On dit souvent de la Curie romaine qu’elle est la meilleure diplomatie du monde (ou l’une des meilleures) et le meilleur service de renseignement du monde (ou l’un des meilleurs).
J’avoue que cette image d’Epinal m’a toujours laissé perplexe. Certes, les services romains sont au centre de l’une des très rares institutions présentes pratiquement dans tous les pays du monde, et à tous les échelons du pouvoir. Mais, pour dépouiller tant d’informations potentiellement disponibles, il faut beaucoup de monde et, si possible, beaucoup de personnes qualifiées. Or, chacun sait que le Vatican est l’une des “bureaucraties” les moins riches qui soient.
Par conséquent, je doute fort que les “ratés” de la communication ou de l’action vaticanes soient des preuves de cynisme, comme veulent le faire croire les journalistes de la “grosse presse”, toujours avides d’un bon petit complot romain. Beaucoup plus prosaïquement, le personnel ne suffit pas à la besogne et laisse passer des informations “énormes”.
On se souvient que ce fut naguère le cas pour le dossier Williamson.
Le vaticaniste Sandro Magister a récemment cité un cas encore plus “énorme”, s’il est possible: la nomination du nouvel archevêque de Manille, Mgr Luis Antonio Tagle, a été faite par une congrégation des Evêques dont les membres ignoraient que l’intéressé avait été l’un des rédacteurs de la fameuse Histoire du concile Vatican II dirigée par Alberigo.
Pourtant, Mgr Tagle n’était pas inconnu chez les théologiens de la Curie: docteur en théologie, il a été membre de la commission théologique internationale.
Et l’Histoire d’Alberigo n’est pas non plus quelque chose d’insignifiant. Il s’agit de l’histoire du concile la plus lue et la plus traduite dans le monde. Et, surtout, elle soutient une thèse contre laquelle s’est publiquement prononcé Benoît XVI, à savoir que le concile marquait une rupture dans l’histoire de l’Eglise. Circonstance aggravante de cet extraordinaire loupé, Mgr Tagle avait rédigé l’un des chapitres les plus stratégiques de cette thèse: celui qui concerne la fameuse “semaine noire” de l’année 1964, au cours de laquelle Paul VI publia, malgré les hurlements des progressistes, la Nota praevia expliquant le vrai sens de Lumen gentium.
On pourrait penser que les opinions sur le concile Vatican II sont librement débattues dans l’Eglise. Et je serais le premier à m’en réjouir. Nous avons suffisamment souffert des “années de plomb”, pendant lesquelles “l’esprit du concile” autorisait à faire n’importe quoi pourvu que ce ne fût pas conforme à la Tradition, et pendant lesquelles la dictature du parti occupant une bonne partie de la hiérarchie catholique fut sans appel, pour ne pas essayer d’imposer une dictature à rebours. En ce qui me concerne, le vieil adage “In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas” reste parfaitement actuel et je me réjouis précisément pour cela du pontificat actuel qui “libère la parole” comme on disait en 68… En tout cas, autant je suis un farouche adversaire de l’école de Bologne, autant je ne vois aucun inconvénient à ce que ses représentants reçoivent des charges aussi importantes que l’archevêché de Manille.
Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas de libre débat. Il s’agit plus exactement du fait que les personnes en charge de la nomination de Mgr Tangle ignoraient son implication dans cette thèse. Ils disposaient d’une fantastique mine de renseignements sur l’intéressé, savaient quand il avait passé son permis de conduire, connaissaient sa marque préférée de soutane, mais n’ont pas songé à étudier ses écrits théologiques!
C’est à la fois terrifiant et fort sympathique.
Terrifiant, car on devine que, dans ces conditions, n’importe qui peut prendre n’importe quelle décisions, ce qui n’est pas exactement des conditions optimales de gouvernement. Mais fort sympathique aussi puisque, nous autres Latins, avons toujours eu un faible pour l’anarchie. Et que cette anarchie vaut, encore une fois, mille fois mieux que le caporalisme qui nous imposait naguère la médiocrité et l’hérésie à tout bout de champ!