Jaroslav Krawiec est un dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine». Voici des extraits de la dernière lettre datée du 28 décembre :
[…] La nuit et le matin de Noël, l’Ukraine a subi une nouvelle attaque massive de missiles et de drones. Uliana, qui vit dans l’ouest du pays, a entendu une roquette voler au-dessus de Chortkov alors qu’elle préparait le petit-déjeuner pour sa famille. «Je remercie le Seigneur pour tout. Je veux croire les paroles du cardinal qui dit que c’est le dernier Noël de guerre», écrit Vira suite au bombardement de Kryvyï Rih.
Le préfet du dicastère pour le Service de la charité [Konrad Krajewski] a béni une cantine installée dans l’enceinte du centre Saint-Martin. L’endroit est destiné aux personnes qui n’ont pas les moyens de s’offrir un repas chaud quotidien, en particulier les personnes âgées et isolées. Bien que les prix des denrées alimentaires de base ne cessent d’augmenter, les salaires d’un grand nombre d’Ukrainiens ne dépassent toujours pas les 100 dollars. Selon la Banque mondiale, environ un tiers de la population ukrainienne vit actuellement sous le seuil de pauvreté. Mer, de Fastiv, qui assiste à l’inauguration de la cantine, assure même que ce nombre est plus important. Une situation qui a accéléré la décision de créer la cantine. «Bientôt, nous ouvrirons également ici une blanchisserie pour les nécessiteux», explique le Père Misha. Beaucoup de gens n’ont pas de machine à laver à la maison. En outre, les coupures d’électricité posent problème. «Nous nous efforçons d’aider les gens pour cela. A Kherson, une buanderie collective fonctionne depuis plusieurs mois, ainsi qu’à Fastovo», ajoute le directeur de la Maison Saint-Martin. En bénissant les lieux, le cardinal Krajewski a souligné que nous nous trouvions au cœur de l’Évangile, lorsque, par notre intermédiaire et grâce à de nombreux donateurs, une multiplication des pains, semblable à celle dont il est question dans l’Évangile, a lieu.
«Seules les personnes libres viennent ici», déclare l’évêque Pavel Goncharuk à propos des visiteurs de Kharkiv, la grande ville de l’est de l’Ukraine, non loin de la frontière avec la Russie. Nous sommes assis autour d’un café dans le bâtiment de la curie diocésaine et écoutons le témoignage de l’évêque, qui considère la réalité de la guerre en cours et les histoires humaines avec courage, mais aussi avec une foi et une confiance vivantes, en particulier dans l’intercession de Marie. Au début du mois de novembre, nous avons visité, avec le Conseiller général de l’Ordre, Fr. Thomas Brogel OP, les frères Andrew et Stanislaw, qui servent dans l’avant-poste dominicain le plus à l’est de l’Ukraine. Thomas étant originaire de Bavière, Andrew suggère qu’en rentrant au couvent, nous nous arrêtions pour acheter de la bière à la brasserie locale. Il est vrai que le district où vivent les dominicains s’appelle la Nouvelle Bavière et que les traditions brassicoles y sont toujours vivantes. Ce jour-là, alors que nous faisons des achats, nous entendons le hurlement des sirènes. Au bout d’un moment, le Père Andrzej est appelé par l’évêque qui est inquiet. Il nous demande si nous allons bien, car il y a peu de temps, non loin de l’endroit où nous sommes passés, des roquettes russes ont détruit un poste de police.
Des nouvelles de plus en plus inquiétantes nous parviennent de Kherson, où se trouve une cuisine pour les nécessiteux gérée par la Maison de St Martin de Porres de Fastiv. Igor est chargé d’évacuer et d’aider les personnes âgées et les malades, dont beaucoup sont restés dans les zones de la ligne de front. Un volontaire montre une vidéo du centre déserté de Kherson. Son collègue de l’organisation «Forts parce que libres» (Silni bo wolni) commente la situation actuelle dans la ville dont ils sont tous deux originaires: Le centre de Kherson, autrefois magnifique, ressemble aujourd’hui à un film d’horreur post-apocalyptique, avec ses habitants qui ressentent quotidiennement tout «l’amour» de la nation russe fraternelle. Le bourdonnement des drones disperse dans différentes directions des volées d’oiseaux importunés par les intrus métalliques. Le monde continue d’attendre les festivités du Nouvel An, et à Kherson, nous vivons dans l’attente de nouveaux bombardements. Aussi brutal que cela puisse paraître, ces bombardements font désormais partie intégrante de notre vie. Les ruines de Kherson sont des cicatrices sur le cœur de tous ceux qui vivent ici.»
Anastasia Panteleeva, de l’organisation «The Media Initiative for Human Rights», vient également de Nova Kakhovka. Nous parlons pendant plus d’une heure de la situation des civils ukrainiens arrêtés et enlevés par les Russes dans les régions qui ont été ou sont encore occupées.
«Nous avons recensé 1877 cas de ce type, mais ce chiffre est encore en cours de vérification. Nous apprenons de diverses sources qu’une personne a été tuée, ou qu’elle est décédée des suites d’une maladie et d’un manque d’accès aux soins médicaux, ou encore qu’une personne a été libérée.»
La situation des civils faits prisonniers est très difficile. Ils sont généralement torturés, privés de contact avec leur famille, forcés d’avouer qu’ils ont agi contre la Russie et détenus pendant de longues périodes sans aucune condamnation judiciaire. Ils se retrouvent souvent dans les mêmes prisons et colonies pénitentiaires russes que les prisonniers de guerre, alors qu’en tant que civils, ils devraient être traités différemment. Contrairement aux prisonniers de guerre, les civils sont très rarement échangés. C’est pourquoi il est fréquent de voir des manifestations sur les places centrales de Kiev et dans d’autres lieux publics, organisées par des personnes, en particulier des épouses, qui réclament la libération de leurs proches en captivité. «Il s’agit également d’une forme de gestion de la situation par les familles des personnes en captivité», souligne Anastasia. Après tout, le plus dur, c’est l’impuissance, la prise de conscience qu’on ne peut pas faire grand-chose pour ses proches en captivité.
La nuit de Noël, j’ai prié avec les sœurs carmélites et un groupe de personnes qui viennent régulièrement à la chapelle du Carmel. J’ai remis aux religieuses une image de Noël reçue du cardinal Krajewski portant la bénédiction du Saint-Père. Le pape y avait apposé les mots de Saint Léon le Grand «Natalis Domini, Natalis est pacis» (Le Noël du Seigneur est le Noël de la paix). Cette conviction que la naissance du Seigneur est en même temps la naissance de la paix m’a beaucoup ému. C’est pourquoi, au cours de l’homélie, j’ai rappelé que chacun de nous devait être un artisan de paix. Nous avons reçu ce don du Christ de par sa naissance. Il est dans notre cœur et nous devons le partager avec ceux qui nous entourent.
[…]
Dans cette lettre de fin d’année, je voudrais remercier tous ceux qui ne sont pas indifférents au sort des populations des pays déchirés par la guerre. François a qualifié la compassion de ‘langage de Dieu’. «C’est ce qui l’a poussé à nous envoyer son Fils», a déclaré le pape. Je souhaite pour moi-même et pour chacun d’entre vous que nous entrions dans la prochaine année de nos vies, et en même temps dans le Jubilé 2025, pleins de compassion et d’espoir.