Quelle aurore fait pâlir au Cycle sacré l’éclat des plus nobles constellations ? Laurent, qui brillait au ciel d’août comme un astre incomparable, s’efface lui-même et n’est plus que l’humble satellite de la Reine des Saints, dont le triomphe s’apprête par delà l’empyrée.
Demeurée sur terre après l’Ascension pour donner le jour à l’Église de son Fils, Marie ne pouvait voir éterniser son exil ; elle ne devait cependant gagner à son tour les cieux, que lorsque ce nouveau fruit de sa maternité aurait pris d’elle la croissance et l’affermissement qui relèvent d’une mère. Dépendance d’ineffable suavité pour l’Église, et dont le divin Chef, en en faisant sa propre loi, avait assuré le bienheureux privilège à ses membres ! Comme nous vîmes, au temps de Noël, le Dieu fait homme porté le premier dans les bras de celle qui l’avait mis au monde, puisant ses forces, alimentant sa vie au sein virginal : ainsi donc le corps mystique de cet Homme-Dieu, la sainte Église, fut pour Marie dans ses premières années l’objet des mêmes soins dont elle avait entouré l’enfance de l’Emmanuel.
Comme autrefois Joseph à Nazareth, Pierre maintenant gouvernait la maison de Dieu ; mais Notre-Dame n’en était pas moins pour l’assemblée fidèle la source de la vie dans l’ordre du salut, comme jadis elle l’était pour Jésus dans son être humain. Au jour de la Pentecôte féconde, nul don de l’Esprit-Saint qui, comme l’Esprit lui-même, ne se fût reposé en elle premièrement et dans la plénitude ; nulle grâce communiquée aux privilégiés du cénacle, qui ne demeurât plus éminente, plus abondante au béni réservoir. Le fleuve sacré inonde comme un torrent la cité de Dieu ; mais c’est que le Très-Haut a d’abord sanctifié celle qui fut son temple, et qu’il en a fait le puits des eaux vives qui coulent avec impétuosité du Liban.
Elle-même, en effet, l’éternelle Sagesse se compare dans l’Écriture aux eaux débordantes ; à cette heure, la voix de ses messagers parcourt le monde pleine de magnificence comme la voix du Seigneur sur les grandes eaux, comme le tonnerre qui révèle sa force et sa majesté : déluge nouveau renversant les remparts de la fausse science, réduisant toute hauteur qui s’élève contre Dieu, fertilisant le désert. O fontaine des jardins, qui dans le même temps vous cachez en Sion si calme et si pure, le silence qui vous garde ignorée des profanes voile à leurs yeux souillés la dérivation de ces flots portant le salut aux plus lointaines plages de la gentilité. A vous pourtant, comme à la Sagesse sortie de vous elle-même, s’applique l’oracle où elle dit : C’est de moi que sortent les fleuves. A vous s’abreuve l’Église naissante, altérée du Verbe. Fontaine et soleil, disait l’Esprit-Saint parlant d’Esther votre figure, fleuve qui se transforme en lumière sans cesser de répandre ses eaux ! les Apôtres, à l’âme inondée de la divine science, reconnaissent en vous la source plus riche qu’eux tous, qui, ayant donné une fois au monde le Seigneur Dieu, continue d’être pour eux-mêmes le canal de sa grâce et de sa vérité.
Comme une montagne élargit sa base en raison de l’altitude où se perd son sommet, l’incomparable dignité de Marie s’élevait sur une humilité chaque jour croissante. Ne croyons pas pourtant que le rôle d’intermédiaire silencieux des faveurs du ciel fût le seul alors de cette mère des Églises. L’heure était venue pour elle de communiquer aux amis de l’Époux les ineffables secrets que son âme virginale avait seule connus ; et quant aux faits publics de l’histoire du Sauveur, quelle mémoire plus sûre, plus complète que la sienne, quelle intelligence plus profonde des mystères du salut, pouvait fournir aux évangélistes du Dieu fait chair l’inspiration et la trame de leurs sublimes récits ? Comment au reste, en toute entreprise, les chefs du peuple chrétien n’eussent-ils point consulté la céleste prudence de celle dont nulle erreur ne pouvait obscurcir le jugement, pas plus qu’aucune faute n’en pouvait ternir l’âme ? Aussi, bien que sa douce voix ne retentît jamais au dehors, bien qu’elle se complût dans l’ombre de la dernière place aux assemblées, Marie fut-elle vraiment dès lors, ainsi qu’observent les docteurs, le fléau de l’hérésie, la maîtresse des Apôtres et leur inspiratrice aimée.
« Si l’Esprit instruisait les Apôtres, on ne doit pas en conclure qu’ils n’eussent point à recourir au très suave magistère de Marie, dit Rupert. Bien plutôt, déclare-t-il, sa parole était pour eux la parole de l’Esprit lui-même ; elle complétait et confirmait les inspirations reçues par chacun de Celui qui divise ses dons comme il veut ». Et l’illustre évêque de Milan, saint Ambroise, rappelant le privilège du disciple bien-aimé à la Cène, n’hésite pas à reconnaître aussi dans l’intimité plus persévérante de Jean avec Notre-Dame, qui lui fut confiée, la raison de l’élévation plus grande de ses enseignements : « Ce bien-aimé du Seigneur, qui sur sa poitrine avait puisé aux profondeurs de la Sagesse, je ne m’étonne pas qu’il se soit expliqué des mystères divins mieux que tous autres, lui pour qui demeurait toujours ouvert en Marie le trésor des secrets célestes ».
Heureux les fidèles admis à contempler dans ces temps l’arche de l’alliance où, mieux que sur des tables de pierre, résidait et vivait la plénitude de la loi d’amour ! Tandis que la verge du nouvel Aaron, le sceptre de Simon Pierre, gardait près d’elle sa force verdoyante, à son ombre aussi la vraie manne des cieux restait accessible aux élus du désert de ce monde. Denys d’Athènes, Hiérothée, que nous retrouverons bientôt de compagnie près de l’arche sainte, combien d’autres, venaient aux pieds de Marie se reposer du chemin, s’affermir en l’amour, consulter le propitiatoire auguste où la Divinité s’était reposée ! Des lèvres de la divine Mère ils recueillaient ces oracles plus doux que le lait et le miel, pacifiant l’âme, ordonnant toute vie, rassasiant leurs très nobles intelligences des clartés des cieux. C’est bien à ces privilégiés du premier âge, que s’applique la parole de l’Époux achevant dans ces années bénies la moisson du jardin fermé qui fut Notre-Dame : J’ai moissonné ma myrrhe et mes parfums, j ’ai mangé le miel avec son rayon, j’ai bu le vin avec le lait ; mangez, mes amis, et buvez ; enivrez-vous, mes très chers.
Comment s’étonner que Jérusalem, favorisée d’une si auguste présence, ait vu l’assemblée des premiers fidèles s’élever unanimement par delà l’observation des préceptes à la perfection des conseils ? Ils persévéraient d’une seule âme en la prière, louant Dieu en toute simplicité de cœur et allégresse, aimables à tous. Communauté fortunée, qui ne pouvait que présenter l’image du ciel sur la terre, ayant pour membre la Reine des cieux ; le spectacle de sa vie, son intercession toute-puissante, ses mérites plus vastes que tous les trésors réunis des saintetés créées, étaient la part de contribution que Marie apportait à cette famille bénie où tout était commun à tous, dit l’Esprit-Saint. De la colline de Sion, cependant, l’Église a étendu ses rameaux sur toute montagne et sur toute mer ; la vigne du Roi pacifique est en plein rapport au milieu des nations : l’heure est venue de la laisser pour la durée des siècles aux vignerons qui doivent la garder pour l’Époux. Instant solennel, où va s’ouvrir une nouvelle phase dans l’histoire du salut. O vous qui habitez dans les jardins, les amis en suspens prêtent l’oreille ; faites-moi entendre votre voix. C’est l’Époux, c’est l’Église de la terre et celle des cieux, attendant de la céleste jardinière à qui la vigne doit d’avoir affermi ses racines un signal semblable à celui qui autrefois fit descendre l’Époux. Mais les cieux vont l’emporter aujourd’hui sur la terre. Fuyez, mon bien-aimé ; c’est la voix de Marie qui va suivre les traces embaumées du Seigneur son Fils, pour gagner les montagnes éternelles où l’ont précédée ses propres parfums.
Entrons dans les sentiments de la sainte Église, qui se dispose, par l’abstinence et le jeûne de ce jour de Vigile, à célébrer le triomphe de Marie. L’homme ne peut trouver quelque assurance à s’unir d’ici-bas aux joies de la patrie, qu’en se rappelant d’abord qu’il est pécheur et débiteur à la justice de Dieu. La tâche bien légère qui nous est imposée aujourd’hui le paraîtra plus encore, si nous la rapprochons du Carême par lequel les Grecs se préparent depuis le premier de ce mois à fêter Notre-Dame.
Dom Prosper Guéranger