Le Temps de la Passion Nous entrons dans les jours de deuil où nous pleurons l’Époux divin. L’Église prend ses voiles de veuve. Le temps de la Passion est la troisième étape de la préparation pascale.
L’avant-Carême nous faisait entrer dans les dispositions du Carême, le Carême a été le temps de la conversion et du renouvellement de la vie spirituelle, le temps de la Passion est spécialement consacré au souvenir des souffrances du Christ.
Ce souvenir est exprimé de manières différentes dans la liturgie. Dans l’église, les croix et les statues sont voilées. Par cet usage, l’Église veut manifester son deuil. Les croix ornées de pierres précieuses et de métal précieux doivent voiler leur éclat (autrefois les croix ne portaient pas l’image du crucifié) ; les images et les statues doivent disparaître pour ne pas nous distraire de la pensée de la Passion du Christ. Les derniers chants joyeux de la messe cessent de se faire entendre : le Gloria Patri disparaît à l’Introït, au Lavabo et dans les répons de l’Office. De même, le psaume 42 de la prière graduelle n’est plus récité jusqu’à Pâques. On voit dans cette omission une expression de deuil, comme pour la messe des morts (le véritable motif, c’est que ce psaume est chanté à l’Introït et que la liturgie évite ces répétitions).
Cependant, plus encore que par ces signes extérieurs, la liturgie exprime son deuil par son contenu même, en parlant de la Passion du Seigneur. Dans les leçons nocturnes, nous prenons congé des livres de « Moïse » pour entendre la voix du Prophète Jérémie, la plus importante figure du Messie souffrant. Le thème de la Passion, qui déjà, dans les dernières semaines, était de plus en plus accentué, domine désormais seul. Cette transformation se remarque surtout dans les chants psalmodiques de la messe et les répons du bréviaire. On n’entend plus parler autant la communauté des pénitents et des catéchumènes ; le Christ souffrant prend lui-même la parole. Ce qui mérite une attention particulière, c’est l’ordinaire du temps de la Passion, c’est-à-dire les prières communes des Heures, comme les hymnes, les capitules, les répons, les antiennes ; c’est dans ces morceaux que l’Église exprime de la manière la plus précise ses pensées sur le temps de la Passion. Elle y a rassemblé les plus beaux textes scripturaires sur la Passion du Seigneur.
Pensées principales de la semaine qui va commencer. — La liturgie s’entend magistralement à mêler le thème de la Passion avec celui du Baptême. On le voit surtout dans les trois messes anciennes : Lundi : C’est encore le contraste, si goûté, entre les Ninivites (les catéchumènes) qui font pénitence et les Juifs qui veulent tuer le Christ. « Que celui qui a soif vienne à moi et boive ! » — Mercredi : C’est le jour d’examen, pour les catéchumènes, sur les commandements qu’ils ont reçus quinze jours auparavant. Les loups entourent l’Agneau de Dieu, qui, par sa mort, va donner « la vie éternelle » aux brebis. — Vendredi : Jérémie, la figure du Christ, se lamente sur les Juifs qui ont « perfidement abandonné le Seigneur, la source d’eau vive. » « Jésus meurt pour le peuple et les enfants de Dieu dispersés, qu’il rassemble et réunit. » Mardi : C’est encore le thème des mardis précédents : la leçon nous donne une image de l’activité de la charité. Le thème de la Passion parcourt toute la messe. — Jeudi : C’est la dernière messe de pénitence, avec les images de la captivité de Babylone et de la Pécheresse. — Le Samedi : est une vigile du dimanche des Rameaux.
La Croix voilée. — Aujourd’hui, l’Église commence à rappeler, d’une manière plus accentuée, à ses enfants, la mort rédemptrice du Christ.
D’une manière plus accentuée. En effet, à proprement parler, le souvenir de la mort du Christ est l’objet principal du culte chrétien. Saint Paul ne dit-il pas : « Toutes les fois que vous mangerez de ce pain et boirez de ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. » Le saint sacrifice de la messe est donc l’annonce de la mort du Christ. Toutes les fois que nous venons à la messe, nous annonçons notre foi : Le Christ est mort pour nous et le sang de son sacrifice coule encore aujourd’hui pour nos âmes, et la chair de son sacrifice est notre nourriture pour notre vie éternelle.
D’une manière plus accentuée. En effet, pendant le Carême, le thème de la Passion s’est maintes fois fait entendre. Sans doute la liturgie diffère ici entièrement de notre piété courante. Il s’agit du combat du Christ contre l’enfer. Il lutte contre le diable pour conquérir les âmes que son Père lui a données. C’est là une des pensées principales que nous rencontrons à travers toute la sainte quarantaine. Examinons les trois dimanches principaux qui sont comme les piliers du Carême :
1er Dimanche : Le Christ et le diable ; le Christ est sur la défensive ;
3e Dimanche : le fort et le plus fort ; le Christ passe à l’offensive ;
Dimanche des Rameaux : Le Christ vainqueur et Roi dans sa Passion.
Songeons aussi qu’il ne s’agit pas seulement d’une bataille livrée il y a 1900 ans, cette bataille se continue dans tous les temps. Le Christ qui lutte, combat et triomphe est le Christ mystique dans son corps, l’Église, et dans ses membres, les chrétiens. Le temps de Carême est donc un « noble tournoi » dans lequel nous ne sommes pas de pieux spectateurs, mais des chevaliers qui entrent dans la lice. Dans ce sens, le Carême est donc aussi le temps où nous nous souvenons de la mort du Christ.
Aujourd’hui, nous entrons dans le temps de la Passion, nous penserons davantage aux souffrances du Christ. C’est le temps dont Jésus a dit : « Quand l’Époux leur sera enlevé, alors ils jeûneront ». Que doit donc être ce souvenir de la Passion ?
Il importe de nous rappeler la profonde différence entre les sentiments des anciens chrétiens et ceux des chrétiens d’aujourd’hui. Comment la piété populaire pense-t-elle à la Passion du Christ ? Elle s’en tient aux souffrances historiques du Seigneur, elle essaie de se représenter d’une manière imagée les scènes particulières des « amères souffrances », elle analyse les sentiments et les pensées du Sauveur souffrant, elle a compassion et elle pleure. Elle se demande quelles vertus le Seigneur a exercées à chaque phase de sa Passion. Comment l’imiter ? Que devons-nous apprendre de lui ? C’est pour elle la question la plus importante. Elle fait enfin de la Passion le principal motif du changement de vie : « Il est mort pour moi sur la Croix et moi, je l’ai si gravement offensé ! »
Telles sont les pensées de la piété populaire au sujet du Seigneur souffrant. Quelles étaient les pensées de l’antique piété chrétienne que la liturgie nous a conservée ? Elle prenait de tout autres chemins. Sans doute, elle place, au centre, la Passion historique du Christ, mais elle ne s’y arrête pas ; elle s’attache davantage à l’idée et au but de la Passion et ne place le revêtement historique qu’au second plan. Le Christ nous a rachetés par ses souffrances, il a fait de nous des enfants de Dieu. C’est là le fait le plus heureux du christianisme. C’est pourquoi la piété liturgique verse moins de larmes amères ; elle peut même se réjouir. Au moment qui est apparemment le plus triste de l’année, le Vendredi-Saint, quand on adore la Croix, elle va jusqu’à chanter une hymne de jubilation : « Voici que par le bois est venue la joie dans le monde entier. » C’est pourquoi la liturgie ne parle pas volontiers des souffrances amères, mais de la beata Passio, de la Passion heureuse ou qui rend heureux… Elle voit moins le côté humain que le but de la Passion, notre salut. C’est pourquoi l’art chrétien antique ne s’est guère occupé de l’aspect douloureux, mais a exprimé surtout les pensées de la Rédemption. Depuis le Moyen-Âge, on représente de préférence Jésus attaché à la colonne de la flagellation ou bien cloué sur la Croix, le corps tordu par les angoisses de la mort. Il n’en était pas de même dans l’Église ancienne : on élevait la Croix comme un signe de victoire et de Rédemption. C’était la crux gemmata, la croix de métal précieux, ornée de pierreries. Cette Croix ne portait pas de crucifix. Ces deux croix sont justement devenues les symboles des deux conceptions de la Passion et des deux types de piété.
Quand nous entrons aujourd’hui dans l’Église, nous voyons la Croix voilée. Nous cherchons en vain quel peut être le motif de cette manière de faire. Pourquoi, au moment même où l’on pense davantage à la mort du Christ, doit-on voiler l’image de la Croix ? On comprendrait mieux le procédé contraire : la Croix voilée pendant le reste de l’année et découverte au temps de la Passion. Or ce que nous faisons maintenant sans le comprendre est un écho de l’antique piété. Quand la Croix était encore sans crucifix et brillait d’or et de pierres précieuses, il convenait d’en voiler l’éclair à l’époque où l’Époux est enlevé : l’Église revêt ses voiles de veuve. Et c’est là un souvenir plus délicat de la Passion que l’image d’un corps torturé et suspendu à la Croix. En tout cas, la première conception correspond mieux à la noble attitude des anciens.
On le voit donc, la piété objective porte, elle aussi, le deuil de la Passion, mais d’une autre manière. Creusons encore la différence entre la piété populaire et la piété liturgique. La première est doctrinale et sentimentale ; la seconde vise à l’action. Elle se demande moins quelles vertus et quelles doctrines doit nous enseigner la méditation de la flagellation, mais elle nous fait sentir que nous sommes les membres du corps du Christ et, dans nos épreuves terrestres, nous fait voir une participation à sa Passion. Que dit saint Paul, le docteur de la piété objective ? « De même que les souffrances du Christ abondent en nous, de même aussi, par le Christ, abonde notre consolation ». Il va même jusqu’à voir dans ses propres souffrances un complément de la Passion du Christ. C’est là une magnifique conception de la Passion. Toute la vie des chrétiens est unie au Christ ; nos souffrances et nos joies sont les souffrances et les joies du Christ. Aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes, nous célébrons la fête des saintes Perpétue et Félicité et je lis dans leurs Actes : Dans la prison, Félicité était sur le point de mettre au monde un enfant. Comme elle souffrait les douleurs de l’enfantement, un soldat lui dit en raillant : « Si tu souffres tant maintenant, que feras-tu donc quand tu seras jetée devant les bêtes sauvages ? » — « Maintenant », répondit-elle, « c’est moi qui souffre, mais alors un autre sera en moi qui souffrira pour moi, parce que, moi aussi, je dois, souffrir pour lui. »
Saint Paul pousse ce cri de joie : « Avec le Christ je suis attaché à la Croix : aussi ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi. Tant que je vis encore dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » La piété objective n’est donc pas dépourvue de sentiments, elle connaît même une puissante mystique de la Passion, parce qu’elle se sait en union avec le Christ.
Et maintenant que devons-nous faire ? Faut-il abandonner nos méditations sur la Passion auxquelles nous sommes habitués depuis notre jeunesse, pour nous tourner vers la piété objective ? Cela n’est pas nécessaire. Approfondissons plutôt nos exercices précédents, en nous inspirant des conceptions de la Passion qu’avait la primitive Église. « Éprouvez tout et gardez ce qui est bon », dit l’Apôtre. Dans l’Église, les deux conceptions sont en usage et, par conséquent, recommandables. Mon intention était de marquer les différences, non pas pour critiquer une conception, mais pour mieux faire comprendre le point de vue liturgique.
Lorsque, vendredi prochain, nous célébrerons la fête des Sept Douleurs de la Sainte Vierge et chanterons le beau Stabat Mater, nous nous rendrons compte immédiatement que nous sommes en face de pensées de la piété subjective. Mais quand, aujourd’hui, à la messe, nous voyons, à l’Épître, le divin grand-prêtre, revêtu de ses ornements, entrer dans le Saint des saints du ciel avec son propre sang et accomplir la Rédemption éternelle, nous savons que la liturgie nous présente une méditation objective de la Passion. L’Église est semblable au père de famille de l’Évangile qui tire de son trésor « de l’ancien et du nouveau ». Encore une fois, « examinez tout et gardez le bon. »
Dom Pius Parsch
Extrait du Guide dans l’année liturgique