La troisième matinée des Rogations s’est écoulée, l’heure de midi se fait entendre ; elle vient ouvrir la dernière journée que le Fils de Dieu doit passer sur la terre avec les hommes. Nous avons semblé perdre de vue, durant ces trois jours, le moment si proche de la séparation ; toutefois, le sentiment de la perte qui nous menace vivait au fond de nos cœurs, et les humbles supplications que nous présentions au ciel, en union avec la sainte Église, nous préparaient à célébrer le dernier des mystères de notre Emmanuel.
A ce moment, les disciples sont tous rassemblés à Jérusalem. Groupés autour de Marie dans le Cénacle, ils attendent l’heure à laquelle leur Maître doit se manifester à eux pour la dernière fois. Recueillis et silencieux, ils repassent dans leurs cœurs les divines marques de bonté et de condescendance qu’il leur a prodiguées durant ces quarante jours, et les solennels enseignements qu’ils ont reçus de sa bouche. C’est maintenant qu’ils le connaissent, qu’ils savent qu’il est sorti de Dieu ; quant à ce qui les concerne, ils ont appris de lui la mission à laquelle il les a destinés : ce sera d’enseigner, eux ignorants, les peuples de la terre ; mais, ô regret inconsolable ! Il s’apprête à les quitter ; « encore un peu de temps, et ils ne le verront plus. »
Par un touchant contraste avec leurs tristes pensées, la nature entière semble s’être mise en devoir d’offrir à son auteur le plus splendide triomphe ; car ce départ doit être un départ triomphant. La terre s’est parée des prémices de sa fécondité, la verdure des campagnes le dispute à l’émeraude, les fleurs embaument l’air de leurs parfums, sous le feuillage des arbres les fruits se hâtent de mûrir, et les moissons grandissent de toutes parts. Tant d’heureux dons sont dus à l’influence de l’astre qui brille au ciel pour vivifier la terre, et qui a reçu le noble privilège de figurer par son royal éclat, et dans ses phases successives, le passage de l’Emmanuel au milieu de nous.
Rappelons-nous ces jours sombres du solstice d’hiver, où son disque pâle, tardif vainqueur des ténèbres, ne montait dans le ciel que pour y parcourir une étroite carrière, dispensant la lumière avec mesure, et n’envoyant à la terre aucun rayon assez ardent pour résoudre la constriction qui tenait glacée toute sa surface. Tel se leva, comme un astre timide, notre divin Soleil, dissipant à peine les ombres autour de lui, tempérant son éclat, afin que les regards des hommes n’en fussent pas éblouis. Comme le soleil matériel, il élargit peu à peu sa carrière ; mais des nuages vinrent souvent dissimuler son progrès. Le séjour en la terre d’Égypte, la vie obscure de Nazareth, dérobèrent sa marche aux yeux des hommes ; mais l’heure étant venue où il devait laisser poindre les rayons de sa gloire, il brilla d’un souverain éclat sur la Galilée et sur la Judée, lorsqu’il se mit à parler « comme ayant puissance », lorsque ses œuvres rendirent témoignage de lui, et que l’on entendit la voix des peuples qui faisait retentir « Hosannah au fils de David ».
Il allait atteindre à son zénith, quand tout à coup l’éclipse momentanée de sa passion et de sa mort persuada pour quelques heures à ses ennemis jaloux que leur malice avait suffi pour éteindre à jamais sa lumière importune à leur orgueil. Vain espoir ! Notre divin Soleil échappait dès le troisième jour à cette dernière épreuve ; et il plane maintenant au sommet des cieux, versant sa lumière sur tous les êtres qu’il a créés, mais nous avertissant que sa carrière est achevée. Car il ne saurait descendre ; pour lui, pas de couchant ; là s’arrête son rapport avec l’humble flambeau qui éclaire nos yeux mortels. C’est du haut du ciel qu’il brille désormais, et pour toujours, ainsi que l’avait annoncé Zacharie, lors de la naissance de Jean ; et comme l’avait prédit encore auparavant le sublime Psalmiste, en disant : « Il a fourni sa carrière comme un géant, il est arrivé au sommet des cieux, d’où il était parti, et nul ne peut se soustraire à l’action de sa puissante chaleur ».
Cette Ascension, qui établit l’Homme-Dieu centre de lumière pour les siècles des siècles, il en a fixé le moment précis à l’un des jours du mois que les hommes appellent Mai, et qui révèle dans son plus riant éclat l’œuvre que ce Verbe divin trouva belle lui-même, au jour où, l’ayant fait sortir du néant, il la disposa avec tant de complaisance. Heureux mois, non plus triste et sombre comme Décembre, qui vit les joies modestes de Bethléhem, non plus sévère et lugubre comme Mars, témoin du Sacrifice sanglant de l’Agneau sur la croix, mais radieux, épanoui, surabondant de vie et digne d’être offert, chaque année, en hommage à Marie, Mère de Dieu ; car c’est le mois du triomphe de son fils.
O Jésus, notre créateur et notre frère, nous vous avons suivi des yeux et du cœur depuis le moment de votre aurore ; nous avons célébré, dans la sainte liturgie, chacun de vos pas de géant par une solennité spéciale ; mais en vous voyant monter ainsi toujours, nous devions prévoir le moment où vous iriez prendre possession de la seule place qui vous convienne, du trône sublime où vous serez assis éternellement à la droite du Père. L’éclat qui vous entoure depuis votre résurrection n’est pas de ce monde ; vous ne pouvez plus demeurer avec nous ; vous n’êtes resté durant ces quarante jours, que pour la consolidation de votre œuvre ; et demain, la terre qui vous possédait depuis trente-trois années sera veuve de vous. Avec Marie votre mère, avec vos disciples soumis, avec Madeleine et ses compagnes, nous nous réjouissons du triomphe qui vous attend ; mais à la veille de vous perdre, permettez à nos cœurs aussi de ressentir la tristesse ; car vous étiez l’Emmanuel, le Dieu avec nous, et vous allez être désormais l’astre divin qui planera sur nous ; et nous ne pourrons plus « vous voir, ni vous entendre, ni vous toucher de nos mains, ô Verbe de vie ! ». Nous n’en disons pas moins : Gloire et amour soient à vous ! Car vous nous avez traités avec une miséricorde infinie. Vous ne nous deviez rien, nous étions indignes d’attirer vos regards, et vous êtes descendu sur cette terre souillée par le péché ; vous avez habité parmi nous, vous avez payé notre rançon de votre sang, vous avez rétabli la paix entre Dieu et les hommes. Oui, il est juste maintenant que « vous retourniez à celui qui vous a envoyé ». Nous entendons la voix de votre Église, de votre Épouse chérie qui accepte son exil, et qui ne pense qu’à votre gloire : « Fuis donc, ô mon bien-aimé, vous dit-elle ; fuis avec la rapidité du chevreuil et du faon de la biche, jusqu’à ces montagnes où les fleurs du ciel exhalent leurs parfums ». Pourrions-nous, pécheurs que nous sommes ne pas imiter la résignation de celle qui est à la fois votre Épouse et notre mère ?