Michel Poirier, historien, Professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Henri IV, Paris
J’ai bien conscience qu’une réflexion sur la pratique des indulgences paraîtra oiseuse à beaucoup au 21ème siècle, et qu’elle susciterait l’ironie d’un Voltaire. Mais l’histoire est là : ce débat a joué un grand rôle il y a 500 ans dans le déclenchement de la Réforme et la naissance du protestantisme à partir de 1517, et l’on va constater qu’au moment où catholiques et protestants s’apprêtent à commémorer cet anniversaire dans une fraternité retrouvée, ce dossier ne peut être tenu pour refermé. L’ « Année de la miséricorde » ouverte en décembre 2015 par le pape François est assortie d’une indulgence plénière, gagnable dans des conditions définies, et ce retour au premier plan de l’indulgence suscite des interrogations, en particulier dans les cercles œcuméniques.
1. De la pénitence publique aux indulgences.
Un rappel historique
Dans les premiers siècles, pour les manquements de la vie quotidienne, l’Église conseillait certes au chrétien de manifester à Dieu son repentir par la prière, par le jeûne, par l’aumône, tous moyens qui nous sont proposés par l’Écriture (par exemple l’aumône : Daniel 4,24), mais elle n’intervenait pas directement. Pour les fautes graves et publiques, essentiellement le meurtre, l’adultère, et la participation à des sacrifices païens, le fautif était exclu de l’assemblée des fidèles, et ne pouvait y être réadmis et profiter à nouveau des grâces que Dieu y dispense qu’après une longue et pénible pénitence publique, de plusieurs années souvent, à laquelle l’évêque mettait fin en réconciliant le pénitent lors des fêtes de Pâques ou de Noël. L’empereur Théodose lui-même n’échappa pas à ces rigueurs après le massacre de Thessalonique.
Lorsque se fut répandu, au haut Moyen Age, l’usage de la confession individuelle privée, la pénitence ne disparut pas, mais elle fut considérée comme une sorte de réparation, de satisfaction rendue à Dieu par le pénitent non plus avant, mais après l’absolution de ses fautes. Celle-ci lui a été octroyée par le prêtre en vertu du pouvoir conféré par le Christ à l’Église en la personne de Pierre et des apôtres ; c’est ainsi en effet que la théologie interprète dès lors les textes évangéliques sur le “pouvoir de lier et de délier”. Cette forme de “satisfaction” paraissait d’autant plus nécessaire que, par un mode de pensée qui relève plus de l’analogie avec les relations de ce monde que de l’Écriture (encore que, dans 2 Samuel 12,14, le premier fils de David et Bethsabée meure effectivement malgré le repentir du roi…), on avait l’idée que, même pardonné, le pécheur reste redevable de “peines temporelles pour le péché” à acquitter pour que tout redevienne comme avant. Pour aider les confesseurs, l’Église médiévale a même produit des “tarifs” prévoyant la récitation d’un nombre défini de Pater et d’Ave pour les fautes vénielles, des mois et des années de pénitence dans la réclusion d’un monastère ou lors d’un pèlerinage pour les crimes plus graves.
Ce “pouvoir de lier et de délier” délégué par Dieu impliquait aussi, on se mit à le penser à partir du 11ème siècle, le pouvoir pour la hiérarchie ecclésiastique de remettre au moins en partie ces “peines temporelles” en raccourcissant le temps de pénitence. Ainsi naquirent les indulgences. A l’occasion d’un pèlerinage, d’une consécration d’église, on dispensa d’une partie du temps de pénitence imposé ceux qui s’étaient confessés et avaient été absous. Les “300 jours d’indulgence” qu’on lit encore au bas de textes de prière sur des images pieuses d’il y a cinquante ans veulent dire précisément cela, 300 jours de pénitence de moins. La première “indulgence plénière”, remettant totalement les peines temporelles restant dues pour le péché pardonné, semble avoir été décidée par Urbain II en 1095 au bénéfice des premiers croisés. Au 12ème siècle les indulgences partielles, liées à des dévotions diverses, se multiplient. En 1215, au Concile du Latran, l’indulgence plénière réservée aux croisés est étendue à ceux qui leur fournissent des subsides : c’est sans doute la première fois que l’indulgence est accordée à un versement d’argent, un mécanisme est en marche qui conduira aux pires abus. En même temps, un François d’Assise s’inquiète que l’indulgence plénière soit réservée à ceux qui sont assez riches pour s’équiper comme croisés ou pour équiper un croisé, et réclame qu’elle soit accessible aux pauvres et aux petits : ainsi naîtra, du vivant de François ou peu après, l’indulgence attachée à la visite de l’église franciscaine de la Portioncule. Le petit Pauvre ne s’est pas révolté contre l’indulgence, il a demandé qu’elle profite à tous.
Une dérive est donc en route. Elle fut accentuée par l’application des indulgences aux défunts. Cela est lié à l’idée du purgatoire. Très peu de chrétiens, à l’instant de leur mort, peuvent se tenir pour prêts à cette vision de Dieu “tel qu’il est” (1 Jean 3, 2) qui nous est promise. Comme pour Isaïe lors de sa vocation (Is. 6,1-6), la grâce d’une purification paraît bien nécessaire. Les premiers siècles chrétiens ne se sont pas souciés de chercher à définir le mode de cette purification, ils avaient mieux et plus urgent à faire, et s’en remettaient à Dieu. Le Moyen Age a été plus audacieux, peut-être parce que, faute d’une possibilité intermédiaire entre le ciel, dont on ne se sentait pas digne, et un enfer terrible et définitif, on risquait le désespoir. La théologie médiévale a voulu combler ce vide, supprimer un “tout ou rien” inquiétant. Mais, ce faisant, on s’est représenté la purification comme relevant d’un lieu, le purgatoire, où l’on devrait rester un certain temps pour payer dans les supplices ce qui restait dû, selon une imagerie dépendante des conditions de la vie terrestre. Le temps de la purification, en particulier, fut conçu à l’image de nos jours et de nos années, et comme en parallèle avec eux. L’aboutissement de tout cela, ce fut en 1514 la prédication du dominicain Jean Tetzel collectant des dons assortis de l’indulgence plénière, et annonçant qu’à chaque chute d’une pièce d’or dans sa sébile une âme s’envolait du purgatoire vers le Ciel. Et, encore aujourd’hui, il se trouve des fidèles pour croire que “300 jours d’indulgence” signifie 300 jours gagnés sur le temps de stage au Purgatoire.
On voit la catastrophe. Même si la théologie catholique a toujours distingué le pardon sacramentel accordé au nom de Dieu par le confesseur mandaté et les dispenses de peine et de pénitence relevant des indulgences, et si elle a toujours lié le bénéfice des indulgences à la confession et à l’absolution préalables des péchés mortels, la confusion fut évidemment faite : l’accomplissement des œuvres donnant le droit à l’indulgence (départ en croisade, pèlerinage, bientôt un simple don d’argent.) prend le pas sur le reste. Tetzel en arriva même à soutenir que, si l’absolution et l’état de grâce préalables sont effectivement nécessaires lorsqu’on veut gagner pour soi-même une indulgence, il n’en est plus de même si on souhaite l’affecter à un défunt !
Un autre aspect du scandale fut que l’interprétation ainsi professée du pouvoir de lier et de délier, jointe à l’affirmation que les œuvres entraînant l’indulgence étaient le seul moyen de s’affranchir ou d’affranchir ses morts des peines méritées, aboutit à réserver l’exercice du pardon et de la miséricorde envers les pécheurs à la seule hiérarchie ecclésiastique. Dieu lui-même, dans cette perspective, a tellement délégué ses pouvoirs qu’il semble s’en être privé. C’est ce que l’historien Pierre Chaunu, dans son livre Le temps des Réformes, appelle le “pouvoir délégué non retenu” (2).
2. La crise du 16ème siècle.
Au départ, Luther mettait en accusation les abus évidents que j’ai décrits, et en particulier les aberrations du Père Tetzel, sans tout contester. Les thèses qu’il affiche le 31 octobre 1517 stigmatisent les abus et remettent les indulgences à une place tout à fait subordonnée, sans nier qu’elles puissent jouer à leur rang un rôle positif. Mais sa réflexion théologique, stimulée et peut-être exacerbée par le refus d’un vrai débat que lui opposa la hiérarchie de l’Église, l’amena peu à peu, et amena le protestantisme en général, à rejeter non seulement les indulgences, même purifiées des abus, mais aussi les présupposés théologiques sur lesquelles elles reposaient : le purgatoire, la gestion par l’Église d’une « réparation » après le pardon, l’application au bénéfice des défunts des « mérites » des saints en vertu de la communion des saints, jusqu’à exclure la prière pour les morts (on ne prie pas pour le défunt dans des obsèques protestantes, on pense qu’il est désormais dans les mains de Dieu hors de nos possibilités d’intervention, le culte est simplement un culte d’action de grâces pour les grâces reçues durant sa vie).
Du côté catholique, lorsqu’on se fut décidé avec le Concile de Trente à vraiment réformer ce qui n’allait pas dans l’Église, les abus à la Tetzel furent rejetés, l’achat d’indulgences à prix d’argent fut prohibé, mais les indulgences attachées à diverses œuvres de piété furent maintenues et se trouvèrent notamment valorisées à l’occasion des jubilés permettant l’indulgence plénière. Quant aux indulgences partielles, elles continuèrent à être définies en « jours » équivalents à des jours de pénitence publique, même si celle-ci avait disparu depuis longtemps. Cette évaluation en jours fictifs a été abandonnée à la suite de Vatican 2.
3. L’indulgence en 2016. Essai d’une réflexion personnelle.
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Michel Poirier
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Il est bien difficile, avec la mentalité comptable de la France laïcarde (qui influence toutes nos manières de penser) de se mettre à la place des fidèles d’il y a quelques siècles.
Merci pour cet exposé documenté et circonstancié sur l’évolution et les dérives de la pratique de la notion “d’indulgence”, rencontrées au sein de l’Eglise d’Occident.
En accordant l’absolution au “pêcheur-repenti”, l’Eglise orthodoxe ne lui impose aucune pénitence, à la suite de l’exemple du Divin Maître (cf. : “Tes pêchés te sont remis” ; désormais : “va et ne pêche plus”).
Précision : à l’origine, l’EXCOMMUNICATION était le nom donné à la longue période d’exclusion des pêcheurs publics, de la vie liturgique de l’Eglise. Ils avaient alors interdiction de pénétrer dans l’église (cf. naos) et devaient se tenir exclusivement sur son seuil (cf. pro-naos / narthex).
L’auteur de l’article dont on vient de lire ci-dessus une partie, Michel POIRIER, s’étonne que son texte ait été ainsi aspiré à partir du site de Dieu Maintenant sans qu’on ait préalablement envoyé à Dieu Maintenant (ce site affiche une possibilité de contact par mail) une demande d’autorisation, ni même au moins une information. Il souhaite qu’il soit clair qu’il n’est pas un collaborateur de Riposte Catholique, et que l’orientation générale des articles que l’on peut lire sur ce site n’est pas la sienne. Même s’il se réjouit que sa mise au point “documentée et circonstanciée” (voir le commentaire précédent) sur les indulgences soit ainsi largement diffusée.