« Spes non confundit – l’espérance ne trompe pas. »
(Rom. V, 5)
8 novembre, octave de la Toussaint.
Le « Leimon » (Λειμών) ou « Pré spirituel » est l’un des joyaux de la littérature spirituelle de l’Orient chrétien.
Son auteur, Jean Moschos (ou Moschus) – né à Damas vers 550 et mort à Rome en 619 – fut un moine éminent par sa quête spirituelle. Il recueillit « à la manière des adroites abeilles » une quantité d’anecdotes, de maximes, de sentences, d’apophtegmes, et une foule de détails concrets, voire pittoresques, sur la vie des moines de son époque, en Judée, au Sinaï, en Egypte, en Asie Mineure ou en Afrique du nord…
Ces témoignages sont précieux : ils nous restituent les vestiges d’un monde oriental pétri de christianisme et épris de radicalisme évangélique qui allait être englouti par la déferlante mahométane destructrice quelques années plus tard.
Le « Pré spirituel » est une source vive ; on y puise les exemples savoureux et les enseignements profonds de ces « pneumatophores » qui, avec une exquise humanité, avaient le don de communiquer les lumières qu’ils avaient reçues de Dieu.
Voilà pourquoi cet ouvrage, traduit en latin, a été diffusé pendant tout le Moyen-Age et faisait partie du cycle obligé des études monastiques. Il fut imprimé pour la première fois à Paris en 1624 (*).
En ce jour octave de la Toussaint, je veux vous rapporter l’une des anecdotes qui nous fut transmise par Jean Moschos : elle me paraît très adaptée tout à la fois 1) à l’esprit des Béatitudes dont l’Evangile a été chanté pour la fête de tous les Saints, 2) à l’espérance surnaturelle que la méditation des fins dernières, spécialement recommandée en cette période liturgique, doit stimuler en nos âmes, et 3) à la perspective du Jugement dernier au cours duquel nous serons jugés sur la charité…
Le philosophe Synésios de Cyrène (né vers 370 – mort vers 414), qui avait été élu évêque de Ptolémaïs en Cyrénaïque, trouva, en arrivant dans cette ville, un de ses anciens compagnons d’études à Alexandrie, qui se nommait Evagre, philosophe néoplatonicien comme lui, mais qui demeurait profondément attaché au culte des idoles.
Synésios, justement en raison des liens d’amitié qui l’unissaient à Evagre, s’attacha à lui ouvrir l’esprit aux vérités du christianisme et à le gagner à la pleine lumière spirituelle.
Un jour, Evagre lui fit cette objection :
« Parmi toutes les choses que vous enseignez, vous, les chrétiens, il y en a une qui me déplaît particulièrement. C’est celle-ci : vous prétendez que ce monde finira un jour, et qu’à ce moment-là tous les hommes qui auront existé au cours des siècles ressusciteront avec leurs corps. Avec cette chair nouvelle, dites-vous, ils vivront éternellement et recevront auprès de Dieu leur récompense. Vous ajoutez que celui qui a pitié du pauvre prête à Dieu Lui-même, que celui qui distribue aux malheureux accumule des trésors dans le ciel, que le centuple lui est réservé par le Christ, avec la vie éternelle, au moment où il mourra… Tout cela ne me paraît pas sérieux. Ce sont des fables ou des plaisanteries! »
L’évêque Synésios assura son ami que toutes ces croyances étaient absolument vraies, qu’il les avaient d’ailleurs fort bien énoncées, et qu’il n’y avait en elles rien fût contraire à la raison ou qui pût faire sourire.
Au bout de pas mal de temps et au terme de longs entretiens avec Synésios, le philosophe accueillit la foi et se fit baptiser avec ses enfants et toute sa maisonnée.
Quelque temps après son baptême, Evagre donna à l’évêque trois pièces d’or en faveur des pauvres en lui disant :
« Accepte ces trois pièces et donne-les aux pauvres, puis fais-moi un document portant que le Christ me les rendra dans la vie future ».
Synésios reçut les pièces d’or et signa volontiers le parchemin que son ami lui demandait.
Plusieurs années après, le philosophe tomba très gravement malade. Sentant qu’il était proche de sa fin, il dit à ses enfants :
« Lorsque vous me rendrez les derniers devoirs, mettez ce document entre mes mains et ensevelissez-moi avec… »
Lorsqu’il décéda, ses enfants accomplirent cette recommandation de leur père.
Trois jours après sa sépulture, durant la nuit, Evagre apparut en songe à Synésios et lui dit :
« Va au tombeau où je repose et reprends-y ton parchemin, car j’ai reçu ce qui m’était promis. Je suis content et je n’ai plus rien à réclamer : pour t’en donner l’assurance, j’ai complété le document. »
L’évêque ignorait qu’Evagre avait été enseveli avec sa lettre, il fit appeler les fils du défunt et les interrogea. Puis il leur raconta le songe qu’il avait eu…
Ils se rendirent alors au tombeau du philosophe et firent procéder à l’ouverture. On prit le document que le corps d’Evagre tenait encore et on le déroula.
On y lisait ces mots, écrits tout fraîchement de la main du défunt :
« Moi, Evagre, philosophe, à toi, saint seigneur Synésios, évêque, salut! J’ai reçu ce que tu as écrit dans ce billet. Je suis heureux ; je n’ai plus de réclamation à faire au sujet de l’or que je t’avais donné et que, par toi, j’ai offert au Christ, notre Sauveur. »
Tous ceux qui étaient là furent très étonnés par cette découverte. Ils rendirent gloire à Dieu qui avait permis ce miracle et donné une telle preuve de Sa bonté envers Ses serviteurs lorsqu’ils ont confiance en Ses paroles.
Le récit de Jean Moschos ajoute que ce document fut conservé longtemps dans l’église cathédrale de Ptolémaïs : tout sacristain qui entrait en fonction en recevait la garde en même temps que celle des vases sacrés ; il devait la garder avec le plus grand soin et la transmettre intacte à ceux qui viendraient après lui.
(*) Le « Pré Spirituel » a été réédité aux éditions J.P. Migne (Paris) dans la collection « les Pères dans la Foi » (numéro 94-95).