Nous publions volontiers cet article de l’historienne des religions Marion Duvauchel. Nous ne partageons pas tout ce qu’elle écrit (notamment sur le caractère accidentel du charisme pétrinien qui nous semble inscrit dans les Evangiles eux-mêmes), mais il nous semble utile que le débat soit ouvert sur les méthodes de gouvernement du Pape François :
« Ils seront alors errants d’une mer à l’autre, Du septentrion à l’orient, Ils iront çà et là pour chercher la parole de l’Éternel, Et ils ne la trouveront pas ».
Amos, 4-12
Si l’on en croit la presse, le pape François veut une Église synodale, ce qui signifie si l’on a bien compris l’intention, une Église moderne et prête à affronter tous les enjeux de l’univers métissé, numérisé et vacciné auquel il entend bien l’ordonner.
Alors pour Dieu sait quelles raisons, le rite latin est devenu un obstacle à cette Église de demain : il faut donc supprimer la messe en latin. Et que disparaisse enfin ces « Tradis » obstinés qui ont envie de célébrer selon un rituel liturgique qui leur est cher.
Est-il utile de préciser que cette vision sortie du cerveau fatigué d’un vieux jésuite sur le déclin ne s’appuie théologiquement sur rien. Ce n’est pas gentil ? Le temps n’est plus à la gentillesse. On ne peut pas désavouer l’action d’un évêque dans son diocèse et vouloir en même temps une église synodale, parce que les Évêques tirent leur autorité du Christ lui-même transmis par le sacrement de l’ordination.
L’Église synodale, c’est d’un côté un pouvoir autocratique, de l’autre un pouvoir à l’allure démocratique : tout un tas de gens se réunissant pour bavarder sur des questions essentielles pour lesquelles ils ne sont pas qualifiés. Le frottement des opinions n’a jamais fait surgir la lumière… Si cela était vrai, avec les réseaux sociaux, on serait éclairés matin et soir !
L’église romaine, qui se veut catholique et universelle, est essentiellement le fruit de l’histoire. Elle est donc « accidentelle » pour parler dans la langue des philosophes. Elle appartient à l’histoire, qui est le lieu de la contingence, c’est-à-dire de ce qui peut-être comme n’être pas.
« Pierre, tu es Pierre et sur cette pierre…». On a glosé sur cette phrase à l’envi. Il convient de comprendre à la lumière d’une noétique juste ce baptême de l’apôtre. La noétique est ce qui permet en philosophie de comprendre comment un esprit humain peut communiquer avec la Divinité. C’est central en anthropologie et c’est central pour notre histoire religieuse puisque le prophétisme est un mode de communication d’un Dieu à des hommes et que l’histoire sainte est l’histoire d’une succession d’alliances. Pour faire alliance, il faut un accord, donc une parole et une réponse. Une intelligence pour entendre et pour décider. De nos jours, ça fait beaucoup.
La pierre est la figure visible, dans le monde contingent, d’une réalité invisible. L’idée que les choses du monde figurent une réalité intelligible est de saint Bonaventure, docteur subtil. Cette réalité invisible est une information portée par un ange – car les anges ont le gouvernement de la Création (catéchisme des Évêques de France). Le monde angélique est un monde au service des hommes, qui est capable de leur communiquer une information pour peu que l’esprit soit ouvert et capable de la recevoir. Ça fait encore beaucoup. La quiddité de la pierre, ce qu’est la pierre, ce qu’elle signifie, c’est la vérité immanente à la création. Le Christ a fondé l’Église non sur un homme, mais sur la réalité figurée par le nom de cet homme : Pierre. Que Lui-même lui a donné, parce qu’Il est Dieu et que Dieu seul peut donner à un homme son nom véritable, celui qui est inscrit sur un caillou blanc. C’est un honneur insigne qui a été fait à Pierre.
L’Église n’est donc pas fondée sur la vérité immanente à Vatican II ou sur le Vatican comme lieu physique de la papauté romaine, ni même sur la personne du pape.
Si l’explication métaphysique reste hors de portée des intelligences du Vatican, il reste l’explication historique.
On trouve cette explication en lisant un peu, en particulier nos grands médiévistes : Georges Duby, Jacques le Goff… On sait tous – ou on devrait savoir – qu’au long du moyen âge s’est développé une opposition entre la chrétienté occidentale et la chrétienté byzantine, appelée aussi orthodoxe, qu’on appelle parfois le christianisme d’Orient. À tort. Ce conflit entre Rome et Byzance a contribué à l’oubli du christianisme oriental, celui de la grande zone araméenne, parthe, puis sassanide, qui eut pour foyer de diffusion l’Église de Perse (ou assyro-chaldéenne).
Au VIIIe siècle, l’invasion de l’Islam fait disparaître (lentement mais sûrement) les patriarcats orientaux, foyers d’intelligence et de réflexion théologique, donc de bisbilles doctrinales : Édesse, Antioche, Alexandrie… L’islam va détruire et effacer tout ce qu’il est possible de détruire et d’effacer. Le Ctésiphon était noir de l’encre des livres jetés dans ce fleuve. Les califes et autres potentats musulmans vont ensuite empêcher la christianisation de l’espace eurasiatique en empêchant la construction des lieux saints habituels : églises, tombeaux de saints, reliquaires. Le christianisme oriental va survivre dans des conditions que l’on découvrirait aujourd’hui si on daignait faire un peu d’histoire, prendre au sérieux la parole de chrétiens d’Orient et si on ne consacrait pas tant de temps, d’énergie et d’argent à la promotion de l’idéologie bobo et son cortège de singeries.
Entre les églises de Rome et de Constantinople il existait des divergences aussi profondes qu’anciennes, ce qui n’a pas empêché la papauté de s’appuyer sur l’Empire byzantin. Du jour ou Constantinople est devenue capitale impériale, les évêques ont aspiré au premier rôle tandis que ceux de Rome, successeurs de l’apôtre Pierre, défendaient jalousement leurs droits. La chute de l’Empire d’Occident et ses conséquences ne firent qu’accroître ces prétentions, source ouverte ou latente de tous les démêlés qui se sont produits ensuite, en sorte qu’on pourrait soutenir, sur ce point, comme le font Henri Pirenne et Jacques le Goff, que les invasions germaniques, en provoquant la chute de l’Empire d’Occident, ont elles aussi préparé à certains égards le schisme futur.
La conquête par les Musulmans du bassin de la Méditerranée est à l’origine du rôle que la papauté va jouer dans l’ordre temporel à partir de la fin du VIIIe siècle. Du jour où les sectateurs de Mahomet prirent pied en Italie, la reconquête chrétienne devint l’une des grandes préoccupations de la papauté. Jusqu’à la disparition de l’Empire carolingien, elle va faire appel à ces chefs temporels de la chrétienté que sont les empereurs pour écarter le péril qui menace la péninsule.
À partir de la seconde moitié du XIe siècle, devant la carence des empereurs germaniques qui se désintéressent du sort des régions conquises par l’Islam en Occident, la papauté romaine prend en main la grande entreprise de la reconquête chrétienne en Italie, en Espagne, puis en Orient. Du même coup, elle va revendiquer la suzeraineté des pays repris à l’Infidèle et tendre à devenir une puissance temporelle en même temps que spirituelle. Le développement concomitant de l’espace européen et la christianisation de cet espace (« colonisation » selon le mot de Fernand Braudel dans sa Grammaire des civilisations) va consolider cette revendication.
Et puis un beau jour, on aura ce petit État du Vatican, né lui-même des turbulences de l’histoire et qui s’origine dans un texte dont l’authenticité est contesté, « la donation de Constantin ». Aujourd’hui, le pape entend dicter sa loi aux successeurs du Christ eux-mêmes et donner une nouvelle forme à l’Église du Christ. C’est d’une arrogance sans nom et c’est une idolâtrie qui consiste à vouloir faire l’unité en dehors de Dieu.
Le modèle hiérarchique de l’Église romaine est un modèle résolument faux parce qu’il est fondé non pas sur la pierre, sur la vérité immanente à la création, mais sur une histoire mal connue dans sa globalité et amputée de son poumon oriental. Il est fondé sur une hiérarchie humaine enveloppée dans des oripeaux catholiques qui ne trompent plus personne et qui sont utilisés à des fins d’ambitions personnelles. C’est une impureté suprême quand le spirituel est instrumentalisé à des fins psychiques de pouvoir.
L’opposition modernistes/traditionalistes est une opposition surgie directement de Vatican II, cet immense bavardage qu’on a essayé de sauver en canonisant le pape Jean XXIII en même temps que Jean-Paul II.
Du côté des modernistes, on a un « personnel de l’Église » qui se prend pour l’Église elle-même. Ces gens tiennent les lieux de pouvoir et de formation dans les diocèses : un catéchisme de braves gens incultes ; une formation au vivre-ensemble d’un niveau qui frise le pathétique ; une formation à l’Ancien Testament – quand elle existe – qui n’est que la transmission froide et pauvre d’une culture à laquelle les formateurs visiblement n’adhèrent pas. Passons charitablement sur le reste mais ajoutons pour faire bonne mesure des liturgies fantaisistes, pour ne pas dire salopées, marquées dans certains diocèses par les chants de l’Emmanuel, jolis quand ils sont chantés par la communauté, effroyables quand ils le sont par une assemblée. Ce qu’on nous montre le dimanche au Jour du Seigneur reflète plutôt bien cette décourageante médiocrité qui s’étale sans honte chaque dimanche dans les diocèses de France.
Chez ceux qu’on appelle les Tradis, on est vissé sur une apologétique défensive et singulièrement étroite ; sur une histoire centrée sur la royauté, sur la France fille aînée de l’Église, sans aucune connaissance du christianisme ancien ; sur une théologie dont le thomiste est l’horizon indépassable, ce que Thomas d’Aquin eût tenu une idée délirante. « C’est de la paille » a t-il proféré sur son lit de mort en parlant de son œuvre. Cette paille nous est précieuse si elle nous aide à continuer le chemin d’intelligence ouvert pour nous. Sinon elle sclérose la pensée et nourrit le cléricalisme orgueilleux de ce clergé qui se prend pour les gardiens d’un temple où personne n’a plus envie d’entrer.
Dans les deux cas, l’hypocrisie est la règle et même la norme et on fait un usage profondément pervers de l’humilité, instrumentalisé à des fins de pouvoir et surtout d’exclusion de tous ceux qui ne partagent pas les valeurs défendues par les uns et par les autres : le vivre-ensemble chez les apologètes de Vatican II ; la défense de la Tradition vraie chez les autres (la leur bien évidemment) et un cléricalisme dont il est urgent de se libérer. Partout une Église intramondaine, faite d’ambitions dissimulées, de manigances sournoises, d’inimitiés enveloppées sous l’onction ecclésiastique, de dissensions refoulées. Tout un Himalaya d’hypocrisie qui a jeté des hommes et des femmes hors de la bergerie.
Mais soyons juste, il revient à ceux que la sociologie appelle les « observants », de combattre les nouvelles idoles de la République et de l’État et de dénoncer les lois scélérates qui détruisent la vie et qui font la promotion de la nouvelle culture de la mort. Et c’est l’obédience « tradi » qui a montré et montre encore le plus de courage et de fidélité à la défense de la vie et du christianisme, comme à ce qu’elle croit vrai en matière doctrinale.
La messe n’est pas un rendez-vous de bons copains qui font un barbecue, c’est un Mémorial, le lieu de mémoire d’une mort et d’une résurrection, le lieu d’un sacrifice. La Parole qu’on vient y écouter est tout autant un aliment que le corps du Seigneur. Entendre cette Parole est un bien. La messe nouvelle est donc un bien et ce n’est pas en latin qu’on peut entendre les deux lectures.
Si le pape était un homme intelligent et bien conseillé, il s’attaquerait à ce fléau mortel de l’Église : le « vaticanisme ». Et pas tout seul. Quand on aurait enfin réglé leur compte aux pastorales du chien crevé au fil de l’eau : celle du vivre-ensemble, du dialogue inter-religieux, du culte suffisant de l’accueil des migrants, tout cela sur fond de valeurs supposées de l’Évangile et autres carabistouilles ; quand on aurait remis en place des cadres de formation solides, y compris dans les séminaires, avec un enseignement vraiment neuf de l’Ancien Testament et une noétique inspirée, quand on aurait fait cela, alors le corps sacerdotal remplirait sa fonction de dépositaires de la Tradition révélée, et on pourrait dire aux Tradis d’adoucir leur position. Ce que peut-être alors ils consentiraient à faire.
Toutes les sensibilités liturgiques trouveraient leur place dans une Église vraiment renouvelée, avec de beaux chants, dans les langues anciennes – en latin, en grec, en araméen-, en hébreu aussi, en arabe puisqu’il y a des arabes chrétiens, en patois limousin et en gaélique si les Bretons veulent psalmodier dans la langue des druides : l’Église de la diversité du monde manifestée dans la diversité linguistique que Dieu a voulu depuis que les hommes se sont imaginé qu’on pouvait faire l’unité sans lui, depuis Babel donc. Il faudra évidemment savoir ce qu’on chante, ce qu’on célèbre et surtout Qui on célèbre. Et que ce soit beau…
Enfin, il faudra des signes de renouvellement des cœurs, et signe des signes, qu’il y ait sur le parvis de l’Église, au sortir de la célébration, des visages ouverts, accueillants, rayonnants, qui sachent reconnaître un visage nouveau et aller lui parler comme à un frère. Et s’il a besoin d’aide, la lui offrir, dans la mesure des moyens possibles.
On en est loin.
Tout le reste, c’est de la paille et cela ira brûler dans les purgatoires profonds. Et tous ceux qui s’accrocheront à cette paille iront brûler avec.
Le Vatican n’est pas l’Église du Christ, qui est fondée sur 12 apôtres sans compter le treizième, saint Paul. Douze, parce que c’est le nombre qui figure la totalité du réel créé, ce monde entier que les apôtres ont évangélisé : jusqu’à l’Inde et même la Chine. Les marches de la Jérusalem céleste portent le nom de ces douze hommes, et pas le seul nom de Pierre.
Le pape est un vieux monsieur, il a mal au genou. C’est un autocrate qui croit que le Vatican, c’est l’Église du Christ. Il y a eu tout un tas de mauvais papes dans l’histoire de la papauté, qui n’est pas l’histoire de l’Église. Il faut prier pour le suivant : il ne fera peut-être pas mieux mais il ne pourra pas faire pire.
Ou alors, avec beaucoup d’efforts.