L’archevêque de Marseille, le cardinal Aveline a été interrogé dans la revue canadienne Le Verbe :
La question des migrants est au cœur non seulement de votre mission d’évêque à Marseille, mais aussi de la politique tant européenne que nord-américaine des dernières années. Or, au Québec — et ailleurs aussi ! —, beaucoup sont réticents à l’accueil des migrants, spécialement ceux de religion musulmane. Si l’on essaie sincèrement de les écouter, ils nous partagent certaines peurs. Ils craignent notamment un recul dans ces trois secteurs : le droit des femmes, la séparation de la religion et de l’État ainsi que la sécurité intérieure. Certaines peurs peuvent être infondées, d’autres légitimes. Comment les surmonter ?
C’est une question difficile. Je pense qu’il peut être utile de distinguer la question des flux migratoires et la question de l’islam. Rappelons que les statistiques disent que dans la population qui migre actuellement dans le monde, la moitié environ sont des chrétiens.
Ce que nous, évêques, essayons de faire d’abord, c’est d’alerter les évêques des pays d’où les gens partent pour leur dire : « C’est à vous aussi de travailler sur place, en amont, pour faire en sorte qu’il y ait moins de corruption. » Si ces gens partent, c’est qu’ils ne sont pas bien là où ils sont. Même si je suis conscient que ce n’est pas une tâche facile, nous devons aider au développement des pays d’où partent les migrants.
Puis, quand on parle de l’islam, on voit bien que ce n’est pas non plus très unifié. Il y a des islams. Il existe plusieurs confessions officielles et des manières de vivre différentes, y compris dans chaque confession. Il nous faut donc essayer de dé-essentialiser l’islam.
Comment, plus concrètement, peut-on dé-essentialiser l’islam ?
Je vois des jeunes qui viennent à Marseille, dans la fraternité Bernadette, pour être au service des pauvres en aidant, entre autres, au soutien scolaire. Ils arrivent souvent des quartiers assez riches de la banlieue parisienne avec des idées et des appréhensions par rapport à l’islam. Mais, au bout de six mois, ils repartent avec des copains musulmans, et ça, pour moi, c’est le déplacement fondamental. Tant que tu n’as pas un ami musulman, tu n’as que tes idées sur l’islam, ou, ce qui est pire, les idées des autres.
C’est pourquoi on a créé, à Marseille, une journée des familles islamo-chrétiennes, non pas pour des prêtres et des imams, mais pour des familles. Il y a des jeux pour les gamins et des ateliers pour les parents, non pas sur des choses compliquées du Coran ou de la Bible, mais sur des choses toutes simples de la vie ordinaire. Comment éduquer nos enfants par rapport à la consommation d’eau, par exemple.
Le plus important pour moi, c’est d’avoir des liens personnels. Nous sommes tous des êtres humains avec les mêmes questions de fond. « Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’y a-t-il après la mort ? Pourquoi le mal ? » Ces questions-là sont humaines, et nous les avons toutes en commun.
Et nous, chrétiens, avec nos frères juifs, nous confessons que tout être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et ce, quelles que soient les sources auxquelles il va puiser pour assouvir en lui ce désir de ressemblance. Si l’on part de la condition humaine et qu’on met en commun ce qu’on a trouvé dans les sources qui sont les nôtres, alors on peut écouter la source du voisin. À ce moment-là, on ne discute pas de la même façon. On ne cherche pas à dire : « ma source est meilleure que la tienne », on va simplement dire : « voilà ce que moi j’ai trouvé par rapport à des questions que nous avons en commun ». […]
Au Québec, comme en France, des commentateurs politiques affirment qu’il y aurait une incompatibilité entre la culture issue du christianisme et celle issue de l’islam. Dans votre histoire personnelle, toutefois, comme à Marseille, où vous êtes archevêque, vous vous trouvez au carrefour de ces deux cultures. Voyez-vous des points de compatibilité entre ces deux religions ?
Je crois que ce qui caractérise la relation islamo-chrétienne, du point de vue chrétien, c’est que c’est la seule religion qui, dans ses textes, comporte une critique explicite de la façon dont les chrétiens se rapportent à Jésus.
Lorsqu’on discute avec des bouddhistes ou des hindous, chacun a ses textes et ses pratiques et on peut identifier des points communs. Mais avec les musulmans, bien que nous soyons d’accord sur beaucoup de choses, ce n’est pas pareil. Lorsqu’il est question de Jésus, ils sont persuadés qu’ils en savent plus que nous. Ce qu’ils savent de Jésus vient du Coran et ils croient que le Coran a été dicté par Dieu. Alors ils nous respectent, certes, car nous honorons quelqu’un qui pour eux est un grand prophète, mais ils sont convaincus de mieux savoir que nous qui il est. Avec aucune autre religion, on n’est dans ce conflit herméneutique fondamental.
Comment faire comprendre que ce que moi je crois du Christ, je crois que c’est vrai ? C’est un immense problème. Mais, par delà ce problème, ce qui nous unit c’est quand même la personne de Jésus. Même si le texte coranique ne reprend pas tout ce qui est dans le texte évangélique, il y a quand même un respect pour cet homme (parce que dans l’herméneutique musulmane, ce n’est qu’un homme, et non Dieu), qui est marqué profondément dans l’islam aussi par l’amour des autres. On peut donc s’appuyer là-dessus comme point commun. On peut aussi dénoncer les choses qui ne sont pas en accord avec cet amour dans quelques dérives de l’islam.
En vous écoutant, je me dis que le choc avec l’islam est peut-être plus avec un monde athée et sécularisé qu’avec un monde chrétien, parce qu’ils ont encore moins en commun.
Peut-être, parce que nous aussi, comme chrétiens, ce qui nous gêne dans l’islam c’est le lien très étroit qu’il y a entre la confession personnelle du croyant et l’organisation de la vie sociale. Mais cela gêne encore plus celui qui se veut justement affranchi de toute tutelle religieuse.
Au Québec, on entend parfois dire : « On s’est débarrassé de l’Église, c’est pas pour que l’islam vienne à la place ».
C’est très prégnant. Je vois aussi à Marseille des musulmans qui souffrent de cette situation. Je pense qu’il ne faut pas l’oublier aussi dans le contexte des relations interreligieuses. C’est pour cela que je favorise non pas tellement les colloques universitaires (même s’il en faut), mais plutôt les relations interpersonnelles. Parce qu’il y a aussi des croyants de l’islam qui souffrent de l’islam aujourd’hui, et beaucoup plus qu’on ne le croit. Et qui souffrent d’autant plus qu’ils n’ont pas la possibilité d’exprimer cette souffrance.
Je vois de petites écoles catholiques dans les quartiers de Marseille qui sont devenus des quartiers musulmans. Nous avons choisi de garder ces écoles même s’il y a 90 % des élèves qui sont musulmans. Dans ces écoles, on voit comment les familles musulmanes, si elles sont libres, gardent leurs traditions comme leur façon de s’habiller, mais pas de manière agressive. Mais si, dans ce quartier, arrivent quelques personnes venues du Proche-Orient, avec des appartenances salafistes ou autre, alors l’attitude des gens, par peur, se met à changer. Mais ils sont les premiers à en souffrir. Alors nous, on est là, à leur côté. Si c’est bien vrai qu’aucune religion n’est à l’abri des dérives par rapport à son message, alors l’islam non plus. Les premiers ravages de ces dérives sont chez les musulmans eux-mêmes.
Si l’on tente de voir l’envers de la médaille, sous quel rapport pouvons-nous être enrichis par l’islam ? Est-ce que le monde musulman peut aider le monde chrétien ?
Oui, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Je me souviens quand Charles de Foucauld est allé explorer le Maroc comme jeune militaire, avant sa conversion. Il était chrétien de famille, mais il ne confessait rien du tout. Il rapporte que de voir ces gens prier régulièrement fut son premier choc. Dans sa correspondance avec l’un de ses amis militaires, il mentionne comment leur exemple l’a conduit à chercher cette dimension de profondeur qu’il avait perdue dans sa vie. Il ne savait pas qu’elle le conduirait jusqu’à adhérer à la foi chrétienne. Cette fois, non pas de façon formelle, comme quand il était petit, mais de façon réfléchie et engagée. Aujourd’hui encore, je vois que la fidélité à leur foi de certaines familles musulmanes stimule aussi la foi des chrétiens.
Donc oui, l’islam peut aider le christianisme, mais plutôt au niveau existentiel, encore une fois. Ce n’est pas sur le contenu de ce qui est cru, c’est sur ce que ça transforme dans nos vies. D’ailleurs, je dis souvent au chrétien : « Je ne te demande pas de réciter exactement tout ce que tu crois. Dis-moi plutôt comment le fait d’être croyant a des répercussions dans ta vie, dis-moi ce que tu fais parce que tu es croyant et que tu ne ferais pas autrement. »