Interrogé dans Valeurs Actuelles, le cardinal Sarah déclare :
“Je crois fermement que la situation que nous vivons au sein de l’Eglise ressemble en tout point à celle du Vendredi saint, quand les apôtres ont abandonné le Christ, que Judas l’a trahi, car le traître voulait un Christ à sa manière, un Christ préoccupés par des questions politiques. Aujourd’hui, nombre de prêtres et d’évêques sont littéralement ensorcelés par des questions politiques ou sociales. En réalité, ces questions ne trouveront jamais de réponses en dehors de l’enseignement du Christ. Il nous rend plus solidaires, plus fraternels ; tant que nous n’avons pas le Christ comme grand-frère, le premier-né d’une multitude de frères, il n’y a pas de charité solide, pas d’altérité véritable. Le Christ est la seule lumière du monde. Comment l’Eglise pourrait-elle se détourner de cette lumière ? Comment peut-elle passer son temps à se perdre dans des questions purement matérialistes ?”
“À l’évidence, il existe une forte majorité de prêtres qui restent fidèle à leur mission d’enseignement, de sanctification et de gouvernement. Mais il y a aussi un petit nombre qui cède à la tentation morbide et scélérate d’aligner l’Eglise sur les valeurs des sociétés occidentales actuelles. Ils veulent avant tout que l’on dise que l’Église est ouverte, accueillante, attentive, moderne. Mais l’Eglise n’est pas faite pour écouter, elle est faite pour enseigner : elle est Mater et magistra, mère et éducatrice. Certes, la maman écoute son enfant, mais elle est d’abord présente pour enseigner, orienter et diriger, car elle sait mieux que ses enfants la direction à prendre. Certains ont adopté les idéologies du monde actuel sous le prétexte fallacieux de s’ouvrir au monde ; mais il faudrait plutôt porter le monde à s’ouvrir à Dieu qui est la source de notre existence.”
Un lecteur commente :
I.
A. Si l’herméneutique, relative à la “crise de l’Eglise”, qui est explicitée par le cardinal Sarah, depuis l’intérieur et depuis la publication de son dernier livre, est appropriée, intelligente, réaliste, cette herméneutique ressemble fort à une “herméneutique du reniement dans la complicité”, c’est-à-dire à une “herméneutique du reniement ad intra dans la complicité ad extra”, ou encore à une “herméneutique du reniement spirituel et moral ad intra dans la complicité culturelle et sociétale ad extra”. Mais quelles sont les composantes de ce reniement dans la complicité, puisque reniement dans la complicité il y a, le doute, sur cette question, étant de moins en moins possible, depuis l’apparition puis la confirmation du développement des tendances et des tentations qui sont à l’oeuvre depuis le début de cette décennie, en vue d’institutionnaliser et d’irréversibiliser un nouveau “changement de paradigme” ?
B. Encore plus depuis le début de l’après-Concile, sous Paul VI, que depuis le début de l’avant-Concile, sous Pie XII, le reniement est important, non seulement en ce qui concerne la composante dogmatique et la composante liturgique du christianisme catholique, mais aussi pour ce qui est relatif à la réception et à la transmission de la foi catholique en tant que foi théologale, ainsi que pour ce qui a trait au respect et au souci de la vie chrétienne en tant que vie surnaturelle (ce qui ne veut bien sûr pas dire que tout allait bien avant et que tout va mal depuis 1965) : dans ces domaines, force est de constater que le “coup de génie” des artisans, des concepteurs, des partisans, des promoteurs de l’auto-décatholicisation du catholicisme, et surtout de leurs continuateurs post-conciliaires, a consisté à donner à croire que l’adhésion au Credo et au Décalogue est plus ou moins facultative, et à faire croire que le contenu du Credo et du Décalogue est plus ou moins escamotable, au sein même de “l’Eglise du Concile”, ou, en tout cas, de l’Eglise de l’après-Concile.
C. Quant à la complicité, plus les langues se délient, plus les masques tombent, encore plus, depuis le début de cette décennie, qu’au cours des cinq ou six décennies antérieures, et plus l’on comprend de quoi il s’agit : il s’agit, dans le moins pire des cas, d’une complicité par omission, par occultation ou par oblitération de pans entiers du catholicisme, par bien des responsables religieux catholiques eux-mêmes, qui s’auto-censurent comme s’ils avaient “honte” du caractère prétendu “rétrograde” et “ringard”, ou du caractère soi-disant “rigide” et “sectaire” de la conception catholique des vertus chrétiennes et de la relation catholique aux vertus chrétiennes, notamment compte tenu du fait que les adversaires du catholicisme ont bel et bien réussi à leur faire croire que cette conception et cette relation catholiques aux vertus chrétiennes, en ce que l’une et l’autre sont orthodoxes, réalistes, vigilantes et résistantes, face aux erreurs sur Dieu et face à l’esprit du monde, sont effectivement “rétrogades”, “ringardes”, porteuses de “rigidité” et propices au “sectarisme”.
D. Mais est-ce uniquement de la “honte”, et n’est-ce pas également de la peur, de la part de ces cardinaux et de ces évêques, c’est-à-dire de la peur de déplaire ou de déranger, ou de la peur de passer pour quelqu’un de “déplaisant” ou de “dérangé”, ou encore de la peur de passer pour une personne plus “dépassée” que “tolérante”, compte tenu du fait que l’explicitation courageuse et dissensuelle de ce qu’est vraiment la spécificité et la véracité de la foi catholique et de ce qu’est vraiment la fécondité et la radicalité de la vie chrétienne est souvent de nature à “mettre en danger”, dans le désagrément relationnel, dans l’inconfort au contact d’autrui, en présence des catholiques “inclusifs”, irénistes, “libéraux” ou utopistes, mais aussi en présence de tels chrétiens non catholiques, de tels croyants non chrétiens, et de tels non croyants ?
II.
E. Il y a un autre aspect des choses qui vient à l’esprit, à la lecture de “l’herméneutique du reniement dans la complicité” qui semble vraiment être mise en avant par le cardinal Sarah, ce qui ne veut bien sûr pas dire que cet aspect des choses est explicité, en ces termes, par le cardinal Sarah lui-même : à la lecture de son livre et de ses propos, mais aussi au contact du déroulement du pontificat actuel, on ne peut s’empêcher de penser ce qui suit des catholiques qui sont quasiment partisans de l’écolo-gauchisme, de l’égalitarisme interreligieux, de l’homosexualisme, de l’immigrationnisme, ou qui sont, en tout cas, clairement et fermement opposés à ce que des catholiques, en tant que catholiques qui essaient de penser, de croire, d’aimer, de vivre, dans la fidélité aux fondamentaux du catholicisme, puissent, sachent et veuillent résister et s’opposer à chacun de ces courants de pensée.
F. On ne peut en effet s’empêcher de penser que les catholiques “inclusifs” pensent et vivent en situation intérieure d’adhésion idéologique à ces courants, ou, si l’on préfère, on ne peut que s’interdire d’imaginer que les mêmes catholiques se positionnent positivement, en présence de ces courants, avant tout ou seulement parce qu’ils sont ignorants sur ces courants, ou encore parce qu’ils sont influençables et opportunistes, ou conformistes et court-termistes.
G. Et c’est ici que nous touchons du doigt l’une des raisons pour lesquelles nous en sommes là où nous en sommes : au moins depuis 1945, c’est-à-dire depuis le début du “pré-conditionnement” des esprits, ou de la “pré-configuration” des mentalités, qui, par la suite, s’est traduite par la prise en compte de la conception dominante et par la mise en oeuvre de la réception dominante du Concile Vatican II, nous sommes en présence de bien des clercs
– qui considèrent globalement que le catholicisme est compatible avec presque tous les courants de pensée, ou est conciliable avec presque tous les courants de pensée (sauf avec le fascisme et le nazisme, ce que l’on comprend aisément, mais aussi avec le conservatisme et le souverainisme…)
et
– qui considèrent en substance qu’une fidélité jugée “excessive” aux fondamentaux du catholicisme, en tant qu’inspiratrice d’une attitude contrariante ad extra, notamment en direction des courants de pensée plus ou moins à la mode au moment où l’on parle, est grandement et gravement de nature à faire obstacle à la participation des catholiques au cheminement et à l’orientation de l’Eglise vers “l’avenir”, vers toujours plus “d’inclusion”, et vers “l’unité”.
H. Or, c’est à cause de ces deux considérations que nous avons été en présence, hier, de philosophes d’inspiration chrétienne et de théologiens catholiques qui ont vraiment cru que le catholicisme devait et pouvait, à son avantage, c’est-à-dire au bénéfice de son “désenclavement” culturel et sociétal, ou intellectuel et relationnel, cheminer et s’orienter, en direction
– d’une conception “conciliaire” des diverses confessions chrétiennes non catholiques (et des relations avec ces diverses confessions chrétiennes non catholiques) pleinement bienveillante ou conciliante à l’égard de telle conception libérale, oecuméniste et protestante du dialogue interconfessionnel ,
– d’une conception “conciliaire” des diverses religions non chrétiennes (et des relations avec ces diverses religions non chrétiennes) tout à fait bienveillante ou conciliante vis-à-vis de telle conception agnostique, unanimiste et humaniste du dialogue interreligieux ,
– d’une conception de l’homme contemporain (notamment dans le domaine de la liberté religieuse) et d’une conception du monde contemporain (notamment dans celui de la justice sociale) plus ou moins bienveillantes ou conciliantes, respectivement avec le libéralisme et avec la social-démocratie.
III.
I. Ainsi, la logique qui est à l’oeuvre est une logique placée sous le signe de la conciliation et du concordisme à outrance, ou sous le signe de la pactisation et du partenariat ad extra, et cette logique a commencé à se déployer dès la fin des années 1930, dans le cadre du concordisme philosophico-théologique qui a débouché sur une anthropologie chrétienne proche de celle de Rahner et sur une ecclésiologie catholique proche de celle de Congar.
J. Mais la vérité oblige à dire que la même logique, inclusiviste et périphériste avant la lettre, s’est également déployée dans d’autres directions ou domaines, d’une manière tout aussi problématique, même si les maîtres d’oeuvre de ces déploiements ont été à la fois bien intentionnés et très intelligents, comme dans le cas de ces philosophes d’inspiration chrétienne et de ces théologiens catholiques qui ont vraiment réussi à croire et à faire croire qu’un concordisme philosophico-théologique était élaborable puis utilisable, entre telle philosophie d’origine allemande, propice à l’immanentisation de la religion et à l’idéalisation des religions non chrétiennes, mais aussi propice à un réductionnisme à caractère inter-subjectiviste et phénoménologiste, et la conception catholique, pleinement orthodoxe et tout à fait réaliste, de la religion en général et des religions non chrétiennes en particulier.
K. Quant ils s’en sont pris à telle ou telle “théologie de la libération”, dans le domaine de la justice sociale, dans les années 1980, puis dans celui de la liberté morale, dans les années 1990, Jean-Paul II et le futur Benoît XVI s’en sont pris à une partie des composantes et des conséquences de cette logique de conciliation et de concordisme à outrance, ou de cette logique de pactisation et de partenariat ad extra, mais le moins que l’on puisse dire est que le même pape et le même futur pape n’ont pas voulu aller jusqu’au bout de leur lucidité et de leur ténacité, et n’ont pas voulu s’en prendre aux origines intellectuelles et aux conséquences pastorales des conceptions dominantes du dialogue interreligieux auxquelles nous avons droit, encore plus depuis le début des années 1980 que depuis celui des années 1960, et pour cause, au moins dans le cas de Jean-Paul II, puisque ce pape n’a pas fait mystère du fait qu’il était, globalement, le plus souvent, plus proche de ces conceptions dominantes qu’éloigné ou opposé à ces conceptions dominantes.
L. Pourquoi les deux paragraphes qui précèdent trouvent-ils leur place en amont de la conclusion de la présente réflexion ? Parce que si “l’herméneutique du reniement dans la complicité” qui semble vraiment être mise en avant et en valeur par le cardinal Sarah, en tant que clef d’interprétation de la “crise de l’Eglise”, est vraiment appropriée, intelligente, réaliste, alors, il ne faut pas limiter l’utilisation de cette herméneutique aux questions morales et sociales, cette utilisation aboutissant à la critique chrétienne de l’écolo-gauchisme, de l’homosexualisme et de l’immigrationnisme, mais il faut étendre l’utilisation de cette clef d’interprétation jusqu’aux questions explicitement et spécifiquement religieuses, en vue de la critique chrétienne du quasi égalitarisme interreligieux que nous connaissons et subissons depuis quarante ans, en tant que conséquence d’un dialogue interreligieux post-orthodoxe et post-réaliste, bienveillant ou conciliant au point de sombrer dans de l’humanitarisme, et imprécis ou imprudent au point de sombrer dans de l’hétérodoxie.
Ce que dénonce le cardinal Sarah est orienté contre la conception dominante de “l’émancipation” des êtres humains et de l’agir humain qui prospère, au sein de l’Eglise catholique, notamment dans les domaines de la morale et des sacrements, mais on ne voit pas très bien pourquoi “l’herméneutique du reniement dans la complicité”, qui semble vraiment avoir ses faveurs, ne serait pas appropriée, et ne serait pas utilisable, contre la conception dominante des réflexions sur les religions non chrétiennes, des relations vers les religions non chrétiennes, et de “l’unification” interreligieuse, alors que cette conception dénature ou, en tout cas, fragilise la compréhension catholique de la différence de nature entre la religion chrétienne et les religions non chrétiennes, cette fragilisation faisant, elle aussi, partie de la “crise de l’Eglise” que le cardinal Sarah dénonce, et à laquelle il incite vivement à remédier.