Tribune de Matthieu Rougé, évêque de Nanterre, membre du Conseil Permanent de la Conférence des évêques de France, dans L’Opinion :
La présentation par le président de la République du projet de loi « relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie » avait suscité de nombreuses inquiétudes. La directrice de la rédaction de La Croix avait qualifié les annonces présidentielles de « dévoiement de la valeur de fraternité ». Le moins que l’on puisse dire est que l’examen de ce projet par la Commission spéciale de l’Assemblée nationale a amplement confirmé ces inquiétudes.
Les critères d’éligibilité à la mort provoquée, d’emblée identifiés comme flous par de nombreux observateurs qualifiés, ont été considérablement élargis : en vue du recours au suicide assisté ou à l’euthanasie, pour appeler les choses par leur nom comme l’a recommandé le Conseil d’Etat, le critère du pronostic vital engagé à « court ou moyen terme » a été remplacé par celui d’une affection grave et incurable « en phase avancée ou terminale ». « Une affection grave en phase avancée » : voilà qui peut englober pratiquement toutes les pathologies, physiques comme psychiques.
Un article a été ajouté au projet de loi, avec l’avis expressément favorable du gouvernement, pour créer un délit d’entrave à la mort provoquée :
« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur l’aide à mourir par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne, notamment par la diffusion ou la transmission d’allégations ou d’indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales de l’aide à mourir ».
Interdiction. N’y a-t-il pas là une interdiction, proprement liberticide, de tout débat durable sur la légitimité et le bien-fondé de la mort provoquée ? Certains médecins se demandent déjà si le fait de prendre en charge et de réanimer une personne en détresse qui a tenté de mettre fin à ses jours ne risquerait pas de tomber un jour ou l’autre sous le coup de cette disposition pénale.
Il est impressionnant de voir le nombre de personnalités très qualifiées, aux parcours professionnels, politiques, philosophiques et spirituels variés, qui ont pris la parole ces derniers jours avec vigueur et inquiétude sur le débat en cours. Marie de Hennezel, pionnière des soins palliatifs, dont François Mitterrand a préfacé le premier livre, La mort intime, a publié dans Ouest France une lettre ouverte au président de la République, qui, dénonçant l’assimilation de la mort provoquée à un soin, s’achève par une interpellation particulièrement vibrante : « Vous rendez-vous compte de ce que cette perversion du concept de soin fera peser sur une profession déjà malmenée ? Comment ferez-vous pour restaurer cette confiance, pour protéger les plus vulnérables de notre société ? ».
Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat, avait interrogé dans Le Monde dès septembre 2023 : « Légaliser l’euthanasie, n’est-ce pas renoncer à la construction de notre projet collectif ? ». Il vient de persister et de signer dans Le Figaro : « Au nom d’un droit nouveau, l’autodétermination de la personne, nous allons vers une société qui va ajouter au désespoir individuel une forme d’impuissance collective. Quand tout se juge à l’aune de l’utilité individuelle et de l’apparence de liberté, on ne parvient plus à penser en termes d’interdépendance et de solidarité ».
Humanisme. Beaucoup ont été saisis par le cri de Jeanne-Françoise Hutin dans Ouest France : « Si cette loi passe, je rends ma légion d’honneur ! ». Jeanne-Françoise Hutin est une grande personnalité de la pédagogie et de la construction européenne. En l’élevant au grade d’officier de la Légion d’Honneur il y a quelques années, le Président Macron avait déclaré :
« Vous êtes de ces humanistes qui rendent fier notre pays, et par les combats que vous avez livrés aux côtés de votre époux, dans l’enseignement et pour l’Europe, vous avez été un formidable moteur de progrès et un formidable exemple ».
Qu’est-ce qui justifie le cri d’alarme de Jeanne-Françoise Hutin ? Un certain sens du progrès précisément, qui passe par une meilleure prise en compte de la fragilité humaine. « La solution pour les personnes qui souffrent et qui sont malheureuses, souvent désespérées, ce serait donc de les tuer ! C’est dramatique ! Ces personnes, elles cherchent avant tout à être comprises, à être aimées, à être estimées ».
La litanie est longue des lanceurs d’alerte de l’authentique dignité : Didier Sicard, ancien président du CCNE, Emmanuel Hirsch, fondateur de l’espace éthique de l’AP-HP, Jean Léonetti, principal rédacteur de la loi qui porte son nom, de nombreuses associations de soignants, les philosophes Agata Zielinski, Jacques Ricot ou Dominique Bourg, le professeur Laurent Lantieri, qui a mené à bien la première greffe de visage au monde, le député et chef de service à l’hôpital Georges Pompidou Philippe Juvin, inquiet de voir qu’on repousse d’un revers de la main le serment d’Hippocrate, expression symbolique par excellence de la déontologie médicale, des députés aux appartenances partisanes variées comme le communiste Pierre Darhéville ou le socialiste Philippe Potier, sans oublier François Bayrou et la revue d’idées centriste France Forum.
Lanceurs d’alerte. Ces lanceurs d’alerte, malgré leurs états de service, crient dans le désert et se heurtent à la porte close d’un Gouvernement semble-t-il dépassé par une machine infernale qui s’est emballée.
Nous sommes tous désireux de lutter et contre la souffrance et contre l’obstination déraisonnable, dont il est d’ailleurs trop peu question dans les débats en cours. Il est évidemment plus que légitime d’engager un travail renouvelé à propos des douleurs réfractaires et des dispositifs innovants à mette en œuvre pour mieux y faire front. Mais la banalisation de la mort ne peut pas constituer une réponse juste à la souffrance humaine.
Si toute vie ne mérite pas d’être vécue et respectée, alors la logique de mort risque de l’emporter, ainsi que l’atteste la violence croissante de notre société. Il y a comme une logique de suicide collectif dans la pente euthanasique actuelle, une peur de vivre en réalité, un refus d’aimer la vie et de la faire aimer. Qui rouvrira un chemin de vie pour notre société si profondément blessée ?