Voici deux courts sermons de notre glorieux Père Saint Augustin que l’on méditera avec profit au début de ce saint temps de Carême, pour mieux nous encourager et nous stimuler à la pratique salutaire du jeûne.
En effet, si – en rigueur – le code de droit canonique ne prescrit que deux jours de jeûne seulement à tous les fidèles (cf. > www), nul n’est tenu de s’en tenir au minimum : chacun peut faire montre de davantage de générosité, en fonction de ses possibilités (de santé, de devoir d’état…) en se souvenant que la discipline originelle du Carême, telle qu’elle était pratiquée depuis les Saints Apôtres, consistait en quarante jours de jeûne.
La tentation du Christ au désert (Tintoretto, 1579-81)
Sermon 66 : Nécessité et effets du jeûne.
Résumé : § 1 – Le jeûne est un moyen de guérison : guérison du vice et guérison du corps lui-même puisque les médecins le recommandent. § 2 – Les philosophes païens eux-mêmes le recommandaient, mais nous avons en outre les exhortations de saint Paul. § 3 – Exemples tirés des Saintes Ecritures. § 4 – Conclusion.
1 – Toutes les fois, mes frères, que nous fixons des jours de jeûne à votre dévotion, nous nous faisons un devoir de vous exhorter à les observer fidèlement.
En effet, beaucoup parmi vous sont plutôt paresseux que sensuels ; sans être vicieux dans leur corps, ils manquent de dévotion dans le coeur et cherchent à s’excuser en alléguant certaines indispositions corporelles, la faiblesse de leurs membres ; le plus souvent, ce sont des illusions qu’ils se forment ; mais, fussent-ils atteints de quelque vice réel, ils devraient en chercher le remède dans le jeûne lui-même. Les délices engendrent les maladies, le remède à ces maladies, c’est le jeûne. Voilà pourquoi le Seigneur nous prescrit d’opposer des jeûnes pieux à toutes les inclinations vicieuses.
D’ailleurs, ces jeûnes nous sont présentés sous une telle dénomination, que les faibles eux-mêmes ne sauraient les repousser. Ecoutons le prophète Joël s’adressant aux prêtres : « Sanctifiez le jeûne, prêchez la guérison » (Joël I, 14 & 15). La guérison est-elle donc autre chose que la médecine des corps?
Si les médecins imposent le jeûne aux malades afin de guérir leur corps, si la langueur trouve dans le jeûne son remède le plus efficace, enfin si les vices tendent à affaiblir toujours davantage la constitution de l’homme, pourquoi ne pas chercher dans des jeûnes légitimes un contre-poids à la faiblesse des corps, puisque ces jeûnes sont institués pour servir de remède à tous les vices de l’âme et du corps? Redisons donc ces paroles du Prophète : « Sanctifiez le jeûne, prêchez la guérison ; rassemblez les vieillards, réunissez les habitants de la terre dans la maison du Seigneur votre Dieu, criez sans cesse vers le Seigneur, et il vous exaucera ».
A cela, que peuvent répondre les esclaves de leur ventre? Vous qui ne voulez pas jeûner, vous ne voulez donc pas être exaucés? Pourquoi charger de viandes vos estomacs? Pourquoi les remplir de nourriture et de vin? Pourquoi, devant des peuples à jeun, exhaler les vapeurs de votre intempérance? C’est le signe d’une maladie, et non pas de la digestion.
Jeûnez donc pour Dieu quand il vous l’ordonne, de crainte que les médecins n’aient eux-mêmes à vous l’imposer. Car, pour eux comme pour nous, le jeûne a pour effet de tempérer les humeurs et les impétuosités du sang.
2 – De leur côté, les philosophes condamnent les esprits supérieurs à se purifier, dans le jeûne, de toutes les souillures qu’ils ont reçues des corps terrestres, et ils punissent la chair afin d’affaiblir l’esprit.
Pour nous, le jeûne des corps est comme la lime des âmes. Il expie les fautes de la conscience, réprime le péché, et fait resplendir les âmes que souillait la tache du péché. Si donc la médecine elle-même trouve dans le jeûne un principe de sagesse et de santé, que dois-je penser de vous qui vous livrez à la bonne chère pendant que le peuple jeûne?
C’est à vous que s’appliquent ces paroles de l’Apôtre : « La nourriture est pour le ventre, et le ventre pour la nourriture » (1 Cor. VI, 13) ; et encore : « L’un jeûne et l’autre est ivre ; je vous loue, mais en cela je ne vous loue pas, puisque vos assemblées se tournent, non pas en bien, mais en mal (1 Cor. XI, 17) ». C’est à vous aussi que David adresse ce violent reproche : « Seigneur, leur ventre a été rempli de choses cachées ; ils se sont rassasiés de viandes impures, et ils ont laissé les restes à leurs enfants. Pour moi, je me rassasierai du jeûne, afin que votre gloire me soit manifestée » (Ps. XVI, 14-15).
3 – Des faits nombreux feront mieux ressortir ces précieux effets du jeûne.
Pour recevoir la loi du Seigneur, Moïse jeûna et mérita de pouvoir s’entretenir avec Dieu. Dans un temps de sécheresse, Elie jeûna pour désarmer le courroux de Dieu et obtenir la pluie. Le jeûne de Daniel lui mérita d’échapper à la rage des lions affamés. Les trois enfants dans la fournaise prouvèrent par le jeûne l’impuissance des faux dieux. Autant de jeûnes David offrait à Dieu, autant il remportait de victoires. Les Ninivites calmèrent par le jeûne le courroux de Dieu et méritèrent leur pardon ; la crainte des maux dont ils étaient menacés leur inspira même la pensée de condamner au jeûne leurs troupeaux, et le Seigneur, touché de ces manifestations de pénitence et de repentir, pardonna à cette ville coupable. Qui ne s’étonnerait, mes frères, d’un tel prodige dans lequel des animaux ont fait pour les hommes ce que les hommes ont coutume de faire pour les animaux !
Jésus-Christ, notre souverain Maître, a jeûné afin de vaincre le démon. C’est par le jeûne que les Apôtres se sont préparés à recevoir le Saint-Esprit.
Mais pourquoi faire ressortir l’efficacité du jeûne pour les hommes, quand nous le voyons hautement pratiqué par les femmes? Judith, armée du jeûne, a coupé la tête du tyran Holopherne. Suzanne a trouvé dans le jeûne le moyen de confondre les faux témoins. La reine Esther s’est livrée au jeûne pour déjouer l’habileté d’un persécuteur et sauver la vie à son peuple.
La sainte Ecriture nous offre ainsi de nombreux exemples des puissants effets opérés par le jeûne, comme, au contraire, elle déroule sous nos yeux les maux de toute sorte produits par la violation du jeûne. Le fils de Saül, Jonathan, ne sachant pas que son père avait prescrit un jeûne absolu, recueillit un peu de miel avec une baguette et le goûta ; or, cette violation compromit l’armée tout entière, et vengeance dut être tirée de cette faute quoique involontaire. Si donc Jonathan ne laissa pas que d’être condamné pour avoir violé, sans le savoir, le jeûne prescrit par son père, combien doivent être plus coupables ceux qui méprisent sciemment les jeûnes qui leur sont commandés?
4 – Jeûnez donc, mes frères, dans la crainte que votre désobéissance ne soit regardée comme sacrilège par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Sermon 67 : Esprit dans lequel le jeûne doit être pratiqué.
Résumé : § 1 – La pratique du jeûne doit être associée à la lutte contre le péché. § 2 – Jeûne et charité : enseignement du prophète Isaïe. § 3 – Le jeûne pour être agréable à Dieu dépasse la seule expiation pour s’épanouir dans les oeuvres de miséricorde.
1 – Par l’organe d’Isaïe, l’Esprit-Saint réprimande en ces termes les hommes obstinés dans leurs imperfections : « Je ne puis supporter ni vos jeûnes, ni le grand jour, dit le Seigneur » (Isaïe, I, 13). Le jeûne approuvé par le Très-Haut ne consiste pas seulement à suspendre l’alimentation du corps, mais encore à s’abstenir de toute action mauvaise. Ayez donc soin que votre esprit ne reste point appesanti par le péché, qu’il ne se laisse point entraîner par les charmes du vice ; à ce prix, vos jeûnes seront des plus agréables à Dieu. Si de longues privations ont épuisé votre corps, si vous lui avez refusé la nourriture, mais sans vous dépouiller de vos vices et en persévérant dans le péché, bien loin de plaire à Dieu, vous ne lui inspirez que de l’horreur. Vos jeûnes plairont à Dieu si vous purifiez votre conscience par des bonnes oeuvres. Pourquoi torturer votre corps par la faim, si vous le flattez honteusement parle péché? Imposez d’abord à votre coeur le jeûne du péché, et pratiquez ensuite le jeûne corporel. Le jeûne n’est autre chose que l’humiliation de l’âme. Or, quelle humiliation peut-il y avoir à se priver de nourriture et à multiplier le nombre de ses péchés? Si donc c’est par esprit de piété que vous imposez des jeûnes à votre corps, avant tout renoncez à vos vices, éteignez le feu de vos passions, brisez l’impétuosité de vos esprits, triomphez des ardeurs de la concupiscence, étouffez les flammes de l’avarice, donnez toute l’extension possible à votre charité, et versez dans le sein des pauvres le superflu de vos richesses. Que toutes les passions du corps viennent se briser contre la force de l’âme, afin que cette âme se trouve aidée par la sainteté du corps. Quelle assurance n’aurons-nous pas alors d’obtenir tout ce que nous demandons, si notre chaste corps et notre coeur pieux se portent avec une sainte envie à l’accomplissement des devoirs de la religion? De telles dispositions enflamment de plus en plus la piété et méritent que nos prières soient de plus en plus couronnées par une sainteté à toute épreuve.
2 – En agissant autrement, lors même que vous courberiez la tête pour la couvrir de cendres, lors même que votre cou serait chargé de chaînes et que des larmes abondantes couleraient de vos yeux pour implorer la miséricorde de Dieu, tout cela serait vain pour vous. La faveur divine ne pourrait s’incliner vers vous, parce que vous auriez violé le devoir de la charité à l’égard du prochain. En effet, voici ce que nous lisons : « Le jeûne que j’ai choisi consiste-t-il à faire qu’un homme afflige son âme pendant un jour, qu’il donne comme un mouvement circulaire à sa tête, et qu’il prenne le sac et la cendre? Ce n’est pas là ce que j’appellerai un jeûne agréable. Mais rompez les chaînes de l’impiété ; délivrez-vous de l’obstination au mal ; renvoyez libres ceux qui sont opprimés par la servitude, et brisez tout ce qui charge votre conscience. Rompez votre pain pour celui qui a faim, et faites entrer dans votre maison les pauvres et ceux qui n’ont point d’asile. Lorsque vous verrez un homme nu, revêtez-le et ne méprisez point votre propre chair. Alors votre lumière éclatera comme l’aurore, et vous recouvrerez bientôt votre santé ; votre justice marchera devant vous, et la gloire du Seigneur vous protégera. Alors vous invoquerez le Seigneur, et il vous exaucera ; vous crierez vers lui, et il vous dira : Me voici » (Isaïe, LVIII, 5-9). En suivant cette conduite, l’homme, même en dehors des époques du jeûne, obtient fréquemment ce qu’il désire, et dans les temps de pénitence il acquiert des titres plus abondants à la reconnaissance.
3 – Tel est le jeûne que Jésus-Christ désire ; tel est le jeûne agréable au Dieu tout-puissant. Comme on le voit, ce jeûne n’est pas inspiré par le souvenir des fautes graves et nombreuses, par le désir d’acquérir la gloire temporelle, ou par la vaine cupidité d’accroître son patrimoine, mais par le sentiment religieux et par une franche et sincère dévotion. Que des oeuvres vraiment pieuses viennent s’ajouter à d’aussi belles dispositions, et alors il sera impossible de déterminer les heureux fruits qui en résulteront. Le chrétien sentira que Dieu lui est propice et le favorise de son auguste présence. Accomplissez donc les oeuvres de miséricorde, et vous aurez sanctifié votre jeûne. Aux pauvres affamés donnez la nourriture, et les faveurs de la sainteté engraisseront votre âme. Donnez des vêtements à celui qui est nu, et vos péchés seront couverts. Empressez-vous d’offrir l’hospitalité au voyageur, afin que Dieu vous reçoive dans son royaume, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartiennent l’honneur et la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
La Charité (Bartolomeo Schedoni, 1611)
Lire ou relire le sermon 65 de Saint Augustin sur la pénitence > www.