Dans la dernière lettre du Séminaire Saint-Vincent de Paul, l’abbé Laguérie consacre un article au Sacré-Coeur :
Lorsque l’on contemple les représentations sulpiciennes du Coeur de Jésus, on aurait plutôt tendance à fuir cette dévotion pourtant établie solidement, fêtée liturgiquement par l’Église et si manifeste dans l’Écriture Sainte. C’est à cette dernière qu’il nous faudra donc recourir pour entrouvrir l’abîme de charité qu’il renferme. Et plus spécialement aux deux textes magistraux de saint Paul : l Cor 13 et Eph 3, 8-19.
Lorsqu’on a subrepticement abandonné le terme de « Charité » pour celui d’amour, on s’est fermé l’accès au sublime trésor que renferme le cœur du Christ Jésus. Ce mot galvaudé et qui, surtout en français, recouvre à peu près tout jusqu’aux turpitudes les moins avouables, a radicalement faussé toute perspective catholique en cette dévotion.
Notons d’abord qu’il n’y a aucune définition possible de la charité : on ne l’approche que par des analogués, comme l’amitié. Le grand saint Paul ne s’y risque pas lui-même et se contente (1 Cor 13) de la décrire, d’énumérer ses effets, de magnifier sa grandeur. La raison en est simple : pas plus qu’il n’y a de bonne définition de Dieu (qu’on ne saurait classer dans un genre!) il ne saurait y avoir de bonne définition de la charité qui est … Dieu. Si Dieu est charité (1 Jn 4, 16) on ne peut donc pas définir la charité. Les Apôtres, parfaitement conscients de cette impossibilité, ont ressorti un mot grec tombé en désuétude depuis des siècles (le terme Agapè) pour désigner ce mystère et surtout éviter ses contrefaçons malodorantes : Philia, Eros, etc., toutes ces « Amours » délavées. Bref, on peut avoir l’amour de l’argent, du sexe, de l’alcool, de la drogue, du pouvoir : il n’y a pas de charité pour ces turpitudes.
Notons ensuite que la charité n’est pas une idée platonicienne, subsistante en elle-même et à magnifier en tant que telle comme toutes les idéologies de ce monde à la dérive : Liberté, Progrès, Fraternité, Écologie, Égalité … La charité ne se trouve et n’existe que dans un sujet. En l’occurrence la charité ne se trouve qu’en Dieu, les anges et les hommes de bonne volonté. C’est tout. Vous me direz que c’est exactement ce que semble faire saint Paul dans son mal nommé « Hymne » à la charité ! Que nenni et cette lecture me semble gravement contraire à la pensée de l’Apôtre. Il n’envisage la Charité que comme disposition inhérente à Dieu, au Christ, aux anges et aux saints, les baptisés. « Ayez en vous les sentiments qui étaient dans le Christ Jésus» (Phil 2, 5). Toujours et sans exception, la charité est dans un foyer qui brûle : « Si JE n’ai pas la charité» est le refrain des couplets du fameux chapitre 13. L’Église ne s’y est pas trompée : elle a placé ce texte unique juste avant la montée du carême et comme introduction et explication au mystère de la croix.
La charité est fondamentalement, radicalement et comme dans son principe en Dieu. Toute présence de la charité dans un autre que Lui provient de l’Esprit de Dieu qui est, en Dieu, la charité commune et unique du Père et du Fils, hypostasiée. « La charité a été répandue dans vos cœurs, écrit saint Paul aux Romains, par l’Esprit Saint qui vous a été donné ».
Et nous voilà parvenus au centre du mystère de la charité qui est le Cœur de Jésus, les « insondables richesses du Christ». Comme Fils de Dieu, Jésus participe infiniment et éternellement de la charité qu’est Dieu. Et non pas seulement comme dépositaire, mais comme titulaire, faisant subsister cette charité. Là n’est pas la dévotion au Sacré-Cœur, à proprement parler.
Celle-ci réside dans son humanité et, dit saint Paul, dans et par « le dessein éternel que Dieu a formé dans le Christ Jésus». Mais, direz-vous, comment l’infinie charité de Dieu peut-t-elle être contenue dans l’âme humaine du Christ ? Saint Thomas répond à cette question dans la Somme de théologie (Ilia Qu 7 , art 7 et suivants). Tâchons de condenser sa pensée. Si l’on admet que Grâce et Charité vont toujours ensemble et en proportions identiques, ainsi ce que l’Écriture dit de la grâce du Christ vaut aussi de sa charité. L’âme du Christ, siège de la grâce sanctifiante, étant une créature, ne saurait contenir l’infinie charité de Dieu ! Pas si vite, dit saint Thomas, qui affirme et démontre néanmoins sa parfaite plénitude… La grâce du Christ étant le principe et la cause de toute grâce « Et de sa plénitude nous avons tous reçu, grâce pour grâce » (Jn 1,16), cette grâce est donc intarissable, illimitée, infinie en devenir. Ce n’est pas une quantité finie mais une source sans fin, un flux inépuisable. De même pour sa charité.
Une comparaison nous aidera à comprendre cette infinité de la grâce et de la charité du Christ. Prenons un cours d’eau de cette terre. Dans l’instant T sa quantité d’eau, quoiqu’impressionnante, est finie. Toute l’eau de la Seine pourrait se mesurer exactement en mètres cube. Mais la seine coule et si elle coule indéfiniment sa quantité d’eau devient alors infinie. Il en va de même pour la grâce sanctifiante du Christ et de sa charité. Leur être est fini, leur flux et leur communication infinie. Et voilà bien pourquoi saint Paul demande aux chrétiens (Eph 3, 18-19) « de comprendre avec tous les saints quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur et connaître la charité du Christ qui surpasse toute connaissance… ». Oui, connaître l’inconnaissable, mesurer l’incommensurable ! Quel programme.
Cette plénitude de la grâce et de la charité du Christ Lui vient bien sûr de sa grâce d’union par laquelle sa nature humaine subsiste dans la personne du Verbe.
Ajoutons enfin que le siège des passions étant l’âme elle-même, en Jésus comme en chaque homme, et que nous appelons « Cœur » le siège de ces passions, Jésus nous a aimé et nous aime infiniment et aussi avec la sensibilité exquise du plus beau des enfants des hommes.
Abbé Philippe Laguérie, IBP