En marge de l’actualité du dialogue interreligieux, un lecteur, que je remercie vivement, m’a envoyé le lien vers le texte anglais d’une conférence du rabbin David Rosen, tenue au cours d’un colloque organisé par la communauté San’t Egidio à Munich, en septembre dernier. Le rabbin Rosen estl’ancien grand rabbin d’Irlande et, actuellement, directeur des relations interreligieuses de l’American Jewish Association.
Voici le passage qui est, à mon sens, le plus important de son intervention:
En plus de l’approfondissement de ce processus, nous faisons face à deux tâches importantes. La plus laborieuse, mais peut-être la plus essentielle, est de traduire cette transformation [la transformation des relations entre juifs et chrétiens depuis Vatican II] plus largement vers les fidèles, et parfois même vers certains pasteurs et membres de la hiérarchie qui pensent encore, et même enseignent et prêchent encore, dans le cadre de l’ancien «enseignement du mépris », ou tout au moins dans son ombre. En effet, au regard de notre histoire, cette transformation est très nouvelle et nous avons près de deux millénaires d’endoctrinement négatif à surmonter. En dehors de la simple ignorance, la théologie de la substitution est encore assez répandue et, souvent, d’autres facteurs extérieurs, tels que le conflit au Moyen-Orient, sont utilisés pour éviter ou prévenir l’intégration effective de la nouvelle compréhension théologique dans les esprits et les cœurs des fidèles chrétiens à travers le monde. Par ailleurs, comme le Pape Benoît XVI et les autres prélats et de théologiens éminents l’ont noté, les implications théologiques de Nostra Aetate n’ont pas encore été pleinement approfondies.
Cela m’amène au deuxième défi, qui consiste à développer une théologie sérieuse de partenariat entre les chrétiens et les juifs et une compréhension de la complémentarité de l’autre. Les efforts en ce sens ont déjà commencé. Ils ont permis de voir le judaïsme et le christianisme dans des rôles mutuellement complémentaires dans lequel le judaïsme met l’accent sur le caractère collectif de l’alliance avec Dieu et le christianisme met l’accent sur la relation individuelle avec Dieu […]. D’autres ont vu la relation de complémentarité dans le rappel que le Royaume des Cieux n’a pas encore complètement arrivé, et qu’il est pourtant, dans le même temps, déjà ancré dans “l’ici et maintenant”. Une autre vision de la complémentarité mutuelle dépeint le judaïsme comme une mise en garde constante, à l’égard du christianisme, contre les dangers du triomphalisme, alors que le caractère universaliste du christianisme peut jouer un rôle essentiel pour mettre en garde le judaïsme contre la dégénérescence dans l’isolationnisme insulaire.
Je suis frappé, dans ce discours, à la fois par l’extraordinaire amabilité de l’auteur vis-à-vis du christianisme, mais aussi par le caractère extraordinairement périlleux de sa thèse.
Inutile de développer l’aspect amabilité. Chacun peut constater que le rabbin Rosen, contrairement à beaucoup d’organisations revendicatives, apprécie un certain nombre de qualités du christianisme, à commencer par son universalisme (mais aussi, un certain nombre de valeurs morales partagées, comme on peut le lire ailleurs dans son intervention).
Malheureusement, il est douteux que le christianisme puisse saisir cette “main tendue”: on voit mal comment il serait possible de laisser à Israël la relation communautaire à Dieu, quand l’Eglise prétend être le Corps mystique du Christ, quand l’Eglise prêche la communion des saints, et donc quand l’Eglise affirme que notre relation à Dieu est à la fois individuelle et communautaire. Un tel partage “rigoureux” des tâches est impossible. Au demeurant, je doute que les juifs apprécient de nous abandonner la relation personnelle avec Dieu. A moins de dire que toute mystique est impossible dans le judaïsme talmudique, ce qui me semblerait bizarre de la part d’un rabbin.
Mais, surtout, tout se passe comme si le dialogue judéo-chrétien exigeait, pour le rabbin Rosen, l’abandon de larges pans de la théologie catholique. L’auteur parle même, sans ambages, de “près de deux millénaires”. Si je calcule bien, cela remet en cause au moins toute la théologie catholique depuis les Pères de l’Eglise inclus, et peut-être même le Nouveau Testament. C’est tout de même nous demander beaucoup que d’abandonner tout cela pour être admis à la table du dialogue. Au reste, ce dialogue risquerait fort de n’être qu’un monologue, si la partie juive avait la faculté de dire ce qui lui convient ou non dans l’enseignement catholique, tandis que la partie catholique aurait défense d’en dire autant pour le Talmud (le rabbin Rosen n’en demande pas tant, mais je me vois mal déclarer comment interpréter tel ou tel passage du Talmud, pour le rendre “inoffensif” aux oreilles catholiques).
Sur un cas concret, l’auteur montre les limites de ce dialogue: il nous explique que Nostra Aetate exclut la “théologie de la substitution”. Si je comprends bien, il veut dire que Nostra Aetate exclut de croire que l’Eglise est le “nouvel Israël”. J’ignore sur quel passage du texte il se fonde pour croire cela. Mais je suis sûr d’une chose, c’est qu’il serait absolument impossible à un concile de dire le contraire de saint Paul sur une question centrale de notre foi. Je ne vois pas ce qu’il y a d’insultant pour l’Israël selon la chair de dire que l’Eglise est le nouvel Israël, avec son peuple élu, son sacerdoce, son sacrifice, son messie, son temple… Et, en toute hypothèse, nous ne pouvons pas renoncer à notre prétention d’être le nouvel Israël, le nouveau peuple élu. Faute de quoi il nous faudrait dire que le Christ est mort pour rien, ce qui serait un peu problématique du point de vue de la foi catholique. Qu’un juif pense effectivement que Jésus de Nazareth est mort pour rien, et même qu’il est mort pour avoir commis le crime de blasphémer, je peux le comprendre. Qu’un chrétien en dise autant me semble incompréhensible. Et que l’on nous explique que le croire et le professer est la condition sine qua non du dialogue judéo-chrétien est, en réalité, une sévère condamnation dudit dialogue…
Si l’Eglise est le nouvel Israël, que devient l’ancien Israël? C’est la question majeure. Disparition? Altération? Persistance? “mise au frigo”?