C’est la conclusion d’une brillante chronique intitulée « Les catholiques américains face à eux-mêmes », et qui a été publiée le 7 mars dans l’hebdomadaire France Catholique. Elle est signée de Dominique Decherf. Diplomate, âgé de 65 ans, Dominique Decherf fut l’un des premiers à attirer l’attention, en France, sur les néoconservateurs aux États-Unis, un pays qu’il connaît bien puisqu’il fut consul général de France à Chicago (Illinois) de 2001 à 2004. Je partage, pour l’essentiel, l’analyse et la thèse de Dominique Decherf : je ne crois pas que Santorum obtiendra l’investiture du parti Républicain en août prochain lors de la Convention de Tempa (Floride). Mais cette candidature aux primaires, de nature “sacrificielle” – si je puis me permettre cette expression que l’on jugera, peut-être, excessive… –, laissera une marque indélébile sur le catholicisme contemporain aux États-Unis pour avoir ouvert une porte cadenassée depuis plus d’un demi siècle. Grâce à Santorum, sans doute, la réflexion sur les rapports entre l’Église et l’État, sur le rôle des catholiques en politique et leur fidélité au Magistère, se posera avec un éclairage tout nouveau… Ce qui, on le conviendra, intéressera grandement aussi les catholiques en France. Voici donc la chronique de Dominique Decherf, et je remercie France Catholique de m’avoir confraternellement autorisé de la reproduire in extenso. D.H.
La lutte pour l’investiture républicaine aux États-Unis comporte une importante leçon pour tout chrétien engagé dans la vie politique. Rick Santorum est le premier homme politique catholique à poser le problème depuis John Kennedy en 1960. Les temps ont bien changé en un demi-siècle mais il semble que les principes posés alors n’avaient jamais été remis en cause publiquement jusqu’ici.
1960 : le pape Pie XII venait de mourir. Personne ne pensait encore à réunir un Concile Vatican II. Les Américains en étaient donc restés à Vatican I, c’est-à-dire au dogme de l’infaillibilité pontificale, qui avait fait tant débat avec les évêques anglais et américains confrontés depuis toujours à l’antipapisme protestant. Un président américain catholique serait-il tenu de se conformer aux injonctions morales de Rome ? Devant le Conseil baptiste à Houston (Texas), le candidat démocrate John Kennedy prit l’engagement solennel de garder sa religion dans son for intérieur et de ne pas laisser l’Église interférer dans l’administration du pays.
2012 : les catholiques, hier des immigrés irlando-italiens, sont devenus des Américains à part entière ; au lieu de voter en bloc pour le parti démocrate comme par le passé, ils se partagent désormais entre démocrates et républicains dans les mêmes proportions que la moyenne de la population. Chacun se détermine en conscience. L’Église est libre de proposer, le citoyen catholique de disposer à son gré à travers le débat démocratique.
L’Église Catholique jouit des mêmes droits et des mêmes devoirs que n’importe quelle dénomination protestante ou que les non-croyants. Mais quid d’un président élu catholique ? Le problème est à nouveau posé non plus cette fois à cause de l’organisation hiérarchique de l’Eglise romaine, mais à cause de la liberté religieuse !
On a vu ainsi des présidents élus grâce à une majorité évangélique au sein de leur électorat, afficher leurs convictions, tout en ne satisfaisant pas aux objectifs recherchés par cette section de leur électorat. Ni Reagan ni George W. Bush n’ont fait beaucoup dans ce sens. La question s’est encore brièvement posée avec la candidature pour la première fois d’un juif, le sénateur démocrate Joe Lieberman, aux primaires de 2004. Rick Santorum la pose ouvertement pour la première fois du point de vue d’un catholique républicain, c’est-à-dire la première fois depuis que l’on a tiré toutes les conséquences de la liberté religieuse proclamée par le Concile (sous l’influence du théologien américain jésuite John Courtney Murray).
L’autorité théologico-politique du P. Murray n’a commencé à être remise en cause aux États-Unis que dans les dernières années du siècle, notamment par le cardinal George, archevêque de Chicago. Il serait trop long et difficile de résumer ici le débat. Disons, en trahissant toutes les nuances de la pensée des uns et des autres, et à destination d’un lecteur français, que pour Murray la religion est en tant que telle absente du débat démocratique, tandis que pour George la religion doit au contraire être partie prenante au débat. Dans le premier cas, le catholique en politique est quasi incognito, dans le second il affiche la couleur, mais dans les deux cas librement, en conscience.
La différence est que vous ne pouvez pas évidemment vous affirmer catholique et dire le contraire de ce qu’enseigne le magistère sous peine d’être rappelé à l’ordre. Tandis que si vous ne vous réclamez pas de cette qualité, vous pouvez agir comme il vous plaît. Ce qui est un peu plus compliqué que si vous êtes un évangélique. En d’autres termes, un catholique Président ne pourra jamais se comporter tout à fait comme un Président évangélique. Santorum ne serait pas un W. Bush catholique. Or la majorité des électeurs évangéliques semblent croire qu’il est précisément cela, un genre de W. Bush catholique, et le préfèrent à Romney. En revanche, la majorité des électeurs catholiques de ces primaires républicaines, sans parler des démocrates, ne vote pas pour Santorum : seulement 30% contre 40% en faveur de son adversaire, le mormon Mitt Romney. Cette faiblesse du soutien catholique est à l’origine des échecs de Santorum sur le fil en Michigan et en Ohio, deux États où la proportion des Catholiques est supérieure à la moyenne nationale, mais avec, il est vrai, une tradition démocrate plus ancrée.
Cela veut dire que les catholiques, même républicains, attachent moins d’importance que les évangéliques à certains thèmes de société (avortement, mariage homosexuel), mais aussi plus généralement qu’ils redoutent une visibilité trop forte du “fait” catholique, sans doute en vertu même de leur conception de la liberté qui les a fait adhérer au parti républicain. Santorum est trop “social” à leurs yeux, le vrai “libéral” est Romney. Santorum c’est encore trop la vieille idée de l’Église-institution, l’Église communautaire vécue par ce petit-fils de mineur italien immigré en Pennsylvanie. Il est en un sens resté trop “romain”, ayant conservé, même comme économiquement libéral, quelque sens de la « justice sociale » au sens des papes, ce qui le rend plus populaire auprès des « cols bleus » du Midwest, ceux que l’on a appelé les « démocrates votant Reagan ».
C’est toute la contradiction vécue par les catholiques du parti républicain. Les catholiques démocrates ont, pour la plupart, déjà choisi : la justice sociale contre la morale privée. Ils ont abandonné la lutte politique contre l’avortement et l’homosexualité. Mais ils restent catholiques majoritaires dans leur Église.
Les catholiques conservateurs, minoritaires dans leur Église, restent fidèles au combat pour la vie, pour l’école libre et même pour la justice sociale. Ne pouvant pas se réclamer de la majorité dans les paroisses et les diocèses, ils jouent cavaliers seuls, mais c’est aussi leur idéologie que d’être des individualistes se déterminant librement. Les plus laïques ne sont finalement pas ceux que l’on croit.
En une vingtaine d’années, la majorité de l’épiscopat est passé, en gros, du camp américain progressiste au camp aligné sur Rome, mais les fidèles n’ont pas suivi dans la même proportion. D’où les conflits récurrents entre évêques et politiciens catholiques de premier plan.
Ce chassé croisé empêche l’élection d’un catholique conservateur non seulement à la Maison Blanche mais encore comme candidat officiel du parti républicain. Mais il handicape aussi la posture globale de l’Église Catholique aux Etats-Unis. Le cardinal George voulait que la catégorie de « catholiques libéraux » comme celle de « catholiques conservateurs » appartiennent au passé. Pour lui, il fallait découvrir ce qu’il appelait « le catholicisme tout court ». Cela seul permettrait de mettre fin à la guerre des cultures et de refaire l’unité, la communion, de l’Église.
Santorum met le doigt sur ces contradictions fondamentales mais, comme toujours, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. Il perdra — de haute lutte — la campagne pour l’investiture du parti républicain, mais il a sans doute fait progresser la réflexion sur l’Église catholique américaine de demain plus qu’il n’aura fait évoluer la vie politique ou la constitution.
L’influence que sa candidature aura sur l’Église peut se révéler plus déterminante que celle qu’il pourra avoir sur la politique de la Maison Blanche ou celle de son propre parti. C’est en cela qu’il peut intéresser un catholique français.