Tribune de Mgr Antoine Hérouard, évêque auxiliaire de Lille, Délégué Apostolique pour le Sanctuaire de Lourdes et ancien Secrétaire Général de la Conférence des évêques de France (2007-2013) :
L’épisode que nous venons de vivre autour de la querelle sur la jauge unique, imposée par le gouvernement, concernant le nombre de participants autorisé dans les lieux de culte, décision qui vient d’être déclarée illégale et gravement disproportionnée par le Conseil d’Etat pourrait, pour certains observateurs extérieurs, prêter à sourire s’il n’avait gravement blessé la conscience de tant de croyants (catholiques ou non) et de non-croyants. Le Conseil d’Etat relève que « L’interdiction (de plus de trente personnes) présente un caractère disproportionné au regard de l’objectif de préservation de la santé publique et constitue une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte ». Voilà une liberté fondamentale dont il rappelle, en comparaison avec d’autres lieux fermés comme les théâtres ou les cinémas, que les activités qui (y) sont exercéesne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes. » D’autant plus que la liberté de culte, comprise comme un droit individuel de tout individu « comporte également, parmi ses composantes essentielles, le droit de participer collectivement à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte. » Il ne s’agit en aucun cas de minimiser la gravité de la pandémie actuelle et de la nécessité de mesures strictes de protection dans la phase de lent et progressif déconfinement qui s’ouvre actuellement. Il ne s’agit pas de nier la difficulté pour les pouvoirs publics de prendre les décisions appropriées. Il ne s’agit pas non plus d’obtenir des mesures de faveur mais de constater simplement que ce qui nous était imposé –sans concertation effective- était disproportionné, inapplicable pratiquement et, de fait, discriminatoire.
Comment en est-on arrivé là ? Comment se fait-il que les mesures annoncées cette semaine par le gouvernement ont été ressenties si négativement (au-delà d’une déception qu’on pourrait comprendre) comme une véritable humiliation par tant de croyants et spécialement de catholiques ? Si l’on reprend le fil des événements, le Conseil d’Etat dans la décision du 7 novembre 2020 par laquelle il reconnaissait l’interdiction des célébrations cultuelles comme justifiée par la situation sanitaire de ce moment-là avait accompagné cet accord d’un certain nombre de conditions dont celle d’entreprendre rapidement une concertation avec les cultes d’ici le 16 novembre en vue « d’un réexamen de leur caractère adapté et proportionné, ce qui suppose l’engagement à bref délai d’une concertation avec l’ensemble des représentants des cultes, destinée à préciser les conditions dans lesquelles ces restrictions pourraient évoluer ».
Force est de constater que le gouvernement ne s’est pas précipité pour ouvrir cette concertation puisqu’il a attendu le dernier jour fixé par le juge pour provoquer une réunion. Laquelle s’est révélée plus que décevante, les pouvoirs publics n’ayant pas de proposition à faire et demandant aux différents cultes leur propositions, lesquelles étaient connues depuis longtemps. Pour ce qui est de l’Eglise catholique le projet de protocole sanitaire a été redonné par écrit dans les jours qui suivaient, mais il n’y a jamais eu de réaction à ce sujet, ni commentaire, ni débat, ni critique émise sur telle ou telle mesure selon le point de vue des autorités. On ne peut pas dire que la concertation souhaitée par le Conseil d’Etat ait eu lieu, sinon sur un mode purement formel. Comme si l’on avait reçu la proposition de l’Eglise catholique pour la ranger dans un tiroir. Comme si la puissance administrative savait d’emblée ce qu’il convenait de faire…
Arrive l’allocution du Président de la République le mardi 24 novembre qui annonce la fameuse jauge à 30 personnes. Stupeur et consternation devant ce qui apparaît ridicule et impraticable. A tel point que beaucoup ont cru qu’il y avait une erreur matérielle et que les 30 personnes annoncées correspondaient à 30% de la capacité des lieux ! Le Président de la Conférence épiscopale, ayant fait savoir avec d’autres responsables cultuels, son incompréhension, a eu la surprise d’être appelé le soir même par le Président de la République en personne qui lui a exprimé sa bonne foi en pensant que cela résultait d’un accord avec les cultes et qu’il avait présenté cette mesure dans sa prise de parole en pensant qu’elle était une avancée positive… Il s’est aussi engagé à demander à son gouvernement de reprendre le contact, de corriger ce qui devait l’être et d’arriver ainsi à une décision acceptable par tous. Chacun était plutôt confiant en attendant le détail des mesures que devait préciser le Premier Ministre dans sa conférence de presse du jeudi 26 novembre, convaincus que la norme serait révisée. Mais il n’en a rien été et qui plus est, le Premier ministre a tenté, maladroitement, de justifier la mesure par les contaminations dans les lieux de culte. Mais évidemment il n’a pu étayer cette affirmation que rien ne vient corroborer (1). Je peux attester comme évêque responsable du Sanctuaire de Lourdes que nous avons pu accueillir entre la fin mai et la fin octobre environ 800 000 personnes (ce qui n’est quand même pas rien !) avec les encouragements des deux préfets successifs, sans aucun problème et sans le moindre cluster, simplement parce que les mesures sanitaires sont bien appliquées et respectées par tous !
Comment comprendre cette séquence quelque peu surréaliste qui, si la matière n’était grave, pourrait relever, dans ses multiples rebondissements, du vaudeville ? S’agit-il d’un acharnement bureaucratique, d’une rigidité politique pour ne pas avoir à se déjuger ou d’une méconnaissance totale du sujet, fruit de l’inculture religieuse contemporaine, par ceux qui entendaient le réglementer ? Ceci crée une rupture de confiance grave. Qu’en est-il devenu du poids et de l‘autorité de la parole publique ? Lorsqu’il est venu au Collège des Bernardins en avril 2018, le Président Macron, en s’exprimant devant les évêques avait exprimé son souhait de « réparer la relation avec les catholiques » qui lui semblait avoir été abîmée. Mais aujourd’hui il s’agit plutôt de la reconstruire que de la réparer. Les évêques ont toujours souhaité le dialogue et encouragé la concertation. Ils ont, dans leur grande majorité, invité les groupes qui souhaitaient des positions plus offensives vis-à-vis des pouvoirs publics, à la patience et à la prudence, n’encourageant guère des manifestations qui pouvaient paraître « corporatistes » et rappelant que la présence des chrétiens dans la société ne se limitait pas à la seule prière publique et au culte (il ne s’agit pas pour autant de minimiser l’importance de la vie sacramentelle et de l’Eucharistie en particulier pour les catholiques) mais se manifestait aussi dans l’attention aux pauvres et à tous ceux qui pouvaient souffrir de la situation sanitaire, économique et sociale dans cette crise grave.
J’entends parfois des sociologues expliquer ces réactions fortes de catholiques devant ces restrictions d’exercice du culte comme la simple résultante de la prise de conscience douloureuse de leur perte de poids démographique dans la société française. S’il ne s’agit pas de nier les évolutions sur la pratique religieuse dans notre pays, il faut aussi regarder les choses en face et s’interroger sur le décalage entre ce qui est effectivement vécu par les citoyens croyants, catholiques ou non (autour d’une moitié des français se disent catholiques, l’émotion ressentie devant l’incendie de Notre-Dame ne manifeste pas seulement la perte d’un beau monument etc.) et la manière dont ils sont considérés. Après tout, quel groupe social rassemble dans ses propres lieux autant de gens (pratiquants réguliers ou occasionnels) semaine après semaine, année après année ?
Sur le fond, cette crise entre l’Etat et les cultes, outre la perte de confiance qu’elle induit dans le dialogue avec l’autorité politique, pose une vraie question de liberté publique. Le Conseil d’Etat a rappelé que la liberté de culte n’était pas une liberté parmi tant d’autres mais qu’elle avait une valeur particulière. Le débat public nous parle sans arrêt de laïcité et de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat, mais force est de constater que c’est le gouvernement qui ne l’a pas respectée. S’il est dans son rôle pour fixer des règles sanitaires -identiques !- dans les lieux publics, il n’a pas à déterminer le nombre autorisé suivant le type de célébrations religieuses : dans le dispositif en vigueur jusqu’à cette semaine, c’est à dire 30 personnes pour les funérailles, 6 pour les mariages (on aurait pu penser que les mariés, outre leurs témoins, pouvaient avoir des parents ou des frères et sœurs qui auraient pu être présents ?), 0 pour les baptêmes ou la messe. Ceci n’est tout simplement pas de son ressort et le droit français ne connaît pas, à juste titre, la nomenclature des célébrations des différents cultes. On nous rappelle souvent qu’il n’y a pas de délit de blasphème (ce qui est juridiquement tout à fait exact) mais on ne se prive pas d’intervenir dans la gestion interne des cultes. Voici une contradiction qui manifeste une tentation de toute puissance de la part de l’Etat qui, pour la recherche de ce que certains pensent être un bien, veut tout règlementer et finit par devenir étouffant et tentaculaire. Il faudra certainement d’autres jugements, sur le fond cette fois, pour rappeler et conforter la liberté de culte. La question des libertés publiques touche bien des domaines de la vie en société et nous voyons bien que les conséquences de la crise présente induisent des risques importants sur différents champs d’exercice de ces libertés. La liberté de culte en fait partie à un titre particulier.
Pour finir, on peut se demander si, par un clin d’œil de l’histoire, ce ne sont pas les croyants et en l’occurrence les catholiques, qui vont le mieux défendre la laïcité française en cherchant à vivre et à articuler la liberté, l’égalité et la fraternité de notre République !