contempler (volontairement ou non comme une chose inerte) se livre à l’intelligence de celui qui le contemple et, comme le dit Aristote, vient s’imprimer comme une empreinte sur la cire, de sorte que la chose se trouve intellectuellement en celui qui contemple. Il y a bien une relation fondée dans l’être.
Aussi, la sagesse passe par le savoir, mais le savoir amoureux, c’est vrai, c’est-à-dire de celui qui se laisse rejoindre par la vérité profonde de l’être qu’il contemple. Vouloir nier l’être, ou le poser en face du néant, en lui substituant l’amour c’est comme savourer un bon vin d’une coupe vide. C’est impossible.
Toute la foi chrétienne repose sur l’être de Dieu qui crée des êtres pour avoir part à son amour. Dieu ne surgit pas de l’amour, il inonde le monde de son amour, à condition que nous l’acceptions, car l’amour suppose la liberté d’aimer ou de ne pas aimer. Mais cette liberté est portée non par l’amour mais par l’être libre. Si l’amour est la clef de voûte de toute relation (y compris dans l’acte créateur) et du bonheur, il faut à l’édifice de nombreuses autres pierres et une fondation de taille d’où tout découle : l’être.