16 avril, fête de Saint Benoît-Joseph Labre.
Nous avons vu ce qu’avaient été les derniers jours et la mort de Saint Benoît-Joseph Labre (ici > www). Voici maintenant quelques éléments de réflexion et de méditation, mettant en évidence les leçons que sa vie et ses exemples donnent aux fidèles d’aujourd’hui.
A la suite de la béatification du saint pèlerin et mendiant, célébrée à Rome le 20 mai 1860 par le Bienheureux Pie IX devant quelque 40000 fidèles, le diocèse d’Arras, Boulogne et Saint-Omer organisa un triduum solennel : le jour de la clôture de ces fêtes de béatification, le 18 juillet 1860, Monseigneur Louis-Edouard Pie, évêque de Poitiers et futur cardinal, prononça un splendide panégyrique qui occupe presque quarante pages à la fin du troisième volume de ses oeuvres complètes.
Il ne nous est bien sûr pas possible de reproduire ici cette magnifique oeuvre oratoire dans sa totalité ; toutefois je ne peux résister à la tentation d’en copier quelques morceaux choisis, extraits de la seconde partie de ce panégyrique, parce que – plus d’un siècle et demi après l’époque où ils furent prononcés dans la chaire de la cathédrale d’Arras et peut-être plus encore qu’alors – ils restent d’une saisissante actualité, au point qu’on pourrait dire que ce sont des paroles véritablement prophétiques.
En les lisant, il vous sera aisé d’établir des liens avec les circonstances actuelles de l’Eglise, du monde et de la France…
S.Exc. Mgr. Louis-Edouard Pie, évêque de Poitiers
« A ne considérer que toute une grande portion de l’humanité contemporaine, on pourrait dire, mes Frères, que le détrônement de la chose chrétienne est un fait accompli ; que la face du monde est changée, renouvelée ; que le christianisme a disparu sans retour, qu’il est vaincu, enterré, remplacé. Le christianisme, c’est l’édifice de la grâce s’élevant sur les ruines de la nature.
Or, le monde moderne, c’est la nature reprenant fastueusement ce qu’elle appelle ses droits, étalant hautement ses titres, dilatant sans réserve ses moyens d’action et de jouissance. Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la vie : voilà la triple puissance que le christianisme entend briser. Or, le monde moderne a cassé ce triple anathème ; et, des trois choses renversées par le Christ, il a fait la triple colonne du temple de l’humanité émancipée, le trépied de la chaire où elle trône et d’où elle rend ses oracles. Prêtez l’oreille à ses enseignements, et vous reconnaîtrez qu’elle a ses dogmes, sa morale, son culte, ses sacrements, ses béatitudes, son ciel, son enfer, qui forment l’exacte contre-partie de tout le système chrétien.
Il est vrai, dans ce temple nouveau, tout n’est pas encore harmonie. Au sein de ce vaste naturalisme, il reste des dissensions, des guerres intestines. En face du sensualisme repu qui jouit et qui veut conserver, se dresse le sensualisme affamé qui conspire et qui veut partager. Au-dessus du sensualisme abaissé qui s’arrête et se complaît dans la jouissance animale, s’élève le sensualisme raisonné qui veut devenir une doctrine et prétend à la dignité de l’idée. Conservatorisme donc et communisme ou socialisme ; spiritualisme et matérialisme ; libéralisme et despotisme ; déisme même et athéisme : tout cela, comme on le voit, forme un concert assez discordant, et présente la religion moderne sous des noms et des aspects assez divers. Mais enfin toutes ces nuances savent se rapprocher et se fondre ; toutes ces lignes aboutissent dans un cadre commun, toutes ces diversités se relient dans un même symbole, se rencontrent dans un même programme, à savoir, la supplantation de l’élément révélé par l’élément humain, la substitution des droits de l’homme aux droits du Christ et de Son Eglise, le triomphe du naturalisme sur le christianisme.
Aussi trouve-t-on de toutes parts le même patois sur toutes les lèvres, la même fièvre dans toutes les âmes. Civilisation, progrès, conquêtes de l’humanité ; industrie, spéculation, agiotage ; émancipation de l’esprit ou de la chair, sécularisation de la loi et du pouvoir : que sais-je? complétez un peu cette énumération, et vous aurez tout le bagage de mots, d’idées et d’aspirations qui font un homme de ce temps, véritable antipode de tout ce qui constitue la doctrine, la morale et la discipline chrétienne.
Or, mes Frères, à cette génération qui ne connaît, ne sert et n’adore que la nature, voici que la Providence vient opposer un phénomène inattendu. C’est un homme qui foule aux pieds tous les dons, tous les droits, tous les avantages même les plus légitimes de la nature, et qui embrasse volontairement et par vertu le genre de vie le plus opposé à la nature ; c’est un homme qui, prenant les préceptes et les conseils de l’Evangile pour la règle unique de son esprit et de ses actions, abandonne sa famille, son patrimoine, traite son corps en ennemi, épouse la pauvreté, l’abjection, le mépris, et ne vit ici-bas que pour Dieu ; c’est un homme qui immole complètement le sens humain et la prudence de la chair pour n’obéir qu’à la sagesse surnaturelle ; un homme qui prise si haut la virginale intégrité de la foi, la pureté de l’orthodoxie, qu’il ne peut supporter la rencontre d’un hérétique, et qu’il n’hésite point à tripler la fatigue d’un voyage pour éviter de mettre le pied sur une terre protestante. Et cet homme, que notre siècle serait si enclin à ne pas regarder, à dédaigner, à insulter, voici que, bon gré mal gré, notre siècle est obligé à lui prêter son attention. Car enfin, Dieu S’est encore réservé des moyens de Se faire entendre ; Sa voix a des accents qui dominent toujours tous les bruits de la terre (…).
C’est un principe de la science que les contraires sont guéris par les contraires. Tout était contesté dans le code moral de Jésus-Christ : voici ce code observé dans sa dernière rigueur. L’Evangile était déclaré absurde, impossible : le voici pratiqué au pied de la lettre. Le remède est proportionné au mal, la résistance à l’attaque. Seigneur tout-puissant, cette fois encore vous aurez choisi ce qu’il y a de plus faible pour confondre ce qu’il y a de plus fort (1 Cor. I,27). Le naturalisme, comme un fleuve qui a brisé toutes ses digues, allait engloutir la terre. Un humble serviteur de Dieu s’est levé pour repousser le torrent dévastateur. Benoît Labre a planté sur le sol son bâton de pèlerin ; et le flot s’est arrêté, et le naturalisme a fait un pas en arrière. »
(Oeuvres de Monseigneur l’Evêque de Poitiers – Tome III – pp. 663-666)
Saint Benoît-Joseph pèlerin
(tableau de l’église d’Erin – Artois)
« (…) Le saint français de la seconde moitié du XVIIIe siècle sera issu des rangs de cette petite bourgeoisie, de cette condition moyenne, qui allait opérer la plus grande révolution qu’ait jamais vue le monde. Mais sa carrière aura été à l’inverse de toutes les idées, de toutes les aspirations, de tous les entraînements de sa caste. Laissez-moi le dire ainsi : Benoît Labre, c’est le révolutionnaire retourné, c’est la contre-révolution en personne, c’est l’homme du XVIIIe et du XIXe au rebours. Aussi, ne le cherchez point parmi les philosophes ou les encyclopédistes, point parmi les constituants ou les conventionnels, point parmi les présidents de district ni parmi les patriotes renommés. Non, à l’heure où s’ouvriront les états généraux qui préluderont au renversement de la monarchie, à l’heure où la plus ancienne dynastie du monde descendra les marches du trône et gravira celles de l’échafaud, Benoît-Joseph, par une mort prématurée et par les prodiges accomplis autour de sa tombe ou dus à son invocation, aura déjà commencé à monter les degrés de l’autel sur lequel il doit être publiquement honoré au siècle suivant. Et les siens, durant les jours de la tempête, protégés par son souvenir et par leurs traditions héréditaires, figureront au dehors parmi les émigrés et les confesseurs de la foi, au dedans parmi les suspects et les recéleurs de prêtres.»
(ibid. p. 668)
Amettes : le grand calvaire érigé au sommet de la prairie devant la maison natale de Saint Benoît-Joseph
« Benoît Labre, ai-je dit, est une grande leçon donnée à un monde qui n’est plus chrétien. Oui, car la nature, aux yeux du monde actuel, est quelque chose de saint et sacré. Notre siècle s’indigne à l’idée que nous soyons dans un état de dégradation et de péché où la vie de la nature doive être refrénée, doive être circonscrite, doive être immolée, pour faire place à la vie de la grâce ; il va jusqu’à considérer comme un outrage au Créateur, comme un attentat et une insulte à Sa sagesse, la répression des sens, la mortification de la chair, la circoncision de l’esprit et du coeur, le retranchement du bien-être et des douceurs de la vie ; la première condition qu’il entend faire à la religion, c’est qu’elle restera compatible avec le plein usage de ce qu’il nomme les droits de la nature. Or, notre siècle aura beau faire et beau dire, la parole de Jésus-Christ restera dans toute sa force : « Si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale et une occasion de péché, coupez-les et jetez-les loin de vous ; car il vaut mieux pour vous d’entrer dans la vie manchot ou boiteux, que d’avoir deux mains ou deux pieds et d’être précipité dans le feu éternel. Et si votre oeil droit vous tend des pièges, arrachez-le et jetez-le loin de vous : car il vaut mieux pour vous qu’un de vos membres périsse, que si tout votre corps était jeté dans l’enfer » (Matth. V, 28-30 & XVIII, 8-9).
Ainsi a fait notre Bienheureux. Il ne s’est pas littéralement mutilé : il savait que telle n’est pas la signification de la sentence évangélique. mais tout ce qui, dans la vie naturelle, aurait pu le souiller, le pervertir, l’énerver, l’amoindrir, il l’a résolument abandonné et sacrifié. Il a su acheter la vie future aux dépens de la vie présente. C’est ainsi, par exemple, qu’aux dangers de la séduction que ses charmes naturels pouvaient faire naître, il n’hésita point à opposer ces dehors qui vous révoltent (…). Et, en pourvoyant ainsi à son propre salut, il a sciemment réagi contre une société sybarite, il a expié et réparé le sensualisme qui débordait dès lors dans le monde et jusque dans l’Eglise. Car, malgré son humilité, Benoît Labre a eu la conscience de son rôle ; il a compris qu’il était une victime, un contrepoids, et qu’il serait une leçon. C’est ce sentiment qui faisait sa force, comme il constitue sa vraie grandeur (…).
L’exemple de Benoît-Joseph est donc grandement opportun pour un monde qui avait cessé d’être chrétien. J’ai dit aussi, et je finis par là, qu’il vient à propos pour un monde qui ne l’est plus assez.
Beaucoup d’hommes de ce temps, mes Frères, non-seulement ne connaissent et ne pratiquent plus qu’un christianisme très imparfait, mais s’érigent en oracles et en docteurs pour canoniser ce christianisme appauvri.
A les en croire, l’Eglise chrétienne n’est plus et ne peut plus être qu’un grand institut mitigé, où la première intégrité de la règle ne saurait jamais renaître ; où les esprits les plus sages et les plus pratiques seront désormais les plus condescendants, ceux qui sauront faire la part du temps, et sacrifier quelque chose de l’antique dépôt dans le but de sauver le reste. Dans ce christianisme attempéré, les anciennes et larges thèses de la foi se laissent modestement mesurer les ailes au compas de la philosophie ; l’antique folie de la Croix se dissout, s’évapore, et, pour ainsi parler, se volatilise dans je ne sais quel creuset. Le droit public des âges chrétiens s’efface avec respect devant les grands principes, les principes réputés immortels de l’ère moderne ; et, quand il ne désavoue pas son origine et son passé, il confesse du moins la légitimité de sa défaite et proclame la supériorité de son vainqueur. La morale évangélique elle-même se prête à des complaisances, à des accomodements ; elle se laisse tirer, allonger en divers sens, à la façon de ces trames élastiques si usitées dans l’industrie actuelle. Enfin la discipline est sommée de retirer peu à peu toutes ses prescriptions gênantes pour la nature ; et volontiers on laisse entrevoir un progrès de la loi d’amour et de liberté dans l’abaissement de la loi d’expiation et de pénitence. Que sais-je, mes Frères? il y a ainsi toute une synthèse de théologie rajeunie, tout un évangile de nouvelle fabrique. Jugez si ces théories sont accueillies, si l’amolissement intellectuel et moral des âmes s’accomode de cette atténuation des doctrines et des pratiques, si la tendance naturaliste et semi-pélagienne de notre temps déguste et savoure avec plaisir ce christianisme édulcoré (…).
Mes Frères, ce que Jésus-Christ a fait par Lui-même, ce qu’Il a fait par Sa doctrine et par Sa vie, Il continue de le faire dans Son Eglise par la doctrine et par la vie de Ses saints. Un saint, à lui tout seul, fait reculer toute la génération contemporaine, il a raison contre tous, et il reste maître du terrain (…). Oui, un saint replace une vérité dans tout son jour, il la remet en crédit, il la venge, il la ressuscite, il la popularise.
Théophantes de je ne sais quelle nouvelle ère chrétienne, faites de la théologie de transaction et d’accommodement ; montrez-nous votre Eglise réformée ou transformée ; tracez-nous le programme d’un nouveau régime religieux ; acclamez comme une forme perfectionnée du progrès chrétien les axiomes et les principes que Rome repousse ; donnez des armes à ses adversaires et aux vôtres en caressant des utopies tout à fait analogues à celles dont ils poursuivent l’application ; mettez-vous en quête d’un second Charlemagne dont la gloire sera d’avoir assujetti l’Eglise aux exigences de l’idée moderne, comme ce fut la gloire du premier d’avoir organisé la société laïque en conformité avec l’idée chrétienne, alors toute puissante ; jetez vos sarcasmes ingénieux aux défenseurs d’une orthodoxie arriérée ; enfin, lancez-vous dans mille témérités de mots, d’idées et de systèmes. La Providence, qui vous voit faire et qui vous entend dire, nous envoie au même instant un chrétien de la plus dure trempe et du plus rude calibre ; un chrétien de la vieille espèce, qui immole toute la sagesse humaine devant la folie de la Croix, qui bâtit le règne de la grâce sur les débris de la nature, qui soumet son intelligence sans réserve à l’autorité de la foi et de l’Eglise, qui dit solennellement anathème à l’esprit du monde, à ses pompes et à ses oeuvres. Et tandis que cet homme fait ainsi revivre dans sa personne toute la première austérité de la croyance, toute la première vigueur de la pratique chrétienne, le Ciel vient mettre sur sa tête la sanction du miracle, l’Eglise vient y mettre la sanction de son culte.
Tous vos raisonnements, toutes vos susceptibilités, tous vos ménagements et vos compromis viendront échouer là (…).
Tant pis pour les programmes de conciliation, pour les théories d’économie religieuse et sociale dont le cadre ne comporterait pas une existence comme celle de notre Bienheureux. C’est par des coups de cette portée que Dieu sauve intégralement dans le monde Son esprit, Sa vérité, Sa loi ; c’est ainsi qu’Il fait acte conservatoire, qu’Il empêche et arrête la prescription. Force reste à l’Evangile et à la Croix de Jésus-Christ (…)».
(Ibid. pp. 675-680)
Portrait de Saint Benoît-Joseph au-dessus de l’autel de la chapelle aménagée dans la chambre où il mourut dans la maison du boucher Zaccarelli (via dei Serpenti)
« Benoît Labre est un saint, il a été un héros, il a été presque un martyr, il est un thaumaturge. Mais, dans le plan d’En-Haut, il est en outre un docteur. Il l’est à notre profit à tous.
Est-ce que, même chez les âmes chrétiennes, même dans les ministres du sanctuaire, l’estime de la pénitence, la pratique de la pénitence, l’esprit de la pénitence n’aurait pas faibli dans ces derniers temps?
Est-ce que les privations, les veilles, les jeûnes volontaires ne seraient pas sortis des habitudes de ceux-là même qui veulent servir Dieu et sauver leur âme?
Est-ce que l’efficacité même des sacrements ne serait pas souvent compromise par l’absence de la vertu de pénitence?
Est-ce que l’enfer ne se peuplerait pas de nos immortifications?
Notre Bienheureux n’a-t-il pas dit que le manque de contrition et de satisfaction y fait descendre à toute heure les âmes par milliers, comme tombent les flocons de neige dans un jour d’hiver?
Merci, ô Bienheureux Benoît, merci de vos instructions, merci de vos exemples qui resteront pour nous des leçons (…).
Merci pour nous donc. Merci aussi pour l’Eglise. O Sainte Eglise de Dieu, on avait dit que vous étiez trop affaiblie pour produire des chrétiens comme ceux d’autrefois, pour refaire des ascètes comme ceux du désert, on vous croyait réduite à ne plus donner que des avortons. Vous voici revenue à votre première puissance, vous n’avez rien perdu de votre énergique fécondité, vous savez encore enfanter des pénitents dignes de vos plus belles années.
O Seigneur Jésus, dans ce visage amaigri de notre Benoît-Joseph, dans ces joues hâves et creuses, sur ce front couvert de rides prématurées, ce que j’aime et ce que je vénère avec transport, c’est le visage de Votre Eglise, qui ne vieillit point, elle, qui n’a ni taches ni rides, et qui sait retrouver jusqu’à la fin d’admirables retours de jeunesse et de virilité (…). »
(Ibid. pp. 680-681)
Cesare Tiazzi : buste de Benoît-Joseph Labre réalisé en 1784 (année qui suivit sa mort)
d’après les descriptions de ceux qui l’avaient connu à la fin de sa vie.