Extrait de l’Année Liturgique (Dom Guéranger)
Sachons utiliser nos trésors, et pratiquer la miséricorde envers les pauvres âmes en peine. Est-il misère plus touchante que la leur ? si poignante, que n’en approche aucune détresse de la terre ; si digne pourtant, que nulle plainte ne trouble le silence de ce « fleuve de feu qui, dans son cours imperceptible, les entraîne peu à peu à l’océan du paradis. » Pour elles, le ciel est impuissant ; car on n’y mérite plus. Lui-même Dieu, très bon, mais très juste aussi, se doit de n’accorder leur délivrance qu’au paiement intégral de la dette qui les a suivies par delà le monde de l’épreuve. Dette contractée à cause de nous peut-être, en notre compagnie ; et c’est vers nous qu’elles se tournent, vers nous qui continuons de ne rêver que plaisirs, tandis qu’elles brûlent, et qu’il nous serait facile d’abréger leurs tourments ! Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous au moins qui êtes mes amis ; car la main du Seigneur m’a touchée.
Comme si le purgatoire voyait plus que jamais regorger ses prisons sous l’affluence des multitudes qu’y précipite chaque jour la mondanité de ce siècle, peut-être aussi en raison de l’approche du règlement de compte final et universel qui clora les temps, l’Esprit-Saint ne se contente plus d’entretenir le zèle des anciennes confréries vouées dans l’Eglise au service des trépassés. Il suscite de nouvelles associations et jusqu’à des familles religieuses, dont l’unique but soit de promouvoir en toutes manières fa délivrance des âmes souffrantes ou leur soulagement. Dans cette œuvre d’une autre rédemption des captifs, il est aussi des chrétiens qui s’exposent et s’offrent à prendre sur eux les chaînes de leurs frères, par l’abandon total consenti à cette fin, non-seulement de leurs propres satisfactions, mais encore des suffrages dont ils pourraient bénéficier après leur mort : acte héroïque de charité, qu’il ne faut point accomplir à la légère, que cependant l’Eglise approuve ; car il glorifie grandement le Seigneur, et pour le risque encouru d’un délai temporaire de la béatitude, mérite à son auteur d’être à jamais plus près de Dieu, par la grâce dès maintenant, dans la gloire au ciel.
Mais si les suffrages du simple fidèle ont tant de prix, combien plus ceux de l’Eglise entière, dans la solennité de la prière publique et l’oblation du Sacrifice auguste où Dieu même satisfait à Dieu pour toute faute ! Ainsi qu’avant elle la Synagogue, l’Eglise dès son origine a toujours prié pour les morts. En la manière qu’elle honorait par des actions de grâces l’anniversaire de ses fils les Martyrs, elle célébrait par des supplications celui de ses autres enfants qui pouvaient n’être point encore au ciel. Quotidiennement, dans les Mystères sacrés, elle prononçait les noms des uns et des autres à cette double tin de louange et de prière ; et de même que ne pouvant néanmoins rappeler en toute église particulière chacun des bienheureux du monde entier, elle les comprenait tous en une commune mention, ainsi faisait-elle, à la suite des recommandations spéciales au lieu ou au jour, mémoire générale des morts. Ceux qui ne possédaient ni parents, ni amis, observe saint Augustin, n’étaient donc point dès lors cependant dépourvus de suffrages ; car ils avaient, pour obvier à leur abandon, la tendresse de la Mère commune.
L’Eglise ayant suivi dès le commencement, à l’égard de la mémoire des bienheureux et de celle des défunts, une marche identique, il était à prévoir que l’établissement d’une fête de tous les Saints au IX° siècle appellerait bientôt la Commémoration présente des trépassés. En 998, selon la Chronique de Sigebert de Gembloux, l’Abbé de Cluny, saint Odilon, l’instituait dans tous les monastères de sa dépendance, pour être célébrée à perpétuité au lendemain même de la Toussaint; c’était sa réponse aux récriminations de l’enfer le dénonçant, lui et ses moines, en des visions rapportées dans sa Vie, comme les plus intrépides secoureurs d’âmes qu’eussent à redouter, au lieu d’expiation, les puissances de l’abîme. Le monde applaudit au décret de saint. Odilon, Rome l’adopta, et il devint la loi de l’Eglise latine entière.