Dans mon livre « pour une spiritualité sociale chrétienne », j’évoquais la question du travail dominical pour appeler à passer du consumérisme au sacré Cœur. Aujourd’hui en effet l’année n’est plus rythmée par la vie religieuse. Aucun impératif supérieur à l’homme ne lui impose de rythme, de régularité. C’est ainsi que d’autres impératifs se sont progressivement substitués aux anciens, dessinant peu à peu de nouveaux cadres de vie. Nous savons combien la dictature de l’économie a imposé ses règles. La concurrence oblige les petits commerçants à ouvrir le dimanche et les jours fériés. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, le dimanche n’augmente pas le pouvoir d’achat des consommateurs. Pour la ménagère, son budget est le même qu’elle le dépense le dimanche ou le mardi. Le problème est donc ailleurs. Reconnaissons-le, même si l’exemple reste caricatural, nous préférons avoir du pain frais et des croissants chauds le dimanche matin plutôt que du pain de la veille. Pour notre confort, nous préférons faire travailler le boulanger ce jour-là. Sans nous en rendre compte, nous sommes en fait largement complices de cette dictature de l’économie, complices par passivité, par conformisme, par habitude, par ignorance aussi.
Ce qui est valable pour le dimanche l’est pour bien des aspects de la vie civique et économique. Nous pouvons lever les bras au ciel parce que le monde va mal et ne cesser de s’enfoncer dans un marasme d’immoralité et d’égoïsme, mais ne nous voilons pas la face, nous y prenons confortablement notre part. La doctrine sociale de l’Eglise, ce sont certes de grands principes puisés à la source de la Parole biblique, principes universels que nous aimerions voir inspirer nos dirigeants économiques, politiques ou encore les médias, mais ce sont d’abord et avant tout des règles de vie élémentaires pour le citoyen lambda, pour le consommateur moyen, pour le travailleur ordinaire que nous sommes tous. Je peux brandir la dignité de l’homme, si je satisfais mon plaisir matinal du dimanche au détriment du repos dominical du commerçant, ce ne sont que des mots vides de contenu. Je peux généreusement plaider pour le bien commun, si je ne fais pas un effort d’économie d’énergie, je ne suis qu’un beau parleur qui se donne bonne conscience. Evidemment il est toujours plus facile de se mobiliser pour des grandes actions généreuses et ponctuelles que de s’astreindre quotidiennement à une hygiène de vie. Car le fond du problème est là. C’est sur notre mode de vie quotidienne que repose la doctrine sociale de l’Eglise. Les grandes idées, les grandes réalisations appartiennent aux patrons (des grandes surfaces par exemple), aux responsables, aux syndicats, aux politiques, aux médias, d’accord. Mais si personne ne va faire ses courses le dimanche, les magasins fermeront. Ce n’est pas le président de la République qui va venir éteindre les lumières de mon appartement. Je ne suis pas obligé de regarder des émissions lamentables, je peux même, en tant que consommateur, dire ce que j’en pense. Combien de fois entendons-nous : « Il n’y a rien à la télé, ces émissions ne valent rien ? » Soit, très bien ! Disons-le aux intéressés, cessons de regarder ces programmes. À notre niveau nous sommes acteurs. Alors bien sûr, seul chez soi avec ses économies d’eau, à se priver de son croissant chaud du dimanche, on a l’impression d’être une goutte d’eau dans l’océan, mais si déjà on ne met pas cette goutte d’eau c’est une en moins. N’attendons pas que le voisin commence, ça ne nous regarde de toute façon pas. C’est David contre Goliath, certes, mais pour nous chrétiens c’est une obligation morale ; mais c’est une obligation contraignante parce qu’exigeante et empreinte de sacrifice. Une exigence qui demande un véritable travail sur soi, travail d’ouverture aux autres d’abord. Ce que je fais nuit-il aux autres ? Est-ce nécessaire, utile, agréable ? C’est le principe le plus élémentaire du Bien Commun. Mon bien ne peut se faire au détriment d’autrui. Or comme nous ne vivons pas seuls, le moindre de mes actes rejaillit sur la communauté tout entière. Un excès de vitesse qui entraîne un surcroît de consommation d’énergie, en soi ce n’est rien, mais cette infime goutte d’eau rejoint les autres. Si nous sommes appelés à œuvrer pour changer le monde, Dieu soit béni et allons-y. Mais là où je suis, dans mon quotidien, dans l’éducation que je donne à mes enfants, dans l’exemple de ma vie citoyenne, repose la pierre que je suis appelé à travailler pour la construction de l’édifice tout entier. Mais prenons garde à ne pas renverser l’équilibre en tombant dans le pharisianisme. Il y des professions, ou des cas de nécessités à travailler le dimanche. De même comme nous l’évoquions dans une autre chronique, il y a parfois le mieux possible qui n’est pas exactement encore le bien parfait. C’est pourquoi notre conduite de consommateur est au carrefour d’un ensemble d’impératifs qu’il convient d’équilibrer et de discerner.
Malheureusement, nous sommes tellement pris dans le tourbillon du monde ambiant que nous ne pensons même plus aux actes devenus réflexes que nous posons. Bien des choses nous paraissent normales et puis tout le monde le fait. La doctrine sociale pâtit depuis de nombreuses années d’un déficit d’image qui obstrue sa diffusion et sa réception, de sorte que ce qui la compose, véritable pilier de discernement de l’agir quotidien, n’est plus entendu. En outre, nous nous sommes laissés enfermer dans la bioéthique et la morale sexuelle ; deux points fondamentaux certes, et personne ne les conteste, mais la morale de l’Eglise ne se réduit pas à ces deux aspects. Il y a une morale de l’économie que l’on n’entend pas assez, mais qui tend à se développer. Il y a une morale du citoyen, mais dont on n’ose parler car elle frôle la sphère du politique, un monde qui, n’ayons pas peur de le dire, fait terriblement peur aux catholiques. J’ose dire qu’il les effraie plus qu’une vision démoniaque. Il y a enfin une morale du consommateur sur laquelle nous restons assez discrets, parce qu’inconsciemment nous savons tous qu’elle imposerait des changements de vie radicaux. Cette morale nous gêne d’autant plus qu’elle est, au fond, unanimement admise, parce que généreuse, ce qui veut dire que si nous la promouvons, il nous faudra réellement nous convertir. À l’inverse, ne restons pas dans la langue de bois, bien des catholiques s’autorisent des libertés en matière de morale sexuelle, parce qu’ils savent qu’ils ont le soutien implicite de la société. Mettre à l’ordre du jour une morale du consommateur suppose finalement, pour l’Eglise, de remettre à l’honneur une dimension du mystère du salut qui fait peur aujourd’hui, la dimension du sacrifice. Nous avons tellement souffert de l’image doloriste du jansénisme, que nous n’osons plus aujourd’hui parler du sens et de la puissance du sacrifice, de l’offrande. Saint Dominique n’hésitait pas à s’adonner à la prière du sang pour l’offrir en sacrifice au Christ, afin qu’il intervienne pour les hommes. Si saint Dominique offrait son sang, c’est parce que pauvre, il n’avait rien d’autre à offrir. Nous, aujourd’hui, nous avons tellement que nous n’en sommes plus à offrir notre sang. Mais nous sommes à même de faire mille sacrifices quotidiens. Mon croissant chaud du dimanche en est un parmi d’autres. Il me semble donc qu’aujourd’hui une morale du consommateur [1]est inséparable d’une catéchèse sur le sens du sacrifice chrétien, à l’image de l’encyclique de Jean-Paul II sur le sens chrétien de la souffrance, ou à l’école tant décriée aujourd’hui du Sacré Cœur.
Cyril Brun, extrait mis à jour pour l’occasion de Pour une spirituamité sociale chrétienne, ed Tempora 2007
[1] Je précise ici qu’il est important de tenir compte des équilibres et des conjonctures actuelles, pour ne pas radicaliser ma position qui demanderait toutes les nuances de l’arc en ciel.