Le P. Thomas Michelet, op, s’est fait ici le défenseur de l’application d’une herméneutique de continuité au chapitre VIII de l’exhortation apostolique Amoris lætitia. Comme je l’ai expliqué dans un entretien à Correspondance européenne j’estime qu’une telle interprétation, assurément bien intentionnée, fait violence au texte, dont il faut honnêtement respecter la lettre et l’esprit, qui entendent bien introduire du neuf : « Il n’est plus possible de dire que… » (n. 301).
En bonne règle, considérer le contexte. Depuis les années 80, la contestation théologique a fait de la communion aux divorcés remariés (que pratiquent sciemment de nombreux prêtres, lesquels, parfois, acceptent de célébrer une petite cérémonie à l’occasion du “remariage”) une revendication symbolique. Elle a été notamment portée par Walter Kasper, depuis qu’il était évêque de Stuttgart, dans les années 90. Lors du consistoire de 2014, à la demande du pape François, il a développé sa thèse. Les deux assemblées synodales de 2014 et 2015, fort habilement gouvernées par le cardinal Baldisseri et son équipe, l’ont faite passer au titre de proposition défendue par de nombreux Pères. L’exhortation apostolique reprend, selon l’usage, ces propositions du Synode dans son chapitre VIII, « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité », mais au titre d’un « débat » qu’elle considère comme ouvert (n. 3), ce qui laisse toute latitude pour intervenir en sens contraire. Le vrai respect pour le pape François ne consiste-t-il pas à le prendre au mot, plutôt que de faire dire à l’Exhortation des choses qu’elle ne dit pas ?
Le texte de l’Exhortation pose donc des règles pour un « discernement spécial » (n. 301) qui, normalement accompli avec l’aide d’un prêtre, permettra aux intéressés d’établir un jugement de conscience correct (n. 300). Elle pose ce nouveau principe « Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les “valeurs comprises dans la norme” ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute ». Ce qui revient à dire que l’adultère cesse d’être un péché mortel dans certaines circonstances (la difficulté de rompre, notamment à cause des enfants).
Saint Thomas, entre mille autres, expliquait au contraire que personne ne peut ignorer que l’on ne peut pas s’approcher de la femme de son prochain, car cela est directement enseignée par la loi de Dieu (Somme théologique, Ia IIæ, question 19, article 6). Et, comme on le sait, Jean-Paul II dans Familiaris consortio précisait sans ambiguïté que, si la séparation était impossible, notamment à cause de la présence d’enfants, les partenaires ne pouvaient s’approcher à nouveau des sacrements que s’ils consentaient à vivre dans la continence (n. 84).
Le P. Michelet aimerait que les nouvelles dispositions de l’Exhortation se rattachent malgré tout à la tradition : elles viseraient le cas de personnes plongées dans l’adultère mais, qui ignoreraient la gravité du péché qu’elles commettent. Dans le monde où nous vivons, l’ignorance par les catholiques de ce qu’est le mariage pourrait parfois n’être pas coupable.
- Mais, si on considère le texte du chapitre VIII, on ne voit pas qu’il fonde la non culpabilité de l’adultère en certaines circonstances sur l’ignorance de sa gravité. En réalité, l’Exhortation traite du cas de chrétiens de bon niveau de connaissance, qui ont contracté « une seconde union consolidée dans le temps, avec de nouveaux enfants, avec une fidélité prouvée, un don de soi généreux, un engagement chrétien, la conscience de l’irrégularité de [leur] propre situation » (n. 298). En raison de ces conditionnements (jeunes enfants, soutien mutuel), rester dans leur situation est « pour le moment, la réponse généreuse que l’on peut donner à Dieu » (n. 303). Rester dans un état d’adultère comme réponse généreuse à Dieu : ni plus, ni moins.
Certes, l’Exhortation dit que cela s’analyse en « une situation objective de péché, qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement » (n. 305). Mais pas par ignorance. Les « circonstance atténuantes, psychologiques, historiques, voire biologiques » (n. 308), qui permettent, selon l’Exhortation, de lever tout ou partie de la culpabilité sont objectivement mesurables, qui plus est avec l’aide d’un tiers, d’un prêtre qui va éclairer et former grâce, à son discernement, la conscience des intéressés, de telle sorte qu’ils pourront découvrir « avec une certaine assurance morale que cette réponse est le don de soi que Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations » (n. 303). Le texte est limpide : avec l’aide d’un prêtre, et après mûre réflexion, ce couple pourra éventuellement être assuré que rester dans sa situation irrégulière est la générosité que Dieu leur demande. C’est tout de même assez neuf.
- À supposer cependant que cette réponse mature et dûment éclairée puisse tout de même s’analyser en ignorance de la gravité de l’adultère commis de manière continue, et de la gravité du scandale public qu’il donne, il resterait, selon la doctrine traditionnelle, que les partenaires devraient être éclairés sur leur état par les prêtres auxquels ils s’adressent. Le confesseur est un père, un médecin, qui a le devoir grave d’enseigner la vérité qui délivre.
- Pourtant, explique le P. Michelet, la morale traditionnelle demande au confesseur de ne pas éclairer (tout de suite) le pénitent ignorant qu’il est dans un péché matériel, pour que son péché ne devienne pas formel. Il omet de dire que cela ne vaut que dans des cas fort rares et jamais pour l’adultère : car dans ce cas, le silence du confesseur irait contre le bien commun gravement offensé par le divorce et le “remariage”, contre la justice vis-à-vis du premier époux, contre la justice vis-à-vis des enfants du vrai mariage, et en quelque manière contre la confession de la foi et contre l’honneur de Dieu.
- D’autant que, le prêtre qui, selon l’Exhortation, aide les partenaires “remariés” à faire le discernement, dans le cas où il leur permet de demeurer en situation irrégulière, est censé avoir pesé avec eux le pour et le contre. Si les “remariés”, avec son aide sacerdotale, décident qu’il est moralement bon de rester dans leur état, c’est bien qu’il les a éclairés. Mais à rebours. Au bout du compte l’ignorance, si on veut parler d’ignorance, sera une ignorance purement artificielle qui les autorise, en toute connaissance de la loi divine et évangélique, d’affirmer malgré tout : « Dans notre cas, il n’y a pas de péché à rester ensemble ».
- À quoi il faut ajouter que la mise en œuvre de ce discernement très particulier voulu par l’Exhortation manque pour le moins de clarté. L’Exhortation parle de « colloque avec le prêtre, dans le for interne» (n. 300), c’est-à-dire dans le secret, qui est de fait le domaine de la confession. Or la continuation de la situation adultérine publique est une décision commune des deux et qui intéresse la société, autrement dit, elle relève nécessairement du for externe. Qui plus est, il se pourra que les deux partenaires n’aient pas une identique conscience de leur devoir : si l’un pense qu’il est dans le péché, et l’autre au contraire que c’est Dieu qui lui demande de rester dans cet état, les deux peuvent-ils recevoir les sacrements ? Ce curieux accompagnement d’un prêtre est-il d’ailleurs strictement obligatoire, ou les partenaires, chrétiens engagés on le rappelle, ne sont-ils pas capables de se déterminer tout seuls ? Dans ce cas, le prêtre auquel ils iront demander l’absolution sera-t-il tenu, aux termes de l’Exhortation, de la leur donner ? Et si, seuls ou aidés d’un prêtre, les partenaires ont tranché dans le sens de la continuation de cette situation, au moins pour l’instant, les autres prêtres, qui auront plus tard à absoudre et à donner la communion, seront-ils tenus par la décision des époux et du prêtre discernant ?
Logiquement, hélas !, on trouvera des moralistes pour défendre un concubinage conforme, en certains cas, imparfaitement mais réellement, à la volonté de Dieu, ou une vie en couple homosexuels, dans certaines circonstances…, etc. Mais plus immédiatement, on va désormais avoir des prêtres lætitiistes et des confesseurs anti lætitiistes (des grincheux, par conséquent !), des évêques amoristes et des professeurs de morales anti amoristes (autrement dit des haineux, des pharisiens !) On comprend que Robert Spaemann parle de chaos érigé en principe.
Abbé Claude Barthe.
Voilà qui a le mérite d’être clair et honnête.
Merci Monsieur l’Abbé !
On a appris ces jours-ci (http://sinodo2015.lanuovabq.it/mons-forte-svela-un-retroscena-questi-non-sai-che-casino-ci-combinano/) qu’au cours d’une réunion publique dans son diocèse, le secrétaire spécial du synode, Mgr Bruno FORTE, a rapporté les propos que lui aurait tenu le Pape François :
«Si nous parlons explicitement de communion aux divorcés remariés, ceux-là, tu ne sais pas quel « casino » ils nous combinent. Alors, n’en parlons pas de manière directe, fais en sorte qu’il y ait les prémisses, ensuite, les conclusions, c’est moi qui les tirerai».
« Ceux-là » désigne les Pères synodaux opposés aux vues du Pape.
Quant au mot italien « casino », il signifie au choix : bordel, raffut, ramdam, bastringue, binz, merdier, foutoir.
Après avoir rapporté cette boutade, le même Forte a plaisanté: «Typique d’un jésuite».
Chacun appréciera.
Bravo et merci à l’abbé Barthe.
Cela fait plaisir de lire un texte à la fois clair et juste. Cela nous change de ce monde proprement ubuesque dans lequel prétend nous introduire Amoris laetia.
l’Abbé Barthe a raison , bergoglio prêche une autre doctrine que celle que Notre Seigneur nous a donnée , il faut bien en tirer les conséquences : un hérétique n’a pas droit à notre obéissance
Casuistique.
Excellente mise au point.
A l’appui de la référence à st Thomas (Ia-IIae q 19 a 6), saint Jean Paul II le dit explicitement dans Dives in Misericordia (30/11/1980) (par exemple) fin du chapitre VI § 12.
« D’autre part, elle [l’Eglise] doit aussi se préoccuper du déclin de nombreuses valeurs fondamentales, qui constituent un bien incontestable non seulement de la morale chrétienne, mais simplement de la morale humaine, de la culture morale, comme sont le respect de la vie humaine depuis le moment de la conception, le respect pour le mariage dans son unité indissoluble, le respect pour la stabilité de la famille. La permissivité morale frappe surtout ce milieu si sensible de la vie et de la sociabilité. Avec cela vont de pair la crise de la vérité dans les relations humaines, l’irresponsabilité dans la parole, l’utilitarisme dans les rapports d’homme à homme, la diminution du sens du bien commun authentique et la facilité avec laquelle ce dernier est sacrifié. Enfin, il y a la désacralisation, qui se transforme souvent en «déshumanisation»: l’homme et la société pour lesquels rien n’est «sacré» connaissent, malgré toutes les apparences, la décadence morale. »
st J-P II parle bien de morale humaine et même de culture morale… Il faut combien d’année d’étude pour percevoir les valeurs contenues dans ces concepts ???
Déjà en 1980, il parle sur l’unité indissoluble du mariage, sur respect pour la stabilité de la famille, de décadence morale… Que fait-on de plus aujourd’hui ? Jusqu’où faudra-t-il aller ?
Merci, Monsieur l’Abbé, de cette mise en lumière des sophismes du R.P. Michelet. Même s’il les dits issus d’une plus haute autorité, il était inutile de les développer avec autant de complaisance !
D’un autre côté, la fermeture des commentaires sur la plupart des sujets de Riposte Catholique devient problématique et ôte presque tout intérêt au site ! ! !
Merci l’abbé de défendre la vérité catholique !
Permettez-moi de rapprocher votre bonne et lucide analyse avec cet extrait d’un livre du père Joël Guibert qui
s’intitule : » L’Eglise dans la tempête » :
http://benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/leglise-dans-la-tempete.php
Bonne réception
MD
« Il n’est plus possible de dire que… » (n. 301). Que dit le texte ?
« Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. »
Or c’est exactement ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique :
1857 Pour qu’un péché soit mortel trois conditions sont ensemble requises : » Est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave, et qui est commis en pleine conscience et de propos délibéré » (RP 17).
Donc si une des conditions manquent, il n’y a pas de péché mortel.
Donc il n’a jamais été possible de dire que ceux qui sont dans une situation objectivement désordonnée sont nécessairement dans un état de péché mortel. Car encore faut-il qu’ils aient la pleine advertance et le plein consentement.
Monsieur l’Abbé, votre soi-disant nouveauté est tout de même très bien établie dans la doctrine catholique.
Vous lisez le texte à partir de Kasper. Moi je le lis à partir du catéchisme. Vous dites qu’il faut lire un texte dans son contexte : oui, le contexte d’un texte du magistère, c’est la foi catholique.
Si vous donnez raison à Kasper, vous travaillez dans le même sens que lui, vous en devenez un allié objectif.
« Le confesseur est un père, un médecin, qui a le devoir grave d’enseigner la vérité qui délivre. »
Le texte ne dit pas autre chose. Mais vous oubliez qu’il ne suffit pas de dire la vérité. Encore faut-il que la personne y adhère. Et dans certains cas, ça prend du temps, parce que la conscience est très déformée. D’où la nécessité d’un accompagnement sur la durée.
Il faut vraiment que vous n’ayez jamais confessé des convertis. Ils vivent en concubinage, et viennent confesser des manques de charité vis-à-vis de leur compagne, mais ne voient absolument pas le problème. Bien sûr, vous allez leur dire. Vous croyez que ça suffit, et qu’il vont vous croire dans la seconde ? Bonne chance…!
A quoi st le catéchuménat sinon à éclairer le converti au sujet de l’économie de la grâce ? L’Eucharistie n’est pas un dû automatique pour lui. Le Baptême et la Confirmation sont des étapes nécessaires qui introduisent une âme à recevoir l’Esprit-Saint et ses grâces qui précèdent une bonne Confession où les péchés mortels sont correctement évalués et les trois conditions mises en place. Demandez à tous les missionnaires de par le monde : ils n’ont jamais admis aux sacrements des convertis en situation irrégulière. Moyennant quoi, leur prédication a porté des fruits à long terme. Ne pas éclairer les âmes, c’est bâtir sur le sable !
Sur la confession des convertis, votre propos est pour le moins outrancier s’agissant de l’abbé Barthe: attaque ad hominem ridicule et à ma connaissance bien inexacte.
Nous savons par ce commentaire et le précédent qui est TM… Je trouve que c’est très limite déontologiquement de jouer sur les deux tableaux…
Un autre élément m’attriste beaucoup dans votre commentaire et il m’avait tout simplement échappé à la première lecture, cher frère TM.
Vous parlez des convertis qui viennent se confesser pour des broutilles alors qu’ils vivent en concubinage…
Bravo, vous avez tout bon, c’est grandiose ! L’emploi du mot ‘convertis’ est parfait; peut-être le fruit d’une pastorale bergoglienne avant l’heure ?
Vous pouvez aller réviser le ‘statu conversionis’ dans Dives in Misericordia en fin de § 13. On y parle aussi du ‘statu viatois’…
Comme quoi, on entend beaucoup de balivernes en ce moment, alors que les choses sont très claires dans cette encyclique, que j’ai déjà citée par ailleurs.
Une fois de plus, on constate qu’AL met la pagaille…
@PM de Montamat
Encore une fois, vous ne devez pas avoir une grande expérience des convertis pour croire qu’il leur suffit d’avoir rencontré le Christ pour n’avoir plus rien à changer dans leur vie. D’ailleurs, c’est le lot commun de tout le monde : on a toujours à se convertir, pour retirer les épines et les mauvaises herbes qui empêchent la bonne terre de produire son fruit. L’expérience à laquelle je fais référence est assez universelle parmi les prêtres aujourd’hui. Tous me racontent la même expérience du fameux concubin qui confesse tout sauf ça : aussi bien un prêtre de l’Institut du Bon Pasteur avec qui j’échangeais l’autre jour, qu’un prêtre de la Communauté de l’Emmanuel. Tous sont confrontés à la même nouvelle donne.
Comme le remarque M. l’abbé Barthe, dans la question du péché mortel et de son ignorance subjective, il y a une différence très importante entre le concubinage de personnes déjà mariées (c’est vrai aussi pour celles qui n’ont jamais été mariées et vivent ensemble ) et tout autre péché strictement personnel. Les divorcés remariés sont dans un état où la volonté de Dieu est violée non pas seulement au plan personnel mais au plan de la société. Il n’y a plus seulement un problème de réforme personnelle à envisager, mais un problème qui concerne le fondement même de la société selon le plan divin, et par suite le bien commun de la société. S’il peut exister aujourd’hui une ignorance subjective de la gravité d’une multitude de péchés, en raison de la perte du sens du péché, qui aura pour effet de diminuer la responsabilité morale et même à la limite de l’enlever, dans le cas d’un état de vie commune qui s’oppose à la volonté de Dieu, le premier pas de la conversion est la prise de conscience que toute relation intime réservée aux époux légitimes doit cesser. S’ils ne peuvent se séparer en raison des enfants, les « remariés » doivent alors vivre comme frère et soeur. Discipulus S. Thomae.