A l’occasion du rassemblement de 600 séminaristes, Mgr Éric de Moulins-Beaufort a été interrogé et notamment sur la question des traditionalistes :
Passons sur l’orthographe de traditionalistes. La réponse que l’on rapporte de Mgr de Reims est surréaliste. On sent une vision historique très sûre: donc, si je comprends bien, au XIXe siècle, quand la France était de loin la plus grande nation missionnaire du monde, nous manquions d’énergie pour l’évangélisation puisque les catholiques français rêvaient alors de restaurer la royauté, alors qu’aujourd’hui où tout s’effondre, à commencer par les baptêmes, comme on a une bonne théologie politique, tout va bien !
Alors que nous avons fêté il y a quelques semaines la solennité du Christ-Roi de l’univers, que reste-t-il de l’appel lancé par Pie XI en 1925 à reconnaître la royauté du Christ sur les sociétés ? Visiblement, plus grand chose si l’on en croit le président de la CEF… Pourtant, dans l’encyclique Quas primas (1925), Pie XI exhorte à reconnaître la « royauté » du Christ sur l’individu, les gouvernants et la société. Pour les individus, reconnaître la royauté du Christ consiste à vivre de la grâce à titre individuel. Pour l’État, il est clair qu’il a le devoir de se soumettre au Christ. Il y est d’ailleurs soumis, qu’il le veuille ou non, car la société a Dieu pour auteur. C’est lui qui donne ses lois, ce qui suppose que l’État les respecte. A ma connaissance le décret de Vatican II sur la liberté religieuse ne demande pas à César de ne plus rendre à Dieu ce qu’il lui doit, à savoir son pouvoir. Car tout pouvoir vient de Dieu.
Le pouvoir royal du Christ sur les affaires humaines, est explicité dans la Somme de S. Thomas (III, 59,4):
« Les réalités humaines sont toutes ordonnées à cette fin: la béatitude; cette béatitude, c’est le salut éternel, et les hommes y sont admis ou en sont rejetés par le jugement du Christ, comme on lit en S. Matthieu (25,21). Il est donc évident que toutes les réalités humaines sont soumises au pouvoir du Christ. »
C’est un pouvoir qu’il a reçu de son Père: « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28,18). « Cependant, précise S. Thomas, tout ne lui est pas soumis dès maintenant, en ce qui concerne la réalisation de son pouvoir; celle‐ci n’aura lieu que plus tard, lorsque le Christ accomplira sa volonté sur tous en sauvant les uns et en punissant les autres. » (III,59,4,s2). C’est pourtant dès ce monde que le Christ est juge de toutes choses et avant tout du secret des coeurs. C’est par rapport à ce jugement que tout est vrai ou faux, bon ou mauvais. Ce qui est remis jusqu’au jour ultime, c’est l’accomplissement du jugement, quand tout sera fini. En attendant, tout peut être sauvé.
L’État ne peut considérer les citoyens comme des moyens de production, ou de simples éléments accidentels, comme si l’État existait sans les individus et les familles qui le composent. Dans l’ordre naturel, l’État a pour vocation première de rechercher le bonheur temporel de ses citoyens. Il ne doit donc pas faire abstraction de la nécessité de lois destinées, d’une manière ou d’une autre, à faciliter l’accès des citoyens au bonheur surnaturel.
Pie XI enseigne aussi dans Mit brennender sorge. ‐Contre le national‐socialisme‐ (14 mars 1937) :
« La société est voulue par le Créateur comme le moyen d’amener à leur plein développement les dispositions individuelles et les avantages sociaux que chacun, donnant et recevant tour à tour, doit faire valoir pour son bien et celui des autres. Quant aux valeurs plus générales et plus hautes, que seule la collectivité, et non plus les individus isolés, peut réaliser, elles aussi en définitive sont, par la Créateur, voulues pour l’homme, pour son plein épanouissement naturel et surnaturel et l’achèvement de sa perfection. S’écarter de cet ordre, c’est ébranler les colonnes sur lesquelles repose la société, et donc compromettre la tranquillité, la sécurité et l’existence même de la société. »
Pour que la royauté du Christ puisse s’exercer sur les individus et les sociétés, il faut que ces lois répondent à la finalité surnaturelle poursuivie. Car Jésus-Christ vient pour une personne, pas pour tel État ou telle société, qui varient selon les époques. Ce qui importe, c’est que les hommes soient sauvés, individuellement. Mais l’État, la société des hommes, par ses lois, peut et doit aider chacun de ses membres à connaître et atteindre la perfection de sa vocation surnaturelle.
Saint Pie X avait pour devise : Instaurare omnia in Christo, « renouveler toutes choses dans le Christ ». À la veille de la Première Guerre mondiale, il avait exprimé ses craintes pour l’avenir et avait expliqué que tout cela n’allait arriver précisément que par mépris des lois divines, de l’Église et de ses enseignements. Il ne revendiquait pas, pour lui-même ou pour l’Église, une suzeraineté temporelle. Mais il regrettait que les royaumes chrétiens disparaissent les uns après les autres et que les lois qui gouvernent les États et les sociétés soient de plus en plus étrangères à la recherche de la charité et de la conformité des lois à la loi divine ; en un mot, au règne social, et pas seulement individuel, du Christ.
Après la Première Guerre, Pie XI fait face à l’avènement d’États de plus en plus forts – l’Union soviétique et l’Italie fasciste en 1925 –, dont la dureté et l’omnipotence sont totalement étrangères à la perspective chrétienne. Le délaissement de la royauté du Christ exacerbe les passions humaines, qui ne sont plus mesurées, équilibrées, ne se considèrent plus vis-à-vis de ce à quoi elles ont été ordonnées, à savoir le Ciel, la vie de la grâce.
Ce que dit Pie XI, c’est que si les sociétés ne poursuivent pas toutes un même but qui les dépasse et qui est Jésus-Christ lui-même, et que les citoyens ne recherchent pas la grâce, donnée d’autant plus facilement que les lois de l’État la facilitent, alors ils seront livrés à leurs passions et à leurs conceptions du monde et, inévitablement, ils finiront par se jeter à la gorge les uns des autres. De fait, c’est ce qui s’est produit.
Terminons avec ce célèbre sermon du cardinal Pie, prononcé à Poitiers, le 25 novembre 1873 :
« Le monde moderne met un certain amour‐propre à proclamer la date de sa naissance; volontiers il se dit l’enfant de 89. Or, depuis cette époque, notre patrie a été constamment sous l’empire d’une singulière affection morbide. (…) A partir de ce temps la chose publique n’a pas discontinué de subir l’influence des lunaisons. Quel remède sera au mal ? Avant tout, le miracle de la délivrance exige des conditions chez ceux qui le réclament, et la plus élémentaire comme la plus indispensable de ces conditions, c’est la foi. Génération incrédule et infidèle, (même quand) tu demandes à la religion de guérir le malade (la nation), de le délivrer du mauvais esprit, tu ne crois pas, et tu ne veux pas affirmer ta foi en cette religion du Christ. (…) Ne voyez‐vous pas, observe S. Jérôme, que « Jésus‐Christ agit comme le médecin placé en face d’un malade qui se comporte au rebours de toutes ses prescriptions« . En vérité, lui dit‐il, « jusqu’à quand vendrai‐je perdre mon temps et l’industrie de mon art dans ta maison, où Je commande une chose, et où tu n’omets Jamais d’en faire une autre ? »
« Après avoir essayé de tout le reste sans succès, si les politiques, si les hommes d’Etat se déterminent à essayer de Jésus‐Christ, c’est à la condition expresse de ne point articuler la fol de la nation, la croyance du pays à sa divinité et à sa puissance surnaturelle. On veut la guérison sociale sans la profession de foi sociale. Or, à ce prix, Jésus‐Christ, tout‐puissant qu’il est, ne peut pas opérer notre délivrance; tout miséricordieux qu’il est, il ne peut pas exercer sa miséricorde. (…) Est‐ce bien à toi, peuple de France, qu’il faut demander si tu peux croire et si tu peux déclarer authentiquement ta croyance ? Toi dont le baptême est contemporain de ta naissance, toi le premier‐né de l’orthodoxie, toi dont le nom est devenu (…) synonyme du nom chrétien ? Et quel obstacle aurait donc pu survenir à cette profession ouverte de ta foi ? (…) Oui, sans blesser personne, (…) tu peux croire et proclamer ta croyance. Et, le pouvant, tu le dois. Et, le faisant, il n’y a plus rien d’Impossible pour toi. La France redevenue croyante, et reprenant dans le monde sa grande et noble mission, ce serait le signal d’une nouvelle série de gloires et de merveilles qui étonneraient la terre. Ah ! Si ce peuple allait verser les larmes qui Jaillirent des yeux de l’homme de notre évangile (Mt 17,18) ! S’il allait dire à Jésus: « Je crois, Seigneur », mais après un siècle (deux!) et plus, d’orgies intellectuelles, de perturbations sociales, ne vous offensez pas de la faiblesse et de l’imperfection de ma fol. Je crois, mais venez vous‐même au secours de mon incrédulité, et réparez dans ma croyance les brèches que tant de révolutions y ont faites.
(…) Ainsi en sera‐t‐il de notre destinée. Que l’Influence démoniaque, que l’esprit révolutionnaire dont la société est travaillée, soient bannis de notre régime légal, de notre constitution publique, la convalescence est prochaine, la guérison est assurée. Au contraire, tant que le même esprit subsistera, tous les expédients de nos empiriques avorteront: les mêmes crises, les mêmes catastrophes, se reproduiront à des termes de plus en plus courts, et avec des symptômes de plus en plus graves. (Il est temps que nous nous interrogions nous‐mêmes…) Car enfin, pourquoi une élite si considérable (…) n’apporte‐t‐elle aux souffrances du pays qu’un remède si peu efficace ? Comment s’expliquer que tant de charité, tant d’activité, tant de dévouement produisent si peu d’effet et si peu de fruit quant à l’amélioration de la chose publique. Et Jésus leur dit: « A cause de votre incrédulité ».
Le grand mal de nos sociétés, c’est que dans l’ordre des choses publiques et sociales, les fidèles ont cru que, (…) on pouvait observer la neutralité et l’abstention, (…) comme si Jésus‐Christ était non avenu ou avait disparu du monde. » –