Le blog Messa in latino a publié une grande interview du Professeur Andrea Grillo, qui est l’actuel super-gourou de la liturgie à Rome, il enseigne depuis 1994 la théologie sacramentaire et la liturgie à l’Institut Saint-Anselme, à l’Institut de Liturgie pastorale de Padoue, et, depuis 1998, à l’Institut de théologie d’Ancône., inspirateur notamment du motu proprio Traditionis custodes. En voici la traduction intégrale réalisée par Yves Daoudal, car il est important de voir à quel point ces gens-là travaillent diaboliquement contre la tradition :
Messainlatino : – Pourquoi, comme il nous semble du moins, ne veut-on pas, à tout prix, donner un espace libre dans l’Eglise catholique aux traditionalistes fidèles à Rome (comme à tant d’autres mouvements laïcs), qui ne sont que des fidèles à rééduquer ?
Prof. Grillo – La première question contient de nombreuses inexactitudes qui sapent le sens même de la question. Je vais essayer de les illustrer une à une. Ceux que vous appelez “traditionalistes fidèles à Rome” sont en réalité des personnes qui, pour diverses raisons, sont en rupture avec Rome, et non dans une relation de fidélité. L’élément de contradiction ne concerne pas simplement une “forme rituelle”, mais une manière de comprendre les relations à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église. Tout commence par le malentendu généré (en toute bonne foi, mais avec un jugement complètement erroné) par le MP Summorum Pontificum, qui avait introduit un “parallélisme rituel” (entre NO et VO) qui n’a aucun fondement systématique ni pratique : il n’est pas théologiquement fondé et génère des divisions plus grandes que celles qui existaient auparavant. L’idée de “fidélité à Rome” doit être remise en question : pour être fidèle à Rome, il faut acquérir un “langage rituel” selon ce que Rome a communément établi. On n’est pas fidèle si on a un pied dans deux chaussures. Avoir montré cette contradiction est le mérite de TC, qui rétablit l’unique “lex orandi” en vigueur pour toute l’Eglise catholique. Si quelqu’un me dit qu’il est fidèle à la fois à NO et à VO, je lui réponds qu’il n’a pas compris ce que signifie la tradition, dans laquelle se trouve un progrès légitime, insurpassable et irréversible.
Messainlatino : – Après le pèlerinage Paris-Chartres 2024 (18.000 personnes, moyenne d’âge 25 ans, évêques diocésains, un cardinal de la Sainte Eglise romaine, large couverture médiatique) croyez-vous que l’Eglise doit maintenant penser à la pastorale du charisme ‘traditionnel’ aussi (comme d’autres mouvements qui ont surgi depuis CVII) ou peut-elle continuer à nier la vitalité massive de l’ancienne liturgie ?
Prof. Grillo – Que sont 18.000 personnes par rapport à la grande multitude de l’Église catholique ? Un peu plus qu’une secte qui vit l’infidélité comme un salut, souvent liée à des positions morales, politiques et coutumières tout à fait préoccupantes. Ce n’est pas en changeant les mots que les choses s’améliorent. On ne peut pas mettre sur le même plan la tradition et le traditionalisme. Le traditionalisme n’est pas “un mouvement parmi d’autres” (même s’il peut avoir des caractéristiques partiellement similaires à certains des mouvements les plus fondamentalistes, favorisés de manière inappropriée au cours des 40 dernières années), mais une forme de “négation du Concile Vatican II” qui ne peut qu’être fortement entravée au sein de l’expérience ecclésiale. L’Église n’est pas un “club de notaires ou d’avocats” qui cultivent leurs passions esthétiques ou planifient l’instrumentalisation de l’Église comme “le musée le plus célèbre”.
Messainlatino : – Comment se fait-il que, selon vous, surtout dans la zone anglophone et francophone, il y ait une augmentation considérable du nombre de fidèles, de séminaristes, de conversions, d’offres économiques, de familles nombreuses de la zone traditionaliste (face à une crise qualitative-quantitative évidente et grave des paroisses Novus Ordo, au moins dans le monde occidental) ?
Prof. Grillo – Nous sommes confrontés à une distorsion de la vision. La foi est confrontée, surtout dans le monde occidental, à une crise qui a commencé il y a plus d’un siècle et qui s’est accélérée de façon dramatique au cours des 50 dernières années. Mais la réponse à cette crise ne consiste pas à restaurer le mode de vie de la “société de l’honneur”. Ce ne sont pas les “cape magne” ou les “langues mortes” qui donnent de la force à la foi. Elles ne font que renforcer les liens identitaires, les formes de fondamentalisme et d’intransigeance, qui ne sont plus celles d’il y a 100 ans, mais qui prennent des figures nouvelles, où la vie post-moderne se marie à une identité “catholique” qui n’a de catholique que l’étiquette idéalisée. Il ne s’agit pas d’un phénomène ecclésial ou spirituel, mais d’un phénomène de coutumes et de formes de vie, qui n’a pas grand-chose à voir avec la tradition authentique de l’Église catholique.
Messainlatino : – Alors, dans cette situation de “pénurie de séminaristes” et de “fuite de jeunes fidèles”, pourquoi, à votre avis, le Saint-Père François semble-t-il ne considérer – du moins en apparence – que les fidèles traditionalistes (qui prient una cum Papa nostro Francisco et qui sont de plus en plus nombreux) comme des ennemis ?
Prof. Grillo – Tout d’abord, la “pénurie de séminaristes” et la “fuite des jeunes” n’est pas seulement un fait négatif : c’est le signe d’une épreuve dont toute l’Eglise a besoin. Les solutions “faciles” (remplissons les séminaires traditionalistes de jeunes gens militarisés sur le modèle des presbytres du XVIIe ou XVIIIe siècle) ne sont que des maladresses, dont les coûts sont d’abord supportés par les intéressés. Elles ne génèrent pas une vie de foi, mais souvent un grand ressentiment et un endurcissement personnel. Je ne m’inquiète pas que le pape François ressente cela comme un danger. Je suis beaucoup plus préoccupé par le fait que ses prédécesseurs y voyaient un atout. La nostalgie n’est jamais un atout, même lorsqu’elle donne l’illusion que l’Église n’a rien à réformer, mais qu’elle trouve toutes les réponses dans le passé. Pour prier “una cum papa”, on ne peut pas le faire en bavardant, mais en partageant avec l’Église et le pape d’abord l’unique ordo en vigueur. Sinon, on bavarde, mais on vit en contradiction avec la tradition.
Messainlatino : – Est-il possible qu’une forme rituelle qui a été pendant très longtemps la forme “normative” de l’Eglise catholique ne puisse plus avoir sa place, à côté de tant d’autres rites de l’Eglise catholique elle-même (entre autres les rites mozarabe, ambrosien, chaldéen, saint Jean Chrysostome, arménien, etc.) Pourquoi ne pas faire coexister le charisme traditionnel dans la grande diversité des charismes ecclésiaux : “Nous ne devons pas avoir peur de la diversité des charismes dans l’Église. Au contraire, nous devons nous réjouir de vivre cette diversité” (François, 2024) ?
Prof. Grillo – Là encore, un malentendu assez lourd se manifeste sur la question. D’autre part, je reconnais que dans votre question résonne l’une des motivations les plus fortes (et les moins justifiables) qui a marqué la période (de Summorum Pontificum) à laquelle vous vous êtes attachés au point d’en faire presque votre étendard. Au cœur de ce document, en effet, il y avait un argument qui résonnait ainsi : “ce qui était sacré pour les générations passées ne peut qu’être sacré aussi pour les générations présentes”. D’où vient ce principe ? Non pas de la théologie, mais d’une émotion nostalgique à l’égard du passé. Un tel principe tend à “fixer l’Église” sur son passé. Non pas sur le “depositum fidei”, mais sur le revêtement qu’elle a pris à une période, comme s’il était définitif. Qu’il y ait eu, au cours de l’histoire, des formes rituelles reconnues dans leur “altérité” dépend de la tradition “spécifique” des lieux, ou des ordres religieux. Personne n’a jamais pu penser que, sur un plan universel, il était laissé à chacun le choix de rester dans une version du rite romain ou dans la version supplantée par une réforme générale. Et on ne peut pas utiliser “par la droite” les grandes idées pauliniennes d’une manière aussi éhontée : la liberté des charismes ne peut pas être pensée comme alimentant une “anarchie par le haut”, comme l’a fait de manière irresponsable la mise en œuvre du MP Summorum Pontificum. Il aurait mieux valu travailler “sur une seule table”, afin que chacun puisse contribuer à enrichir “la seule forme rituelle en vigueur”. Le pari de l’amélioration mutuelle entre NO et VO était une stratégie et une théologie tout à fait inadéquates, alimentées par l’abstraction idéologique.
Messainlatino : – Vous avez beaucoup critiqué la liturgie traditionnelle. Pensez-vous que les fidèles qui la préfèrent ont également le droit de formuler des critiques similaires à l’égard de la réforme liturgique, ou pensez-vous que l’analyse critique de la liturgie ne peut aller que dans le sens du courant théologique dont vous êtes un représentant autorisé ?
Prof. Grillo : Je ne raisonne pas en termes de “factions” ou de “partis”. J’essaie seulement de lire la tradition et de découvrir ce que nous pouvons faire et ce que nous n’avons pas le droit de faire. Tout le monde peut élaborer de manière critique chaque passage de la tradition. Ce qui m’intéresse, ce sont les passages qui font l’objet d’une argumentation. Les arguments des traditionalistes sont faibles, car ils nient à la tradition ce qui la qualifie le mieux, à savoir son aptitude au changement. Ceux qui contestent la réforme liturgique ont tout à fait le droit de s’exprimer, mais ils ne peuvent pas s’attendre à ce que leurs arguments soient “auto-démonstratifs”. Par exemple, on ne peut pas déduire de la critique de la “réforme de la Semaine Sainte” le droit de recourir aux rites antérieurs à “toute réforme” du Triduum, c’est-à-dire aux rites antérieurs aux années 1950. Ceux qui agissent ainsi non seulement ne contribuent pas au débat ecclésial, mais se placent objectivement en dehors de la tradition catholique et, même s’ils réaffirment leur “fidélité au pape”, la nient en fait. Il n’est pas si facile d’éviter de devenir “sédévacantiste”, en acte avant l’affirmation.
Messainlatino : – Une dernière question. Nous pensons que la réforme liturgique a globalement échoué (comme le montrent les séminaires et les églises vides, les paroisses et les diocèses fusionnés, etc.), et qu’elle a contribué à la crise de l’Église. Nous pensons également que pour la défendre, nous essayons de dépeindre comme des résultats attendus ce qui nous semble être des conséquences négatives. Comment essayez-vous de nous faire changer d’avis ?
Prof. Grillo : – Il y a des cas, dans le débat théologique et liturgique, où l’utilisation d’arguments peut être vouée à l’échec. Je n’abandonne jamais (je ne serais pas théologien si je ne faisais pas confiance à l’argumentation) mais je comprends la difficulté. J’utilise dans ces cas des raisonnements qui sont souvent difficiles à comprendre. Même le célèbre journaliste Messori est souvent tombé dans la même erreur que vous. Vous dites “la réforme liturgique a échoué” et vous raisonnez en termes de chiffres. Vous pensez ainsi : si quelque chose dans l’histoire est avant quelque chose d’autre, alors ce qui est avant est la cause de ce qui vient après. Il n’est donc pas difficile de croire que la responsabilité des maux des années 70-80-90, jusqu’en 2024, incombe au Concile Vatican II et en particulier à la réforme liturgique. Ce raisonnement n’est cependant pas fondé historiquement. La crise de l’Eglise est largement antérieure à l’émergence de la pensée liturgique : Guéranger et Rosmini parlent d’une “crise liturgique” dès 1830-40. Festugière au début du XXe siècle dit “personne ne sait plus ce que c’est que célébrer”… mais non seulement vous ignorez tout cela, mais vous avez tendance à simplifier les choses et à penser que “si la réforme n’avait pas eu lieu” nous serions encore dans l’Eglise des années 1950. Pour vous faire changer d’avis, je pense qu’il faut d’abord réfléchir à la relation entre la liturgie et l’expérience ecclésiale. Être disciple du Christ, ce n’est pas adhérer à un club de la haute société ou à une association pour parler une langue étrangère ou pour s’identifier au passé, en cultivant des idéaux réactionnaires. La tradition n’est pas le passé, mais l’avenir. L’Église et la foi étant une affaire sérieuse, elles ne peuvent être réduites à l’association de ceux qui cultivent la nostalgie du passé.