L’exacerbation presque quotidienne du « vivre-ensemble » ne doit pas faire oublier qu’il s’agit avant tout de « bien vivre-ensemble ». L’horizontal « vivre-ensemble » gagnerait peut-être à s’articuler avec le « bien-commun ». L’un est usé par un trop-plein d’utilisations, l’autre est inusité, rendu caduque aujourd’hui par le libéralisme ambiant, selon lequel chacun peut choisir « son » bien. Qu’est-ce que pourrait apporter la réapparition dans le débat public de la notion de bien commun ?
Le bien oublié
Le fait marquant de la modernité politique, c’est que le juste s’est substitué au bien. Il n’y a plus de bien, il n’y a que des biens. Le politique n’a plus le droit de trancher pour les individus de leur propre bien. Il n’est là que pour organiser la poursuite de chacun vers son propre bien, selon sa propre culture. Ne plus faire en sorte que les gens vivent bien, mais que les gens peuvent vivre selon leur bien. Donc pour organiser le multiculturalisme et le vivre-ensemble. John Rawls, grand penseur de la politique contemporaine, le prend comme un fait, et son œuvre marquante ne consiste qu’à « savoir comment une société juste et libre est possible dans des conditions de conflits doctrinaux profonds sans espoir de solution ».
Les biens en conflit
De « conflit », évidemment. Lorsque chacun poursuit son propre bien, il y a conflit : comme si chacun nageait dans le sens qu’il voulait à la piscine, ou ne suivait pas la file dans les couloirs étroits du métro. Un conflit d’interprétation quand au « bien-vivre ». Chez les grecs, tout se réglait sur l’Agora. Aujourd’hui, tout se règle au palais de justice, en douce (n’est-ce pas MRAP, Licra, SOS racisme, etc. ?).
C’est pourquoi le « vivre-ensemble » est une notion négative : elle est utilisée pour lutter contre les discriminations ou l’inégalité. « Ceci n’est pas une mesure qui favorise le vivre ensemble ». « Ceci contrevient au vivre ensemble ». Etc. Aussi ronge-t-elle finalement la liberté publique, et empêche le peuple de poursuivre un projet de vie en commun. Car tout ce qui ne correspondrait pas à ce projet commun, pourrait brandir le « vivre-ensemble » comme arme. Voilà pourquoi, aussi, le « vivre-ensemble » est extrêmement politisé et communautarisé ; c’est une arme utilisée à contre-emploi, parce qu’elle détruit ce qu’elle prétend défendre : au lieu d’organiser une même finalité pour tous (un bien-vivre – que les anciens appelaient vertu – et une même dynamique), elle organise la diversification des fins, donc le conflit dans la société.
Nous ne nous sommes pas constitués en communauté pour simplement « vivre-ensemble » (conflit inéluctable), mais pour « bien vivre ensemble ». Candidat, partis, programmes, thinks thanks, n’oubliez pas cette fin commune, n’oubliez pas notre bien, le bien.
Trois types de biens, trois types de société
Alors quid ? ou plutôt comment ? Si j’avais la recette miracle de l’art politique, je ne serais pas là. Mais je peux donner des éléments critiques, hérités des plus grandes pensées philosophiques, pour discrner ce qu’il en va . Les « aristotéliciens », et parmi eux, le plus prestigieux, saint Thomas d’Aquin, distinguaient trois types de biens qui, rapportés à une visée globale, peuvent constituer chacun un projet de société spécifique :
– Les biens utiles (bonum utile). Est utile un bien qui n’est pas voulu, aimé ou recherché pour lui-même. Il sert. Une société axée sur l’utile cherche à tout rationnaliser, l’éducation, la santé, les transports à partir d’un schème industriel et technique, tel une certaine forme de communisme. Les individus ne sont que des pions ou des numéros : on fait venir des travailleurs immigrés pour peser sur les salaires, on délocalise pour baisser les coûts. Le mot d’ordre est « rentabilité », « efficacité ». La politique se « technocratise », la culture se « technologise », le spirituel… n’est plus très utile dans cette perspective.
– Les biens agréables (bonum delectabile). Est dit agréable un bien qui est recherché pour le plaisir ou l’agrément qu’il procure. C’est le propre d’une société consumériste que d’être fondée sur la recherche du plaisir et de l’agréable – en bref, elle promeut le divertissement et la consommation de masse. Mais encore une fois, cela ne peut constituer une fin commune, puisque chacun a ses goûts, ses petits plaisirs, ses divertissements (même si la production culturelle de masse consiste à uniformiser ces choix) ; laissez les gens se délecter,
– les biens honnêtes (bonum honestum). Est dit honnête un bien qui est recherché, voulu et aimé pour lui-même ; l’homme y trouve sa perfection, et un motif de sublimation. Les hommes y trouve un terrain d’entente dans la volonté d’y parvenir. L’avantage, pour la société, c’est que ce type de bien n’a pas à se partager (il n’est pas quantitatif, mais qualitatif). Du coup, il ne tombe ni sous la loi économique, parce qu’il ne se découpe pas, ni sous les vélleités communautaires, parce qu’il est d’emblée commun. Pas d’emprunt pour le prévoir, pas de divisions pour l’adopter, pas de difficultés pour l’appliquer. Le rêve du politique.
Évidemment, pour saint Thomas, le Bien honnête ultime, voulu pour lui même, c’est Dieu… (ce qui n’induit pas forcément chez lui un système théocratique). Mais il y a d’ « autres dieux », plus communs, plus visables par tous. L’amour en constitue l’exemple le plus éminent. Tous peuvent aimer, tous aiment être aimés. L’amour est voulu pour lui-même. Et l’amour est un nom de Dieu… « θεὸς ἀγάπη ἐστίν » (1 Jean 4, 8)
© Vivien Hoch, pour Itinerarium
Voir :
Vivien Hoch, Introduction au bien chez saint Thomas d’Aquin (Université thomiste)
Vivien Hoch, Le pluralisme et la justice chez John Rawls (Université thomiste)
Michel Nodé-Langlois, L’idée de bien commun, (Philopsis)