Discours de Mgr de Moulins-Beaufort :
Monsieur le ministre de l’intérieur
Madame la députée,
Monseigneur le nonce apostolique en France,
Monsieur le pasteur Clavairoly,
Monseigneur Irénée,
Monsieur le président Moussaoui,
Monsieur le président Alci,
Monsieur le président Boussemart,
Monsieur le président Mergui, (je dois saluer le Grand Rabbin Korsia et le Recteur de la Grande Mosquée qui m’ont adressé des mots d’amitié)
Sœur Véronique Margron et les autres représentants de la Conférence des religieuses et religieux de France,
Mesdames et Messieurs,
chers Amis présents ce soir, salariés et bénévoles de cette maison, de Reims et d’ailleurs,
Chers Frères membres du conseil permanent,
Mes chers parents, frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs,
Merci à chacune et chacun de vous de sa présence. Merci aussi à celles et ceux qui se sont manifestés à moi avec beaucoup de délicatesse ces derniers jours et qui sont retenus par leurs engagements multiples.
Avant tout, Monsieur le ministre, surtout après les paroles bienveillantes et encourageantes que vous avez bien voulu avoir, je vous dois un aveu : votre lettre du mois de juin dernier m’annonçant que vous m’aviez proposé pour la promotion de la Légion d’Honneur du 14 juillet m’a pris de court. Ma culture familiale m’a donné une haute idée de cette distinction de notre pays, incarnée par le fait militaire de risquer sa vie pour la défense de sa patrie. Pour ma part, comme prêtre, j’ai fait le choix de m’engager pour le service de Dieu et la vie dans l’Évangile ; seul Dieu peut juger en vérité de la qualité de mon engagement, et il le jugera le jour venu. La sainteté qui est la seule excellence que je vise ne se mesure guère aux étapes d’une carrière même ecclésiastique. Elle ne s’apparente pas si facilement avec la disposition au don de sa vie pour son pays qui caractérise le soldat.
Je suis bien certain que l’engagement dans le sacerdoce a un effet social : l’histoire même récente est pleine d’exemples de prêtres ou de religieuses et de religieux qui ont suscité ou animé des œuvres étonnantes par lesquelles une vie inattendue s’est ouverte pour des personnes jusque-là rejetées ou méprisées ou menacées, par lesquelles le regard de la société sur certaines ou certains de ses membres s’est transformé et a permis un progrès dans les relations humaines, la République souvent a su les repérer et les honorer, mais je n’ai pour ma part rien fait en ce sens. La Providence m’a placé dans des positions de service où je n’ai pas eu à créer du vraiment neuf, où, peut-être, Dieu le dira, je n’ai pas su ou pas saisi l’opportunité de le faire. Il me semblait jouir d’une estime suffisante de la part beaucoup pour pouvoir mener à bien les tâches qui me sont confiées, sans que j’aperçoive le moindre mérite à être distingué parmi les autres.
De plus, Monsieur le ministre, nous étions en un moment délicat de nos relations. Au nom de la Conférence des évêques, j’ai porté, autant que je l’ai pu, la contradiction à propos de la loi confortant les principes de la République. Elle me paraissait, elle me paraît toujours porter la marque d’une méfiance envers les religions et le discours religieux et finalement envers les initiatives des citoyens ; elle n’est pas indemne de la tentation pour l’État de reprendre un contrôle auquel il avait renoncé, dans les limites de l’ordre public, avec la loi de séparation. Je l’ai dit, vous l’avez rappelé à l’instant, et je le redis bien volontiers ce soir : de ce gouvernement auquel vous appartenez, nous ne soupçonnons pas les intentions. Notre pays a assez souffert de la violence terroriste, les faits de radicalisation, de toutes les convictions d’ailleurs, sont patents dans notre société et un motif d’inquiétude pour l’avenir proche, et il est assez clair que les convictions religieuses ont une force particulière qui rend leur radicalisation spécialement redoutable, pour qu’il soit légitime que les moyens de l’ordre public soient renforcés.
Nous, catholiques, sommes jaloux de notre liberté de puiser les motifs de notre action et les sources de notre pensée dans l’immense don que Dieu nous fait en Jésus, et nous avons appris à nous réjouir que cette même liberté soit reconnue pour tous les cultes, parce qu’il nous semble qu’il y a là une promesse d’enrichissement pour l’humanité. Sans doute avons-nous trop goûté les charmes de la proximité avec l’État, lorsque celui-ci ne pouvait se penser lui-même que catholique, et trop bu le calice amer du piège que cette proximité pouvait représenter, lorsque l’Église de Jésus finit par être considérée subrepticement comme une fonction de la cohésion étatique ou nationale, elle qui devrait toujours être le signe d’une communion entre les humains qui dépasse les frontières et les intérêts et qui s’anticipe ici-bas alors même qu’elle aspire à une intensité qui échappe aux conditions de notre vie terrestre.
Notre République porte la magnifique volonté de faire vivre ensemble ses citoyens à égalité de droits politiques, économiques et sociaux, sans les distinguer selon quelque critère que ce soit. À cette ambition-là, nous, catholiques, voulons contribuer, comme, j’en suis le témoin, les fidèles des autres confessions ou religions, chacune selon son mode propre. Mais nous nous méfierons toujours si l’État, sous quelque forme qu’il prenne, en venait à prétendre avoir le dernier mot de la destinée humaine et des exigences qui animent la vie de chacun. Dans notre conscience catholique, la pierre de touche est le lien avec l’évêque de Rome, une extériorité sans force politique mais très efficace, finalement, pour nous maintenir toujours dans l’ouverture à une communion plus grande que toute unité nationale mais contradictoire avec aucune, fondée sur l’appel de tout être humain au choix de la vérité. Il me revenait, à la place où j’étais, de le rappeler, fût-ce sans un plein succès.
Avec les responsables des autres confessions et religions, j’avais encore à porter devant vous l’appel à agir avec les personnes en migration d’une manière qui respecte leur dignité humaine. Je sais, nous savons, combien ce sujet est compliqué et douloureux, pour les personnes migrantes et ceux et celles qui veulent les aider et non moins pour ceux et celles qui ont à décider de la politique de l’État ou à la mettre en œuvre.
Vous aviez donc, Monsieur le ministre, bien des raisons de ne pas demander pour moi une telle distinction. Mais, puisque vous avez cru bon de le faire, je n’avais non plus à paraître meilleur juge que vous. J’ai admiré, je puis le dire, que vous ayez pris une telle décision : en homme politique qui honore ce qu’est la dimension politique de l’humanité, vous savez que le vrai dialogue n’aboutit pas toujours à un accord entier et vous avez confiance aussi qu’un citoyen accepte que la loi décidée soit la loi. J’ai pu le vérifier en certaine circonstance récente.
L’amicale pression de quelques amis et un peu de réflexion m’ont convaincu d’ailleurs qu’une telle distinction ne s’adressait pas tant à moi, dans ma singularité, qu’à la fonction que j’occupe par le mandat des évêques et par conséquent à ce que notre structure épiscopale peut représenter dans notre pays, au service du grand bien commun qu’est la vie en société. Une autre considération cependant me troublait alors : notre assemblée de mars nous avait certes permis de franchir des pas importants, mais nous n’étions pas encore entrés dans leur mise en œuvre concrète et il nous restait à recevoir le rapport de la Ciase. J’avais donc en recevant votre lettre l’impression d’être distingué au milieu du gué, ce qui était un encouragement puissant reçu de vous, mais j’ai craint que certains, en particulier des personnes victimes puissent le juger prématuré. Je ne voulais en tout cas pas donner l’impression de le recevoir pour un solde de tout compte.
Que dois-je dire alors de mes sentiments aujourd’hui ? Le rapport de la Ciase a mis au jour une réalité que nous ne savions pas voir. Quoi qu’il en soit des chiffres exacts que nous ne connaîtrons jamais, ce que le rapport décrit correspond à ce que nous subissons, nous, évêques, chaque fois qu’un fait ancien ou récent de cet ordre est porté à notre connaissance, et cela se produit souvent depuis 2016, et s’est accentué depuis le 5 octobre. Nous connaissons désormais la souffrance qui a été portée pendant des années, des décennies, et qui trouve enfin la possibilité de s’exprimer et d’être partagée. Nous réalisons le cataclysme intérieur de celles et ceux qui ont été victimes, voyant l’idée du monde dans laquelle ils grandissaient se muer en cauchemar, cette mutation même leur retirant la possibilité de parler, et nous devons constater l’anesthésie morale qui a fait minimiser la gravité de ces faits par ceux qui pouvaient les connaître ou en entendre parler, permettant que se constitue en certains lieux trop nombreux une sorte de zone grise, où les esprits les mieux intentionnés s’empêchaient de faire entrer la lumière de leur jugement.
L’assemblée des évêques de novembre nous a permis de vivre ensemble une conversion bienfaisante et libératrice, de rompre de fausses solidarités au bénéfice de la solidarité avec les personnes victimes, de tirer toutes les conséquences de la vigilance récente de la société et de l’État quant à ces crimes et délits, dans la pleine conscience du rôle propre de l’État, rôle que saint Paul enseignait sans réserve aux origines du christianisme, de décider ensemble de ne pas nous dérober à ce que la justice de notre pays peut faire pour le bien des personnes victimes, pour la sanction des coupables, pour la protection de tous, et d’aller au-delà encore en particulier pour les personnes victimes. Nous savons désormais l’effet destructeur, meurtrier, de tels actes, et nous avons appris à les nommer pour ce qu’ils sont, sans les camoufler par des euphémismes.
Le rapport met à jour que ce mal est un mal humain, fortement présent dans la communauté des hommes. Le travail de vérité et de justice que l’Église catholique doit consentir contribue à l’immense travail entrepris par toute la communauté humaine qui s’examine et s’interroge sur les rapports d’autorité et de pouvoir, sur la porosité que l’on risque toujours de laisser s’installer entre éducation et prise de possession, entre autorité et réduction de l’autre à objet de mes désirs. Un immense travail d’éducation intérieure est à engager car la vie sociale a besoin pour être vivante d’être nourrie par des relations fortes, elle s’anémierait si elle se réduisait à des relations procédurales. Mais, plus que jamais, nous comprenons tous que l’âme humaine doit s’armer pour être digne de ce qu’elle a à faire.
Monsieur le ministre, en recevant de vos mains, dans les circonstances où nous sommes cette distinction que la République confère à quelques-uns des citoyens, j’ai conscience d’avoir le rigoureux devoir d’aller au bout, autant que cela dépendra de moi, du travail entamé. J’en exprime volontiers devant vous l’engagement. Je salue ici plusieurs personnes engagées avec nous dans ce labeur, en particulier les fondateurs du fonds Selam ; je salue aussi Mme Derain, qui préside notre instance de reconnaissance et de réparation, elle est retenue ce soir par une soirée de réflexion avec une communauté religieuse de sa paroisse.
Pardonnez-moi, Monsieur le pasteur, Monseigneur Irénée, Messieurs les présidents représentant les cultes juif, musulman et bouddhiste, ma Sœur, Mesdames et Messieurs, chers amis, chers frères évêques, cher papa, chère maman, mes chers frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, ces propos graves. Votre amitié, votre collaboration, votre affection, en ces dernières semaines, m’encouragent, vous le savez. Votre présence, ce soir, et les pensées de beaucoup de personnes m’honorent grandement.
J’ai souhaité que la cérémonie de remise de l’insigne de chevalier ait lieu dans cette maison de Breteuil parce qu’elle symbolise le travail quotidien de beaucoup, ici et dans tout le pays, pour que l’Église catholique en France remplisse sa mission d’évangélisation et son rôle social, c’est-à-dire qu’elle annonce à tous la bonne nouvelle que chaque être humain est appelé par Dieu et qu’elle partage avec tous la joie de vivre ici, maintenant, en nous entraidant dans toutes les dimensions de notre être. En m’honorant ce soir, notre République salue aussi les milliers de prêtres, de religieux, de religieuses, d’hommes et de femmes baptisés qui, partout dans notre pays, par leur foi dans le Christ et dans les œuvres de l’Église, enrichissent la vie sociale de notre pays, pansent les blessures, réconfortent, écoutent, créent, suscitent des liens sociaux inédits.
Il se trouve, Monsieur le ministre, que la date choisie est celle de la saint Nicolas. Il est surtout fêté dans les terres du Saint-Empire romain germanique dont je ne viens pas familialement et à quoi n’appartient pas Reims, où j’ai été envoyé, qui a toujours été une terre de France. Mais, en nos temps de globalisation, fêter saint Nicolas est une pratique qui se répand. Un folklore de pâtissiers et de marchés de Noël y aide. Rien là qui menace l’identité de la France. Sa légende fait de saint Nicolas l’évêque qui soulage les misères honteuses, répond à la prière de ceux qui sont en danger, vient au secours des enfants maltraités. Puisse-t-il donc m’inspirer toujours, comme le ruban rouge qui retient la médaille que vous m’avez remise. Un chrétien y reconnaît la couleur du sang versé pour aller au bout du don de soi et celle de l’Esprit-Saint qui inspire la charité. Un Français y reconnaît une couleur du drapeau, le sacrifice de tant et tant de personnes pour la grandeur et la liberté de notre pays. En entrant dans la Légion d’Honneur, j’ai conscience de rejoindre une cohorte de personnes admirables, certaines glorieuses, d’autres oubliées, qui ont permis à notre pays d’incarner une certaine idée de l’humanité, faite d’indépendance d’esprit, de générosité de cœur, du sens de la beauté et de la bonté des choses et des êtres.
Je confessais en commençant ma réticence à recevoir une telle distinction dans mon état de prêtre de Jésus-Christ. Je puis dire en terminant qu’elle est liée à ma grande fierté d’être Français, d’hériter de l’histoire complexe de notre pays, de devoir ma manière de vivre l’humanité et ma foi au vaste entrecroisement de paysages, de personnalités, de choix et de fatalités, de décisions parfois heureuses, parfois tragiques, aux effets proches ou lointains des attachements contradictoires qui ont façonné notre pays et une certaine âme française. C’est sans doute un défaut bien français que de croire être universel par nature, mais c’est un défaut très catholique !
Monsieur le ministre, soyez assuré que j’agirai toujours pour que le projet ambitieux de notre République se réalise au mieux et que notre France apporte à l’humanité sa lumière propre. Merci à vous d’être venu jusqu’ici ce soir. Que Dieu soit béni et salvam faciat rempublicam Galliae.